« Bonjour ma chérie, tu as bien dormi ? » s’enquit Pepo juste par habitude, dès que sa femme eut commencé à remuer dans le lit. Elle se mit en boule entre les couvertures. Son visage s’anima d’un air énigmatique.
« J’ai rêvé des choses terribles… », dit-elle d’un air coquin et voulut se cacher sous la couette.
Il se blottit craintivement contre elle et se prit à la serrer dans ses bras doux et inoffensifs. Elle était comme un pneu gonflé à fond. Ses petits yeux débordaient de lumière jaune tels ceux d’une Chinoise. Elle se tordait avec beaucoup de souplesse et en gloussant. S’il n’avait pas passé la nuit contre son cul bien chaud, il aurait pu supposer qu’elle revenait d’une teuf débridée. C’était bien sûr une idée saugrenue car tous deux menaient une vie complètement effacée et bien rangée ; ils n’allaient presque nulle part. Ils n’avaient même pas d’enfant. Ils avaient un chien. Et du travail.
J’ai rêvé... entama-t-elle son récit, que j’étais en pleine partouze... Ses bras tout doux se raidirent soudain et elle poussa un léger gémissement.
Quand j’étais en train de prendre ma douche, poursuivit-elle avec une intonation innocente, six gars ont fait irruption pendant que je prenais ma douche... ils étaient immenses et très costauds.
Dans notre salle de bains ?! s’exclama Pepo.
Non, quelle drôle d’idée, dit-elle d’un ton sérieux. C’étaient des bains publics avec beaucoup de douches. Il y avait beaucoup de vapeur. Le sol était très glissant et on glissait en faisant le petit train... Mais qu’est-ce qui t’arrive, chéri ? Tu m’as l’air renfrogné. Tu ne fais jamais de rêves comme ça, toi ?
Non, soupira-t-il. Je n’arrive pas à me souvenir depuis quand je n’ai rien rêvé !
Ses bras continuaient mécaniquement à parcourir son corps.
Tu devrais peut-être consulter un médecin, dit-elle. Toute personne normale rêve. De cette façon, ton psychisme se détend : je l’ai lu quelque part. Tu sembles refouler quelque chose sans t’en rendre compte... Est-ce que tu dors bien ?
Comme un loir.
Pepo se raidit près de sa femme et fixa le plafond sombre. D’habitude, après quelques minutes, ses yeux se fermaient tout seuls et il plongeait dans un profond sommeil ininterrompu jusqu’au lendemain matin. Mais ce soir-là, les minutes défilaient l’une après l’autre sans qu’il trouvât le sommeil. Il se redressa précautionneusement et s’assit sur le lit. Le visage de sa femme était plongé dans l’oreiller. Elle respirait la bouche entrouverte. Il se pencha au-dessus d’elle comme s’il s’efforçait d’apercevoir ce qui se trouvait au-dessus de son front blanc et lisse. Les veines de ses tempes palpitaient avec inquiétude. Les yeux se déplaçaient sous les paupières. Sa respiration se modifia soudain. Elle se mit à bouger, gémit pendant son sommeil et écarta légèrement les jambes. « Ça commence », se dit-il, avec un émoi bizarre. Un sourire béat parcourut son visage, elle clappa de ses grosses lèvres charnues. Combien étaient-ils cette fois-ci ? Cinq ? Dix ? Dans son propre lit ! Il agrippa son épaule et la secoua avec colère.
Qu’est-ce qu’il y a ? s’effraya-t-elle.
Je n’aime pas que tu rêves de choses pareilles, dit-il, fâché.
Non, mais t’es con, comme si ça dépendait de moi ! dit-elle, piquée au vif, en lui tournant le dos, avant de tirer la couverture par-dessus sa tête.
La pensée, ou plutôt le fait que son épouse commît l’adultère pendant son sommeil avec tant d’hommes à la fois lui paraissait insupportable. Lui-même, il ne rêvait pas, donc il n’avait même pas la possibilité de se venger. Il passait des nuits entières courbé au-dessus d’elle, en guettant jalousement l’expression de son visage et en écoutant sa respiration. Sa sinistre silhouette raidie se découpait sur le mur telle l’ombre d’un nain bossu et laid.
Tu es un peu pâle, chéri, lui dit-elle au petit déjeuner. Tu as des poches sous les yeux. Est-ce que souffres d’insomnies...? Elle dégageait de la fraicheur et de la sensualité. Il ne répondit rien. Il la regardait croquer des toasts avec insouciance et fouiller un œuf à la coque avec une cuillère. C’était comme si elle fouillait dans son cerveau ! Il se leva, passa dans son dos et empoigna ses seins. Elle ricana à gorge déployée ; quelques miettes tombèrent dans son café.
Qu’est-ce que tu crois que tu es en train de faire, mon cher mari ? lui demanda-t-elle d’un ton moqueur.
Qui es-tu au juste ? susurra Pepo, le regard errant.
T’es taré ou quoi ?! Elle avait la chair de poule. Ses mains se déplacèrent plus haut et la saisirent par la gorge. Ses yeux à elle ressortirent comme ceux d’une grenouille qu’on venait d’écraser. Ses vertèbres émirent un craquement sourd et sa tête retomba sur un côté, inerte, de façon inepte. Des traces de doigts violacées apparurent sur son cou.
En effet, je suis un peu pâle, dit-t-il en grommelant, tout en examinant avec attention son reflet dans le miroir. Ensuite, il sortit promener son chien.
C’est chiant, la prison. Les jours se ressemblent tous : il ne te reste plus qu’à dormir... Pour la première fois depuis des années, Pepo rêvait de nouveau. Il rêvait de sa femme. Elle a l’air curieusement rajeuni, rafraichi et aminci, comme si la mort lui faisait l’effet d’un régime.
Je regrette, Pepo, fit-elle en lui riant au nez, avec sa fameuse bouche baveuse, mais je ne suis qu’une chienne en chaleur... Elle enlace deux gars costauds, torse nu, avant de se casser quelque part. Il se traîne derrière elle, en pleurnichant.
Ça passe pas, Pepo, lui dit-elle en lui jetant un regard en biais. Ce sont les règles du jeu.
Il la revoit en rêve tous les soirs. Lui, il renifle à côté : chiant, pitoyable, frustré. Mais les règles sont les règles.