Archive | Ana Ðurić Konstrakta : l’humour est un outil de résistance

| |

Et maintenant on fait quoi ? I šta ćemo sad ? Elle a représenté la Serbie à l’Eurovision 2022 et tout le monde connaît les derniers mots de sa chanson... Rencontre avec Konstrakta, l’artiste pop la plus en vue des Balkans, qui critique les illusions du capitalisme, les marchands de bien-être et la violence du système.

Cet article est accessible gratuitement pour une durée limitée. Pour accéder aux autres articles du Courrier des Balkans, abonnez-vous !

S'abonner

Traduit par Chloé Billon (Article original) | Adapté par la rédaction

© Instagram / Konstrakta

Novosti (N.) : Avant Konstrakta, il y avait Ana. Cette Ana a un jour été une petite fille... Où avez-vous grandi ? Quels sont vos souvenirs de votre enfance ?

Konstrakta (K.) : J’ai grandi à Novi Beograd dans les années 1980 et au début des années 1990. Ça voulait dire avoir beaucoup d’espace pour jouer, pour voir ses amis – les blocs noyés dans la verdure, les passages entre les immeubles pour se cacher. On était nombreux, mais on avait des relations de bon voisinage, la communauté fonctionnait. On faisait griller les poivrons pour l’ajvar devant l’immeuble, on achetait tous à manger au même endroit, etc. Voilà les premières images qui viennent à l’esprit quand je pense à mon enfance. C’était donc sûrement cela le plus important.

N. : Quand avez-vous commencé la musique ?

K. : J’ai toujours aimé la musique. Elle m’a beaucoup aidé à grandir, à évoluer émotionnellement. C’est d’ailleurs ce que j’apprécie le plus dans la musique : son pouvoir émancipateur, cathartique pour ainsi dire. Mais c’est par un pur hasard que j’ai commencé à en faire. Quand j’étais étudiante, j’étais amie avec des gens qui jouaient dans le groupe Mistakemistake. Ils m’ont demandé d’écrire un texte ou deux, et puis plus tard de chanter mes textes. Chacune de mes performances était à la limite du comique, mais ça avait son charme.

La question du choix est devenue un leurre du capitalisme, comme la question du nouveau, ou celle du mieux.

N. : Dans vos chansons, on retrouve sous diverses formes la question du choix et notamment de notre liberté de choisir dans le capitalisme. Pourquoi cette question vous est chère ?

K. : La question du choix est devenue un leurre du capitalisme, comme la question du nouveau, ou celle du mieux. C’est un piège dans lequel la classe moyenne tombe très facilement. Pour moi, l’important n’est pas de choisir, mais comment je me sens. Le sentiment de sécurité peut en apparence être compensé par une illusion de choix, qui se réduit au choix du style de vie. Je ne sais pas comment il est possible de comprendre autrement le véritable état de fait, qui dément constamment ce grand discours sur le choix, dont le contenu est complètement vide. Il suffit de se rappeler du dicton « pas de bras, pas de chocolat » pour comprendre quel est le statut du choix. Nous avons un discours sur la liberté de choix qui reste très théorique. En pratique, il est confronté à l’impossibilité, car cette liberté dépend du marché du pouvoir, qui est entre les mains d’une minorité absolue.

N. : Vous êtes également très critique envers les prophètes du développement personnel et les apôtres superficiels du « retour à la nature ». Vous chantez par exemple que vous n’avez pas de chamane...

K. : Aller voir un chamane, cela fait partie de toute cette histoire de selfcare, de bien être personnel... Comprenons-nous bien, prendre soin de soi est important, mais ça ne pas être la seule chose sur laquelle s’appuyer. D’autre part, ce prétendu bien-être personnel n’est aujourd’hui accessible que pour les plus aisés. Dans nos sociétés occidentalisées, seuls les riches peuvent se payer des chamanes. Or, à l’origine, l’une des fonctions du chamane est de protéger toute la communauté, de nous amener à comprendre à quel point nous sommes tous liés. Le comprendre, c’est pour moi une prise de conscience importante, voire même révolutionnaire.

À cet égard, l’idée de responsabilisation qu’on essaie de nous vendre est une arnaque, elle passe sous silence le fait que nous, les individus, faisons partie d’une société. On nous la sert avec cette rhétorique omniprésente comme quoi chacun peut faire de sa vie des miracles et qui, si cela n’arrive pas, c’est notre problème à nous seuls, que nous sommes intégralement responsables de notre propre malheur. J’ajouterais que l’identité est une chose vivante, elle n’est pas finie et immuable, elle est éternellement changeante et corrélée à la communauté avec laquelle elle est en interaction. Cette version soi-disant vraie et définitive de nous nous échappe, comme du reste chaque fois que nous sommes en quête du mieux. Dans Neam šamana (Je n’ai pas de chamane), je dénonce les dérives de la consommation spirituelle.

