Rhapsodie balkanique : une histoire simple et belle, d’une passion qui fait scandale entre Miriam la chrétienne et Ahmed le limonadier de l’« autre religion » que l’on ne nomme même pas, à Bourgas, une petite ville de Bulgarie, il y a un siècle. Ils sont contraints à l’exil, partent pour Istanbul où ils rêvent de « demeurer anonymes » dans la Turquie laïque d’Ataturk. Mais ils se heurtent bientôt à la même intolérance, la même incompréhension de la plupart.
Il s’agit du premier roman de la journaliste Maria Kassimova-Moisset, qui partage sa vie entre la Bulgarie et la France.
L’auteure, née en 1969, s’est inspirée de la vie de sa grand-mère et de son père, qu’elle interpelle régulièrement au cours du récit dans des dialogues fictifs riches de réflexions sur le travail de l’écriture et les relations entre un écrivain et ses personnages. Comme des interludes ou des moments de respiration dans la progression, qui s’affirme d’abord lentement puis prend de la puissance, d’une histoire sombre et tragique, en dépit de la petite lumière finale.
« Tu n’as pas besoin de documents, tu as besoin de coeur. Regarde en lui, c’est lui qui te racontera » pour composer ton texte, s’exclame Haalim, le père de Maria Kassimova-Moisset. « Les coeurs mentent, parfois, réplique-t-elle. Tu ne t’en tireras pas avec ce truc facile ». L’imagination du romancier, convient-elle toutefois, peut aider l’écrivain. Non, elle n’est « jamais » allée à Istanbul mais « j’ai l’impression que, si j’y vais un jour, je me rendrai compte que je la connais ». Elle ajoute ailleurs : « Je crois que j’ai besoin de vivre un peu avec vous. Ecrire cette histoire est un moyen de vous prendre pour un certain temps dans ma vie » et, comme le dit son grand-père, « une tentative pour comprendre » un monde qui paraît aujourd’hui si lointain.
Secouer tous les codes
Miriam est une enfant, puis une jeune fille impétueuse et imprévisible, presque fantasque. Elle fait le désespoir de sa mère, Theotitsa la Grecque, dans cette petite ville de Bourgas où tout le monde s’observe et s’épie, soucieux de ne pas contrevenir aux traditions et aux règles immuables d’une société profondément conservatrice et où les frontières sont très codées entre les communautés . Et cette passion entre une chrétienne, sa fille, et un musulman, même non pratiquant et plutôt indifférent à la question religieuse, choque tout le monde. Les deux jeunes gens cherchent désespérément « un prêtre, pope ou imam, qui accepte de légaliser (leur liaison) devant une instance divine suprême. Mais partout on y mettait une condition : qu’Ahmed ou Miriam change de confession ».
« On parlait de leur amour pécheur dans toutes les langues locales - bulgare, turc, arménien, grec, hébreu ».
Mais les deux jeunes gens ne ressentent « nul besoin de faire partie d’une communauté. La leur propre, à tous les deux, leur suffisait amplement ».
La tension devient extrême quand la ville apprend l’« infamie » d’un enfant à venir, entraînant la « malédiction maternelle ». Le personnage de Theotitsa illustre parfaitement la violence d’un être incapable d’admettre que des règles qu’elle pensait immuables puissent être remises en question, victime à la fois de son éducation traditionnelle et de sa terreur du jugement de la société, n’ayant pas sans doute aussi les capacités intellectuelles et de coeur pour secouer l’ordre ancien. « Elle préférait la normalité invisible à la singularité et s’efforçait d’atténuer ses bizarreries par la religion ».
Le personnage de la petite soeur de Miriam, Mila, est tragique. En admiration devant sa soeur, elle n’aura cependant pas le courage de se rebeller comme elle face à la terrible Theotitsa. Un destin terne et sans espérance l’attend.
A jamais l’étrangère. L’intruse. La putain
Istanbul paraît le seul espoir d’échapper au carcan des traditions pour Miriam et Ahmed. La Turquie d’Ataturk fait rêver Ahmed, qui avait fui l’Albanie avec ses parents pour la Bulgarie, pensant y trouver une société plus tolérante. Mais l’espoir est de courte durée, Ahmed meurt de maladie et Miriam se débat dans des difficultés quotidiennes grandiss antes pour survivre. Elle réalise un jour qu’elle "demeurerait à jamais l’étrangère. L’intruse. La putain" et cinq ans après son arrivée en Turquie, où elle pensait refaire sa vie avec Ahmed, elle se résigne à retourner en Bulgarie, avec l’un de ses deux enfants.
On ne dévoilera pas aux lecteurs les derniers rebondissements du livre qui donnent une touche d’espoir à ce récit bien pessimiste sur la nature humaine.