Blog • Toni Nikolov : Julija Krăsteva ou la mémoire grise du communisme

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Philosophe et journaliste, Toni Nikolov a été directeur de la section bulgare de RFI de 2005 à 2009. Cet article est paru sur le portail Kultura le 12 avril 2018. Son auteur se propose de reconstituer le contexte particulier de l’affaire Kristeva en confrontant divers aspects de l’histoire intellectuelle et politique bulgare et française de la fin des années 1960 et du milieu des années 1970. La traduction du bulgare de l’article et les notes sont d’Athanase Popov.

Toni Nikolov

Il est curieux à quel point nous craignons la mémoire tout en étant hypnotisés par l’histoire. La dernière preuve en est l’affaire Julija Krăsteva, qui fait tant de remous en Bulgarie et à l’étranger. Hélas, les interprétations du dossier « Sabina » sont surtout dictées par l’émotion, haineuses ou bien purement et simplement « négationnistes ». Pourtant, ce dont il s’agit véritablement, c’est d’un récit « parallèle » de l’époque communisme qui a rouvert des plaies non encore refermées, comme pour démontrer que ce temps-là n’est toujours pas rentré dans les archives, pas plus qu’il n’est entré dans l’Histoire sans encombres ; que les antécédents de ce mal n’ont toujours pas été établis de manière définitive, tandis que la recherche des faits et les interprétations sont toujours en cours. Or cette recherche et ces interprétations devraient se poursuivre de manière non manichéenne.

Voilà pourquoi on peut dire que ce dossier était très inattendu, mais guère surprenant. En effet, il constitue un simple maillon de toute une chaîne de phénomènes complexes qui sont la conséquence de l’ancien régime et illustre les méthodes de recrutement et de collaboration mises en place par la Dăržavna Sigurnost [D.S., Services secrets bulgares], dont la clarification constitue la condition sine qua non de la compréhension de l’histoire du communisme en Bulgarie, comme dans l’ex-bloc soviétique.

Une telle compréhension suppose de replacer les faits, les circonstances et les documents déterrés des archives des services secrets totalitaires dans leur contexte historique adéquat. En ce qui concerne Julia Kristeva (J.K.), nous avons affaire à une double complication étant donné que la reconstitution du contexte suppose confronter l’histoire bulgare et l’histoire française de la fin des années 1960 et du milieu des années 1970. Une telle confrontation est pour le moment absente du débat en Bulgarie : je tenterai de combler cette lacune dans la mesure du possible.

Je n’ai jamais appartenu à un quelconque service secret, ni bulgare, ni français, ni russe, ni américain !

Toujours est-il que l’on ne saurait esquiver d’emblée la question la plus débattue : J.K. a-t-elle vraiment collaboré avec la D.S. ? La réponse se cache dans le dossier de plus de trois cents pages intitulé Sabina, à savoir : oui, il y a bien eu recrutement en novembre 1970, à Paris, suivi de rendez-vous plus ou moins espacés, entre 1970 et 1973, avec le représentant en poste de la première direction de la D.S., nom de code « Ljubomirov » (Luka Draganov). Est-ce à dire que J.K. était une « espionne » de la D.S., ce qu’elle s’obstine à nier ? On trouve même le communiqué suivant sur son site personnel, dont le début est rédigé en ces termes : « Je n’ai jamais appartenu à un quelconque service secret, ni bulgare, ni français, ni russe, ni américain ! ». Par ailleurs, le journal Le Monde va même, dans la recherche d’une formulation pour l’intertitre de l’article signé par l’historienne Sonia Combe, jusqu’à utiliser le terme de « correspondante du régime ». La terminologie est importante, cela va sans dire. Il me semble cependant que personne parmi ceux qui ont lu le dossier Sabina ne se représente J.K. en nouvelle Mata Hari, pas plus qu’en espionne digne des romans de John le Carré.

Admettons que c’était là sa « stratégie personnelle » qu’elle avait mise en place pour défendre ses intérêts (pour pouvoir rester en contact avec sa famille, pour renouveler son passeport bulgare). Il n’en reste pas moins que la D.S. a, elle aussi, mis en place sa « stratégie personnelle » à l’égard de J.K. (avec plus ou moins de succès), laquelle porte actuellement des fruits amers. C’est quelque chose qu’il faut également comprendre.

