Le charme suranné des petites échoppes ou ateliers aux devantures hétéroclites, des aperçus sur la vie quotidienne qui nous paraissent aujourd’hui si poétiques et lointains même si les temps y étaient très durs, la photographe et traductrice Laure Hinckel nous invite dans un splendide recueil de photographies, Bucarest - Trente ans après, à un voyage intime et personnel sur les mutations de la capitale roumaine depuis trente ans.
Une baignoire pour enfants pend devant la porte d’entrée de cette modeste quincaillerie devenue aujourd’hui un lieu fréquenté par les parieurs, ailleurs une boutique improbable où l’on peut tout à la fois remplir son briquet, réparer des lunettes de soleil ou des parapluies, acheter des produits d’entretien, des boutons, là une sorte de dépôt-vente où l’on laissait des objets à la consigne pour obtenir quelque argent, et qui n’a pas tardé à intéressser les brocanteurs, un bar de 1994 transformé en garage. Les soixante dyptiques en noir et blanc réunis par Laure Hinckel racontent combien la capitale roumaine a changé entre 1994 et 2024. Un récit plein d’affection et de tendresse, à hauteur d’un simple passant amoureux de la ville, qui aime y déambuler inlassablement et qui la connaît tellement, ses quartiers, ses habitudes, ses habitants, leurs difficultés et leurs rêveries, comme Laure Hinckel précisément.
On ne se rend sans doute pas suffisamment compte en Europe occidentale de l’ampleur de ces bouleversements traversés non seulement par la Roumanie mais par l’ensemble de l’Europe orientale.
Empathie profonde
"Je ne voulais pas de livre à thèses. J’en ai horreur", explique Laure Hinckel qui accompagne chaque dyptique, du souvenir - en français et en roumain, car il s’agit d’une édition bilingue - de ses étonnements, de ses ravissements, souvent amusés ou attendris , et de ses recherches lors de ses déambulations à travers Bucarest pour retrouver les endroits découverts il y a trente ans, alors qu’elle était jeune photographe et journaliste. Cela ne fut pas toujours facile en dépit du carnet de notes qui ne la quittait pas.
Le livre respire une empathie profonde pour ces commerçants et passants rencontrés au hasard, autant de petites gens des quartiers populaires de Bucarest, le plus souvent ravis d’apprendre qu’une "dame de France" s’intéressait au passé de leur échoppe et de leur quartier. Laure Hinckel aime profondément la Roumanie, son "pays d’adoption", et ses habitants. Et cela se sent à chaque page. Son recueil de photographies est d’ailleurs dédié aux habitants de Bucarest.
La devanture d’un magasin peut dire tant de choses à ceux qui savent observer. La photographe avoue par exemple un goût prononcé pour les quincailleries, un commerce "qui décrit généralement la société et parle d’une certaine manière des familles, de leur inventaire intime".
Une "photo orpheline" du présent
Seule une photo de 1994, représentant un homme juché sur une échelle près de son magasin - "était-il serrurier, tailleur ? Je n’ai jamais su" -, n’a pu être complétée, une "photo orpheline" d’aujourd’hui, comme l’écrit joliment Laure Hinckel.
"C’était dur", se souvient-elle cependant. "Tout indique une vie de contraintes" dans ces images d’il y a trente ans et ce n’est pas leur moindre mérite que de suggérer tous les changements en cours, tant sociologiques qu’économiques ou culturels.
La Roumanie était alors en pleine transition économique et civile, quelques années seulement après la Révolution de 1989 et la chute de Nicolae Ceausescu.
Les Roumains craignaient d’être "une fois de plus exilés de l’Europe, leur continent politique et culturel et historique naturel".
La fragilité, l’incertitude des temps, partagés entre les vestiges encore visibles de l’économie socialiste ou d’un passé plus ancien, antérieur à l’époque communiste, et un monde en évolution, lourd d’interrogations, est palpable et ajoute à la séduction de ces instantanés. "Certaines boutiques, écrit Laure Hinckel, ressemblaient même innocemment" à des photographies d’Eugène Atget, le fameux photographe des rues de Paris et de ses commerces au début du vingtième siècle.
Ces vues de 1994 "parlent encore du passsé récent de l’économie dirigée mais aussi des styles et même des clients qui, sous leur chapeau mou, semblaient tout droit sortis des années cinquante".
"Au cours de mes randonnées urbaines, il n’était question que d’intuition, d’humain, de non-spectaculaire. J’éprouvais le sentiment du retour prochain de la vitesse et je pensais à des effacements prévisibles", écrit encore la photographe.
Un "sentiment d’urgence" avant la disparition d’un monde
Interrogée, Laure Hinckel parle même du "sentiment d’urgence" qui l’habitait quand elle prenait ses photos, "un sentiment de disparition imminente". Elle confie avoir réalisé sa série de 1994 en un seul mois, comme pressée de saisir un monde sur le point de sombrer dans l’oubli.
La photographe se défend cependant de toute "vision passéiste des villes", mais déplore certaines catastrophes urbanistiques survenues bien après la Révolution, en 2011-2013. Les Roumains, relève-t-elle, pensaient ne plus jamais connaître cela après les désastres architecturaux du "Conducator" (Guide) qui a "gravement martyrisé" Bucarest.
Il n’est pas sûr cependant que la ville ait gagné en charme, aujourd’hui, avec les tags omniprésents et ces appellations anglophones, "Smart Bet", "Boutique sweet", etc..., qui ont détrôné ces délicieuses devantures aux mots roumains parfois recherchés qui existaient encore en 1994.
Laure Hinckel est une traductrice largement reconnue du roumain en français. Elle a traduit de grands auteurs, comme Mircea Cartarescu, Matei Visniec, Mihail Sebastian. Née en 1968, elle partit en Roumanie après des études de journalisme. Auteure de nombreux articles et reportages, elle a traduit plus de 28 romans et ouvrages historiques ou philosophiques d’auteurs classiques et contemporains.
"Bucarest -Trente ans après" est cependant son premier livre à part entière.
L’historienne de l’art et universitaire Anca Oreveanu, qui signe la préface de l’ouvrage, prend soin d’ailleurs de souligner très justement que le travail de Laure Hinckel se signale tant par la qualité de ses photos que par celle de ses textes.