Blog • Entre mythes et épopées, des récits albanais d’autrefois

|

Récits Anciens Albanais, de Mitrush Kuteli, traduction de l’albanais par Evelyne Noygues, Centre de publication de la diaspora (QBD), Tirana, 2021

Mitrush Kuteli

Ces dix récits de Mitrush Kuteli (1907-1967), considéré comme l’un des fondateurs de la prose albanaise moderne, ont la saveur unique des textes issus de la tradition orale, à la fois ouverture vers l’imaginaire et les épopées des communautés albanaises d’autrefois mais aussi incitation très forte pour le lecteur à deviner les événements ou personnages historiques tapis derrière ces légendes populaires.

L’enfant y verra du merveilleux et l’adulte une mine de pistes d’ordre culturel, ethnographique ou historique.

Qui était donc ce mystérieux et redoutable « Baloz », un être maléfique venu de la mer pour piller, semer la mort et enlever les jeunes filles, comme dans « Omer le Jeune », sans doute l’un des textes les plus réussis ? L’envahisseur ottoman ou un autre dont le souvenir et la terreur qu’il inspirait ont inspiré les rhapsodes ? Cet être géant quelque peu fantastique revient à plusieurs reprises dans le livre, comme d’autres créatures davantage mythologiques telles que les hydres ou autres monstres.

L’origine historique est plus évidentes dans « Scanderbeg et le traître Ballaban ». Scanderbeg, héros national albanais pour sa résistance aux Ottomans, a réellement existé comme chacun sait au XVe siècle, tout comme Ballaban d’ailleurs.

Rudes sociétés en vérité que ces communautés montagnardes accrochées à leurs traditions ! On y cultive les valeurs de la bravoure et du courage, de la résistance à l’envahisseur, le faible triomphe du plus fort, le traître est voué à un châtiment cruel. Les femmes symbolisent « l’abnégation, le dévouement, la fidèlité », explique la traductrice Evelyne Noygues ; les femmes qui sont finalement les gardiennes et les garantes ultimes de la tradition et de la morale. Quand plus aucun homme ne peut assurer la défense de l’honneur, car ils sont tous morts ou trop âgés, une jeune femme reprend le flambeau (« Omer le Jeune »).

« Les chants épiques se situent souvent à mi-chemin entre la réalité et la légende », soulignait Evelyne Noygues, lors d’une table-ronde organisée par l’Association des Traducteurs Littéraires de France (ATLF) au Festival VO-VF Traduire le monde organisé début octobre à Gif-sur-Yvette (Essonne).

Transmis par les rhapsodes

Ces récits, poursuit-elle, qui étaient récités en vers de village en village « depuis la nuit des temps » par les rhapsodes, ont joué aussi un rôle non négligeable dans l’affirmation d’une « communauté de destin » chez les Albanais, d’où le vif intérêt que les intellectuels albanais et même étrangers leur ont accordé dès le XIXe siècle, à une époque où le sentiment national grandissait chez les Albanais contre l’occupant ottoman.

Evelyne Noygues évoque notamment cette curieuse personnalité qu’était le consul de France à Shkodra à la fin du XIXe siècle, Alexandre Degrand, et qui dans ses Souvenirs de la haute Albanie a recensé quelques contes et légendes colportés dans les montagnes. Cette recension des trésors de la « mythologie et des épopées albanaises » s’est poursuivie dans la deuxième moitié du XXe siècle avec l’Institut de la culture populaire à Tirana et l’Institut du folklore à Pristina.

Mitrush Kuteli publie ainsi ses Récits Anciens Albanais en 1965, deux ans avant sa mort. Il y en a trente, dont sont issus les dix du présent ouvrage, très élégamment traduits, dans une édition bilingue à destination de la diaspora albanaise dans les pays francophones. La première du genre. Des éditions similaires ont été réalisées en italien, grec, allemand et anglais, autant d’efforts qui s’inscrivent dans une volonté de développement d’une « diplomatie culturelle » de la part de Tirana et Pristina à destination des albanophones de l’étranger, relève Evelyne Noygues.

Étonnant personnage que ce Mitrush Kuteli, aux profils multiples, à la fois économiste et haut fonctionnaire avant la seconde guerre mondiale, écrivain, journaliste, emprisonné par Enver Hoxha. Lorsqu’il publie ses Récits Albanais Anciens, explique Evelyne Noygues, Mitrush Kuteli est relégué politique et la seule activité intellectuelle et littéraire qui lui est autorisée est d’adapter en prose ces textes du patrimoine national albanais.

On ne peut s’empêcher de penser que ces récits de vaillance du peuple albanais, seul contre tous, illustration du thème éternel de David contre Goliath, faisaient bien l’affaire d’Enver Hoxha au moment où le dictateur communiste coupait tous les liens de son pays avec le géant soviétique.

« Oui et non ! », réplique Evelyne Noygues. Il faut se rappeler aussi que « le réalisme socialiste niait tout ce qui était merveilleux ».