En effet, en quoi est-ce que J.K., cette étoile montante des intellectuels parisiens, pouvait-elle être utile à la D.S.? De toute évidence, elle n’avait accès à aucun secret d’État français susceptible d’intéresser les services secrets de la République populaire de Bulgarie, ainsi que le grand frère soviétique.

Rétrospectivement, c’est ainsi que les choses se présentent. Mais la logique du régime communiste était différente ; elle était idéologique jusqu’à la perversion. Pour elle, l’Occident est peuplé de « centres idéologiques » qui mènent une « lutte idéologique subversive contre le camp socialiste, notamment contre la Bulgarie » (citation du document opérationnel de recrutement versé au dossier qui définit les tâches à accomplir).

Dès lors, les informations recueillies portent sur l’écrivain Louis Aragon et sur des membres du Comité central du Parti communiste français tels que [Roland] Leroy et d’autres. Pour les jeunes lecteurs d’aujourd’hui, cela peut s’apparenter à une « divagation conceptuelle », mais à l’époque cela constituait une des priorités de la D.S. En plus d’être le rédacteur en chef des Lettres françaises, publication du Parti communiste français, Aragon était membre de la direction de ce parti. Comme l’écrit Bernard-Henri Lévy dans son livre intitulé Les aventures de la liberté : Une histoire subjective des intellectuels, aux yeux de la gauche française, Aragon, c’est le Parti, tout comme Malraux, c’est le ministre de la Culture et Paul Claudel – l’Académie. Or, comme le veut une maxime de Jean Cocteau, parfaitement applicable à l’époque en question, la France est un pays où la plupart des écrivains sont des politiciens ratés et la plupart des politiciens – des écrivains ratés. Aragon fut le seul grand écrivain français qui resta fidèle à l’URSS jusqu’au bout, malgré quelques volte-face après le printemps de Prague de 1968. C’est pour cela que la D.S. s’intéressait à lui, d’autant plus que, comme il ressort d’autres documents déclassifiés des registres de la Commission des dossiers, le Parti communiste bulgare entretenait des liens privilégiés avec le PCF (le parti communiste le plus stalinien d’Europe occidentale) et lui accordait même des subventions d’un montant non négligeable.

Ajoutons encore un élément au contexte français du « dossier Kristeva ». Il ressort des fiches sur Kristeva qu’elle était une collaboratrice active de la division internationale du Comité central de la DKMS (le Komsomol bulgare], ce qui indique qu’elle devait être chargée d’accueillir des délégations communistes françaises, et qu’elle détenait le carnet d’adresses qui va avec. Un dernier élément : Philippe Sollers déclare, dans ses mémoires, qu’entre 1968 et 1971, il était « quasi » membre du Parti communiste (en tant que compagnon de route non encarté). Louis Aragon l’encourageait personnellement à devenir membre. Le spécialiste français du cercle Tel Quel et de ses volte-face politiques François Hourmant [1] est on ne peut plus catégorique : le rapprochement entre ce cercle littéraire, au début indépendant des partis politiques, et le PCF, est si fort qu’en 1968, il est envisagé que des membres de Tel Quel intègrent « l’Union des écrivains », créée par le PCF sur le modèle soviétique. C’est précisément à ce moment-là que Sollers écrit [2] dans Le Monde que « toute révolution ne peut être que marxiste-léniniste ». J.K. est continuellement à ses côtés. Elle n’a qu’un passeport bulgare et est manifestement obligée de rester en contact avec l’ambassade. Il ressort du dossier Sabina que c’est précisément à ce moment-là que deux de ses collègues journalistes, à savoir Bojan Trajkov (alias Thibaut) et Vladimir Rostov (alias Krăstev) [3] ont envoyé des messages à la centrale pour recommander qu’elle soit recrutée. Ce fut chose faite, comme on le sait déjà, en novembre 1970. Les documents d’archives de la D.S. le confirment catégoriquement.

Toute écriture, qu’elle le veuille ou non, est politique...