N. : Dans Nobl, vous attaquez sur plusieurs fronts à la fois. Il y est notamment question du prix de vieillir dans nos sociétés capitalistes, où ça devient une peur et une honte, surtout pour les femmes. Or, « l’avenir, c’est vieillir », chantez-vous. Y a-t-il dans un avenir pour nos personnes âgées ?

K. : On considère souvent la vieillesse comme une sorte de phase inutile, d’impasse. D’un point de vue logique, ce n’est pas le cas. La vieillesse fait partie intégrante de la vie, au même titre que l’enfance, la jeunesse et l’âge adulte. Et chacune de ces phases est difficile et belle à sa manière. Selon moi, penser que la jeunesse est mieux que la vieillesse est une grossière erreur... Mais je peux vous dire, d’après mon expérience, que presque une personne sur deux, si ce n’est plus, a des préjugés sur les personnes âgées, ce qui a des conséquences sur la santé mentale. Le fait, ou la conviction, que la vie a une fin, qu’on le veuille ou non, est encore plus dur à supporter si la société, comme c’est le cas en Occident, le vit comme quelque chose de regrettable. En conséquence, nous restons souvent bloqués dans un désir compulsif et épuisant de jeunesse éternelle, qu’on nous présente comme la possibilité d’avoir une belle vie. Si le corps a l’air jeune, c’est censé signifier que nous avons encore le temps de réaliser tout ce qu’on nous présente comme nécessaire pour affirmer nos vies.

N. : Mais le système capitaliste joue-t-il un rôle en la matière ?

K. : Même si nous pensons que la vieillesse, à savoir la retraite, apporte du temps libre et de nombreuses possibilités comme avoir des loisirs, reprendre des études, voir ses amis et voyager, ces possibilités dépendent directement de la santé et de l’argent. Or, la santé publique a été marchandisée, nous achetons notre santé au détriment de ces possibilités de temps libre. Même si le droit à la retraite a été conçu comme un droit à jouir des fruits de ses propres investissements, on traite en quelque sorte les retraités comme ceux qui ne créent plus de bénéfices excédentaires, et qui sont en ce sens un poids. En conséquence de tout cela, et de bien d’autres choses, nous en arrivons à une vision de la vieillesse, et à une vieillesse elle-même, privée de dignité. C’est un problème qui touche toutes les générations. Si une vie digne sans discriminations nous profite à tous, les jeunes comme les vieux, alors, il faudrait la réclamer.

N. : Vos paroles réfractent la violence, structurelle et complexe du système. Dans la chanson Žvake, vous chantez « c’est pas une vie, c’est la guerre », et « les gens claquent comme des bulles de chewing-gum ». La violence vous obsède-t-elle ?

K. : Je n’ai pas vraiment mis de mot sur le sujet de Žvake. Maintenant que vous me parlez de violence, je peux peut-être dire que la violence, c’est cette tactique de responsabilisation, cette manière, d’un côté, de reporter toute la responsabilité sur l’individu, et de l’autre cette totale relativisation de la vérité et ce semblant de choix, qui sont principalement contrôlés par des intérêts. Ça nous rend fous, ou du moins, moi, ça me rend folle. Ça nous bloque dans un conflit psychologique, entre l’excitation et la promesse d’une résolution prochaine et le sentiment de dépression à cause de la déception de pas y parvenir. Chacun est devenu son propre prophète, dans cette quête éternelle de vérité profonde et définitive qui nous échappe. Tiens, regarde, y a encore ce truc nouveau dans l’offre des thérapies (et des croyances), quelque chose que t’as pas encore essayé, peut-être que ça peut aider et donner du sens. Une thérapie hawaïenne, un bain de bière, du venin de crapaud, écouter un nouveau podcast de gauche, une retraite dans un monastère, se battre pour la préservation du corail... Les choses les plus sensées et les plus insensées sont mises sur le même plan… Et ça te laisse dans un conflit éternel, d’où il te semble par moments que la croyance inconditionnelle dans une idéologie te faciliterait la vie. Ça serait tellement plus simple d’avoir la foi.

N. : Pour finir, je me permets de vous renvoyer la question que vous posez dans In Corpore Sano, le tube qui vous a valu de représenter la Serbie à l’Eurovision 2022 : et maintenant, on fait quoi ? Qu’est-ce qui, en dépit de tout, vous donne, ou pourrait vous donner de l’espoir ?

K. : Recommençons l’amour à zéro, comme le propose Bojana Vunturišević dans Ljubav, le single de son dernier album.