Blog • À la découverte des Européens oubliés

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Là où se mêlent les eaux Des Balkans au Caucase. Dans l’Europe des confins
Un livre de Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens (ed. La Découverte)

Ce livre mérite de figurer au premier rang de la littérature de voyage et le talent de la plume s’associe ici à l’acuité journalistique et au savoir encyclopédique des deux auteurs, Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens, qui sillonnent depuis des années cette Europe de la périphérie, oubliée, négligée bien souvent, l’Europe des empires disparus et des minorités multiples, pour certaines en voie de disparition, l’Europe diverse enfin, si proche de nous géographiquement et pourtant si différente, si méconnue.

Qui connaît aujourd’hui les vieux-croyants du delta du Danube, ces schismatiques orthodoxes venus de Russie, les Tcherkesses du Kosovo dont certains sont revenus dans les années 1990 dans les villages de leurs origines familiales dans le Caucase d’où leurs ancêtres avaient été chassés au XIXe siècle devant l’avancée russe, les Tatars de Crimée déportés en masse en Asie centrale par Staline ou encore les Slovènes de Trieste, sans oublier les Mingrèles de Géorgie, les Pomaks, ces slaves islamisés, de Grèce et les fascinants Grecs pontiques des rives de la mer Noire, lointains héritiers des colons grecs de l’Antiquité qui avaient essaimé leurs comptoirs jusqu’en Crimée et la Colchide ? Mais on veut mentionner également les Arbëresh, ces descendants d’Albanais réfugiés en Italie du sud au XVIe siècle pour fuir le pouvoir ottoman et qui pratiquent toujours un dialecte spécifique dans des villages proches de Crotone.

Nous réalisons à chaque page l’ampleur de nos méconnaissances sur le passé et l’extraordinaire richesse ethnique, culturelle, linguistique de ces pays des Balkans et du Caucase dont les regards sont tournés vers l’Europe. À bord de leur vaillant voilier, le Vetton, Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin ont pris leur temps, cabotant le long des rives de l’Adriatique avant de remonter la mer Egée jusqu’à Istanbul, la « ville-monde » avec toutes ses communautés, et poursuivre leur périple par la route, mais toujours au plus près de la mer, en direction du Caucase, puis de la Crimée, avant d’achever leur aventure à l’embouchure du Danube, « là où se mêlent les eaux ».

Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens, Là où se mêlent les eaux, des Balkans au Caucase, dans l’Europe des confins, Éditions La Découverte, Paris, 2018, 352 pages.

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Chaque escale, chaque étape est l’occasion de rencontres, parfois de hasard, où les langues se délient. On y apprend beaucoup sur les mentalités, les espoirs, les craintes ou les ressentiments, sur l’histoire du lieu. La curiosité des deux auteurs est constamment en éveil et leur récit toujours alerte illustre bien l’évidence que les « bonnes histoires » comme les appellent les journalistes sont partout pour ceux qui savent les voir et les repérer. On se régale. Sinan, un Pomak rencontré à Xanthi, dans le nord de la Grèce, résume comme personne la complexité de la question des minorités. « L’identité, c’est un jeu », lâche-t-il. « Elle évolue sans cesse et se définit toujours en fonction du contexte. Pour les Grecs, nous sommes des “musulmans”. Mais nous refusons cette définition confessionnelle, nous voulons être reconnus comme des Pomaks, faisant partie de la minorité turque ». Le même ajoute : « Les rapports entre la minorité musulmane et les Grecs se sont améliorés ces dernières années, mais nous ressentons les moindres évolutions des relations entre la Turquie et la Grèce ».

Pendant un peu plus de 300 pages, Là où se mêlent les eaux alterne choses vues et ressenties, ces petites touches qui en disent si long, comme ces jeunes gens aperçus dans l’attente d’un ferry, porteurs de cabas contenant des centaines d’exemplaires du Coran, « achetés à bon prix en Turquie pour les mosquées et les écoles des montagnes du Caucase » et indifférents aux « impies » qui les entourent. Les conversations et rencontres dans leur diversité ajoutent au caractère vivant du récit.

Et puis, il y a les rappels historiques, véritable mine d’informations pour la plupart des lecteurs qui nous plongent dans le passé de l’empire d’Autriche-Hongrie ou de l’empire ottoman, mais aussi celui de Venise ou de sa grande rivale, Gênes. Ce passé si prégnant dans ces contrées pour expliquer le présent.

Il y a des raccourcis saisissants, comme cette phrase sur l’Albanie, le pays coupé du monde pendant des décennies, en proie aujourd’hui à une frénésie architecturale et de développement. « La vie est restée trop longtemps immobile, elle ne s’accommode plus de règles ni de plans ».

On devine parfois le discret amusement et la circonspection des auteurs lors d’une rencontre improbable avec un Algérien bien mystérieux en route pour l’Ouzbékistan où il doit acheter des Tupolev pour des clients azerbaïdjanais…. Et le ton se fait plus ouvertement ironique en évoquant l’entretien avec le président abkhaze, Sergeï Bagapch. Celui ci « polit son discours, maîtrise l’argumentaire, il n’a rien de ces politiciens bredouillants et gaffeurs que l’on rencontre si souvent dans les Balkans ou dans le Caucase, qui enchaînent les bourdes comme les perles ».

Voilà qui assurément fera plaisir à certains dans la région !