Le recrutement eut lieu en deux étapes. Pour commencer, un rendez-vous avec « Petrov » (St. Dimitrov), agent secret de la sixième direction de la D.S. qui eut un entretien avec elle d’abord à Sofia, puis à Paris. Ensuite, un rendez-vous avec le représentant local de la D.S., nom de code « Ljubomirov » (Luka Draganov), en présence duquel J.K. pose deux conditions. Premièrement, elle ne souhaitait pas rédiger personnellement ses rapports. Le motif est évident : éviter de laisser des traces, pas uniquement pour ménager l’avenir, mais aussi pour éviter que les éventuelles traces puissent être interceptées par les services de contrespionnage français, la DST, ce qui mettrait un terme à sa carrière.

C’est d’ailleurs conforme à la pratique des services de renseignements bulgares (la première direction de la D.S.), où le représentant en poste synthétise l’information et la fait suivre par un intermédiaire sûr. Sa deuxième condition consiste à ce que ses missions ne soient pas « inappropriées », c’est-à-dire que les informations sur les cercles dans lesquels elle évolue ne soient pas divulguées. La D.S. accepte derechef. De cette façon, les noms de Roland Barthes, Michel Foucault, Louis Althusser et Jacques Lacan – transcrits et dactylographiés de diverses manières par les services de renseignements à Sofia – apparaissent pour la toute première fois dans les archives des services de renseignements de la République populaire de Bulgarie (peut-être même en Bulgarie tout court).

Ledit « refus d’écrire » est aujourd’hui servi comme principal argument dans la stratégie de J.K., pour soutenir qu’elle n’a jamais eu à voir avec la D.S. N’est-il pas vrai que « toute écriture, qu’elle le veuille ou non, est politique ? L’écriture est la continuation de la politique par d’autres moyens… » (Philippe Sollers, dans le roman Nombres [4], paru en 1968. Et quid de la parole ? Elle aussi peut être politique et faire du tort à autrui (à d’autres qu’au sujet de l’« acte de parole »). Cela relève de l’évidence. De mon point de vue, le plus inquiétant, ce sont les « palabres » sur les Bulgares avec lesquels J.K. travaille pour la radio « Paris » (ORTF, le prédécesseur de Radio France Internationale) : Krasimira Borozanova, Vălčo Vangelov, Nikola Fakirov, Nevena Jankova. Les « résumés » effectués par Sabina (J.K.) brossent leurs portraits, révèlent des éléments de leur vie personnelle qui les rendent vulnérables face à la D.S. en tant qu’émigrés. La résolution qui apparaît sous ce document du dossier insiste pour que les personnes concernées fassent l’objet d’une vérification complète. La question, c’est de savoir si de tels dossiers sont conservés dans les archives de la D.S., et si, après avoir effectué les vérifications qui s’imposaient au sujet des personnes mentionnées et, le cas échéant, de leurs proches, des affaires n’ont pas été instruites en Bulgarie. Faut-il rappeler qu’une des principales missions de la D.S. consistait à neutraliser tous ceux qui avaient travaillé ou qui travaillaient encore pour des radios étrangères ?

