Blog • Deux mondes qui étaient si proches et qui s’éloignent : écrivains français et russes se souviennent

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"Le milieu francophone disparaît actuellement à Moscou et la langue étrangère la plus enseignée en Russie après l’anglais est le chinois", résume Kirill Privalov, journaliste et écrivain russe qui a vécu plus de vingt ans en France. Un constat lapidaire qui interpelle lorsqu’on se souvient de l’étroitesse des liens culturels et linguistiques qui ont prévalu pendant des siècles entre la Russie et la France. Lui-même raconte avoir appris le français dans ses jeunes années auprès d’une vieille dame qui n’avait jamais quitté l’Union Soviétique. Et les témoignages de ce type existent à foison entre les deux pays. "En France, les yeux sont tournés vers l’hyper-Occident (les Etats-Unis) et on se prive de tout ce qu’il y a à l’Est. Sans parler de la Russie, cela commence avec les Balkans par exemple" et même les pays d’Europe centrale, déplore aussi Cédric Gras, écrivain-voyageur auquel on doit plusieurs récits de périples à travers la Sibérie mais également un roman , "Anthracite", sur le conflit dans l’Est de l’Ukraine, oublié ici par le plus grand nombre.

Les "Journées du Livre Russe" accueillaient samedi et dimanche, à la mairie du 5-ème arrondissement à Paris, écrivains russes et français qui ont échangé sur les représentations croisées qu’ils s’étaient faites de l’Occident et de la Russie, des mondes d’abord "imaginés" puis "découverts". L’histoire d’une attirance réciproque, faite d’enthousiasmes ou de sentiments mêlés, mais où la littérature a joué très souvent un rôle primordial et qui donne cet aspect si particulier aux relations culturelles entre la France et la Russie.

"La fascination première, ce fut la langue russe qui d’emblée m’a attrapé, subjugué et ensuite, ne m’a plus lâché", se souvient Yves Gauthier, qui a fait connaître de nombreux écrivains russes au public français. "Toutes les langues sont des violons mais le russe est un Stradivarius. Je ne suis jamais sorti de cette langue", ajoute celui qui se présente "comme un passeur d’une rive à l’autre" et qui a également signé plusieurs romans, comme récemment "Souvenez-vous du gelé", roman-enquête inclassable sur un grognard de Napoléon égaré sur les bords de la Volga.

L’approche de la Russie fut un peu différente pour Cédric Gras. Géographe de formation, rien ne le destinait a priori à se passionner pour la Russie dont il a appris la langue sur le tard. "J’ai toujours eu l’ambition d’écrire mais je ne suis pas sûr que j’aurais été publié si j’avais écrit sur un autre sujet". Et la Russie lui a porté chance car ses récits de voyage comme "L’hiver aux trousses" ou "La mer des Cosmonautes" ont rencontré leur public avant qu’il ne s’essaye au roman. "La fiction est la suite logique. Il faut commencer par la littérature de voyages pour aiguiser sa plume, en s’appuyant sur le réel". Avec "Anthracite", il explique avoir voulu "inventer une histoire pour mieux dire la vérité" sur la situation si complexe, "inexplicable" se risque même Yves Gauthier, qui prévaut dans l’Est de l’Ukraine et qui a fait près de 13.000 morts. "On crée des personnages fictifs mais qui représentent des pans entiers de la société", poursuit Cédric Gras, qui entretient le mystère sur un autre roman en préparation.

Plusieurs écrivains russes ont confié avoir littéralement "rêvé" la France ou l’Occident avant de s’y rendre. La responsable ? La littérature, bien sûr, cette fenêtre sur un monde que l’on pensait à tout jamais inaccessible du temps de l’URSS. "Dans les années 60, lorsque l’envie de penser est revenue (après l’oppression stalinienne), la lecture était la seule chose relativement sans danger", se souvient Elena Balzamo, traductrice et écrivain. Et l’appétit de lectures était alors immense, difficilement imaginable pour le public occidental. "On lisait les œuvres complètes". Elle-même a lu de la première à la dernière page la trentaine de volumes des œuvres de Dickens. Le psychothérapeute Youri Vaguine, qui partage son temps entre la France et la Russie, a cette jolie formule : "J’ai vécu mon enfance chez Alexandre Dumas". "J’ai passé des jours et des nuits avec Shakespeare", confie Alice Danchokh, qui avoue un faible pour les Britanniques. "Les Français se moquent des autres, les Anglais se moquent d’eux-mêmes". Cette boulimie de lectures à l’époque soviétique s’explique aussi, poursuit l’auteure des "Souvenirs culinaires d’une enfance heureuse" (ed. du Rocher, 2018) par le fait qu’il y avait peu de choix. "Et quand on a peu de choix, on s’en imprègne davantage".

Cette approche passionnément livresque de l’étranger n’est pas sans danger et un pays peut devenir une véritable "vue de l’esprit" . "On finit par trouver à la littérature plus de substance qu’au réel, par s’intéresser davantage à la révolution de 1848 qu’aux élections de 2018, par regarder l’actualité à travers le prisme déformant des (ô combien !) belles-lettres. Pendant longtemps, la France avait eu pour moi le visage du pays d’Hector Malot…", s’amuse Elena Balzamo, dans "Triangle isocèle" (ed. Marie Barbier, 2019), délicieux récit plein d’humour sur le parcours de l’auteure et sa découverte progressive de l’étranger, et notamment de la France, elle qui avait grandi dans le monde clos soviétique. Le livre comprend à cet égard quelques pages bien senties et cruelles sur les "idiots utiles", ces responsables communistes occidentaux qui se rendaient en URSS, choyés par le régime et qui n’en voyaient pas la véritable nature. "Ils ne voulaient rien comprendre et cela nous mettait en rage. Avec la moindre bonne volonté, on pouvait tout voir" en Union Soviétique.

La compréhension de la France débarrassée de tout ce bagage littéraire est lente et peut être douloureuse. Cela ne date pas d’hier, à en croire Elena Balzamo qui rappelle les "réactions quasi-hystériques" de Dostoïevski ou Hertzen en découvrant la France. "Ils ne trouvaient pas en Occident ce qu’ils connaissaient de lui". Et cette attitude se retrouve chez nos contemporains. "Je ne trouvais pas ce que je pensais trouver", se souvient Alice Danchokh à propos de son premier séjour à Paris dans les années 70. On était confrontés à "quelque chose qu’on croyait nous appartenir et qui était en fait totalement différent", analyse Elena Balzamo.