Blog • Belgrade, la contestataire mal-aimée

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La capitale de la Serbie était cette année la ville d’honneur du festival Un Week-End à l’Est au théâtre de l’Odéon, pour en célébrer « l’effervescence culturelle ». Le regard croisé de Pierre Glachant et d’Evelyne Noygues.

(Wikipedia)

« Je reconnaîtrais Belgrade les yeux fermés », assure Enki Bilal, le célèbre dessinateur qui a quitté la ville enfant, âgé de dix ans, mais qui se sent « rassuré », chaque fois qu’il y retourne, de retrouver les impressions d’autrefois, y compris « olfactives ». « On part avec quelque chose qui ne vous quitte jamais »… à savoir une topographie des lieux. « Bien sûr, Belgrade s’est étendue, mais elle n’a pas beaucoup changé. Le centre, certes, a été ravalé. Cette ville n’est pas belle et pourtant elle a une beauté exceptionnelle car elle crée des liens très forts. »

Tout est dit dans ces quelques phrases sur l’attachement paradoxal que l’on peut avoir pour un lieu et qu’ils exprimaient tous ce soir-là pour Belgrade, la très vivante et festive Belgrade, lors de la clôture du festival « Un Week-End à l’Est » au théâtre de l’Odéon, devant plusieurs centaines de personnes. La capitale de la Serbie en était cette année la ville d’honneur, après Varsovie, Kiev et Budapest, pour en célébrer justement « l’effervescence culturelle ».

Après une pirouette très serbe, « je suis venu à Paris pour me reposer de Belgrade », qui ne trompe personne sur l’affection manifeste qu’il porte à la ville, l’écrivain Goran Petrovic développe plus sérieusement : « Belgrade est comme un carrefour. Le point extrême de l’Occident, le point où commence l’Orient. Pour certains, c’est là où débute l’espace méditerranéen ». Et de manier la métaphore d’une matriochka inversée pour expliquer pourquoi son histoire est marquée du sceau de la discontinuité. « Aucune époque n’a duré plus de trente-cinq ans. »

Le célèbre auteur argentin d’une Histoire de la lecture, Alberto Manguel, qui a écrit un avant-propos à l’Atlas des reflets célestes de Goran Petrovic (éd. Noir sur Blanc), abonde, relevant que certains habitants de Belgrade, les plus âgés bien sûr, peuvent se targuer d’avoir connu huit Etats différents au cours de leur vie. Il rappelle également que la ville a été bombardée quatre fois depuis la seconde guerre mondiale.

Et Enki Bilal de rajouter : « Tito a longtemps entretenu les blessures de guerre à Belgrade ». « Belgrade est une ville mal aimée et qui doit être aimée. Elle a été mal traitée par l’Histoire et par le regard des hommes », estime-t-il, visiblement très sceptique sur les perspectives européennes de la Serbie. « Est-ce une bonne chose pour la Serbie de rejoindre l’Union européenne ? Ce qui serait peut-être un piège. Il y a sans doute quelque chose à inventer, plutôt que de se jeter dans un mur. »

« La culture est en train de prendre le pouvoir là-bas. Elle est l’arme essentielle de la jeunesse », insiste Enki Bilal sur le bouillonnement de la ville. La cinéaste Mila Turajlic, réalisatrice de documentaires comme Cinéma Komunisto sur le cinéma à l’époque de Tito ou L’envers d’une histoire sur le passé de l’appartement familial, confirme que la scène culturelle de Belgrade est très contestataire, sans toutefois développer ce qu’elle entend par là. Tout le monde se connaît sur la scène culturelle, qui n’est pas très développée, et l’on suit de près les travaux des uns et des autres. Et pourtant, la capitale serbe dispose d’infrastructures imposantes héritées de l’époque où Belgrade était la capitale de la Yougoslavie. « C’est comme porter des vêtements trop grands », s’amuse Mila Turajlic.

La géographie imaginaire des lieux portée par la littérature est un sésame que les artistes belgradois saisissent à pleines mains. A partir de rien : un lieu, une ruine, Mila Turajlic a construit sa démarche artistique en s’interrogeant sur la façon dont un espace devient un lieu d’histoire et à quel point nos vies intimes sont travaillées par la politique.

Enki Bilal y tient : « La Serbie est encore non-alignée. Elle est nulle part ». Belgrade revendique sa dimension littéraire dans un imaginaire mondial et ses artistes celle de créer le récit d’un nouveau pays.