Mao a libéré les femmes

Enfin, quelques mots sur le « retrait » de J.K. et la fin de la collaboration de Sabina (J.K.), qui commencent à ressortir du dossier entre fin 1971 et mi-1972. L’explication est à rechercher de nouveau dans le contexte français. À partir de juin 1971, le cercle Tel Quel et son époux Philippe Sollers se « maoïsent » avec fougue. « La folie Mao s’empara de moi pendant trois ans » [5], écrit Philippe Sollers dans ses mémoires. J.K. est désormais continuellement à ses côtés. La lecture du dossier Sabina révèle que le choc du représentant en poste Ljubomirov fut vraiment fort. Il ne sait pas comment annoncer à Sofia le grave « péché idéologique » de sa correspondante. En effet, après la tentative de coup d’État prochinois d’[Ivan Todorov]-Gorunja et du général Anev en 1965, et du fait de la politique de l’URSS envers Mao, ces choses ne sont pas prises à la légère. À cette époque, P. Sollers apprend le chinois, commente De la contradiction de Mao et traduit une série de poèmes du Grand Timonier [6]. En 1971, l’écrivain Simon Leys publia, en France, le livre intitulé Les Habits neufs du président Mao, Chronique de la Révolution culturelle qui fit grand bruit car il y était question des millions de victimes du régime dans les laogai, (le Goulag chinois), tout comme des violences ayant émaillé la Révolution culturelle. Aucun membre du cercle Tel Quel (dont faisaient partie J.K. et P. Sollers) ne s’en émut. Les deux époux recommandèrent la publication à Paris d’un texte prochinois de la philosophe italienne Maria Antonietta Macciocchi, lequel avait été mis à l’index par le PCF (ce fait est relevé avec beaucoup d’attention au cours des rendez-vous entre « Ljubomirov » et Sabina (J.K.), cette dernière faisant l’éloge du livre en question : De la Chine). On en arrive ainsi au printemps 1974, au cours duquel d’éminents représentants de Tel Quel visitent, sur l’invitation du Parti communiste chinois et du Grand Timonier en personne, l’empire du Milieu, pays de la Révolution culturelle. Jacques Lacan s’abstient d’en être. À leur retour, chacun d’entre eux fait part de ses impressions devant le public français et international assoiffé de nouvelles, la Chine étant un pays fermé. Roland Barthes écrit, dans Le Monde daté du 24 mai 1974, que « la Chine est pacifiée… Un peuple… circule, travaille, boit du thé, fait de l’exercice, sans théâtre, sans bruit, sans pose, bref sans hystérie » [7]. Dans son livre Des Chinoises, J.K. raconte, de son côté, que « Mao a libéré les femmes et a résolu l’éternelle question des sexes » [8]. Quid de la violence ? Elle soutient mordicus qu’elle n’en a constaté aucune. Rien qui soit lié à son expérience de la Bulgarie communiste.

Certains continuent à soutenir qu’une grande savante et une célébrité mondiale telle que J.K. ne peut pas avoir été une espionne. C’est une réaction émotionnelle compréhensible. D’autres – qui ne supportent pas les objections – sont, comme toujours, « du côté de la vérité » : tout est de la faute de la Commission des dossiers, qu’il faut dissoudre sur-le-champ, tout en jetant la loi à la poubelle. Mais que dire alors des milliers de dossiers déjà divulgués en vertu de cette même loi et selon la même procédure ? Faut-il accepter que des lois différentes régissent toutes ces personnes, y compris d’éminents intellectuels bulgares, dont le dossier a été rendu public et celui de Julia Kristeva, notre « fierté nationale » ?

Voir aussi le post : Dits et non-dits de Julia Kristeva alias "Sabina".

Notes

[1« Tel Quel et ses volte-face politiques (1968-1978) », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 51, juillet-septembre 1996, pp. 112-128. Toutes les notes sont d’Athanase Popov.

[2En réalité Philippe Sollers est seulement cité par Le Monde.

[3Il s’agit de l’auteur de Parapluie bulgare, ouvrage documentaire paru chez Stock en 1986 et traduit en plusieurs langues. Né en 1932, Vladimir Kostov vit à Paris. Avant d’obtenir l’asile politique en France en 1977, il travaillait comme correspondant de la radio et de la télévision bulgares et comme agent de la D.S. Il est l’un des rares ex-espions à avoir avoué leurs anciennes activités et à s’être repenti. Vladimir Kostov a confirmé devant l’hebdomadaire 168 Časa daté du 14 avril 2018 qu’il était en contact avec J.K. à l’époque où il travaillait pour la D.S.

[4Le roman est dédié à « Юлия », c’est-à-dire le prénom Julia translittéré en bulgare.

[5Retraduit à partir du bulgare.

[6Voir Philippe Sollers, "Dix poèmes de Mao Tsé-Toung", Tel Quel, n° 40, hiver 1970, repris dans Sur le matérialisme, Paris, Seuil, collection « Tel Quel », 1974. À notre connaissance, à ce jour, ce sont les seules traductions littéraires publiées de Philippe Sollers.

[7Retraduit à partir du bulgare.

[8Retraduit à partir du bulgare.