5 octobre 2000 en Serbie : vingt années de perdues ?

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Dobrica Veselinović est l’un des fondateurs de l’initiative citoyenne Ne davimo Beograd (NDBG). Le 5 octobre 2000, il avait 19 ans. Il revient sur cette journée bouillonnante qui mit fin au régime de Slobodan Milošević, mais aussi sur les désillusions qui n’ont pas tardé à survenir. Entretien.

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Propos recueillis par Milica Čubrilo Filipović

Le 5 octobre 2000 devant le Parlement à Belgrade.
© jugmedia.rs

Né dans le quartier de Karaburma, dans la capitale serbe, Dobrica Veselinović avait 19 ans le 5 octobre 2000. Il venait alors de terminer ses études secondaires au Prva beogradska gimnazija et s’était inscrit à la Faculté de Sciences politiques (FNP).


Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.


Le Courrier des Balkans (CdB) : Quel souvenir avez-vous de ces journées de révolution ?

Dobrica Veselinović (D.V.) : Au printemps 2000, j’avais enfin un long été devant moi... Mais il n’était pas question de voyager comme j’en rêvais. Grâce à ma sœur, de quatre ans plus âgée que moi, j’étais depuis longtemps un familier des manifestations anti-régime. Mes parents, l’un expert-comptable, l’autre artiste peintre, étaient du côté de l’opposition, mais discrètement. Ils me disaient toujours : « Pourquoi toi ? Ne te mets pas en avant ! » Je militais déjà depuis un moment, sans toutefois être membre d’aucune organisation. J’ai donc passé l’été 2000 à faire des campagnes d’affichage, à participer aux concerts et aux réunions… Des mois bouillonnants. J’étais rempli d’espoir, sûr que Milošević et sa clique allaient enfin tomber. Dès la rentrée, les grèves se sont multipliées. On respirait à pleins poumons le souffle du changement.

Le 24 septembre, j’ai voté pour la première fois de ma vie lors des élections générales anticipées.

Le 24 septembre, j’ai voté pour la première fois de ma vie lors des élections générales anticipées. Le 5 octobre au matin, nous étions dans un amphi plein à craquer. Un cours était consacré à la désobéissance civile. C’est alors qu’un groupe d’étudiants a fait irruption dans la salle... Une page allait se tourner, on le savait. Naturellement, j’ai été dans la rue jusque tard dans la nuit. J’avais un téléphone portable minable qui a rendu l’âme dès le premier coup de fil que j’ai passé pour essayer de retrouver mes camarades dispersés après les premiers tirs de lacrymogène. Le lendemain, sonné, je suis retourné dans le centre-ville. J’ai vu les voitures brûlées, les vitrines cassées… Je me suis souvenu du 9 mars 1992, lorsque mon grand-père m’avait emmené voir les tanks lors des premières manifestations, violemment réprimées, contre le régime.

CdB : Qu’espériez-vous ?

D.V. : La justice, des institutions qui fonctionnent, une économie de marché et le rapprochement avec l’Europe, que pourtant je ne connaissais pas. Je n’avais traversé la frontière qu’une seule fois auparavant, pour aller deux jours à Budapest, avec l’école.

CdB : Quelles ont été les moments-clés dans la période qui a suivi ?

D.V. : Les nôtres avaient pris le pouvoir. Je pouvais lever le pied et devenir un étudiant insouciant. Quand Milošević a été arrêté, j’ai applaudi. Peu après, il a été transféré au Tribunal pénal international (TPIY) de La Haye. La question de la nécessité qu’il réponde des crimes de guerre commis sur le territoire yougoslave ne se posait pas. En revanche, j’ai été frustré qu’on ne le juge pas également ici en Serbie. Puis, il y a eu l’épisode des Bérets rouges, les hommes des unités spéciales de la police qui ont bloqué la principale artère de Belgrade en 2001. La place prise par Vojislav Koštunica devenait prépondérante. Cela sentait le retour aux années 1990. Le tournant, ce fut bien sûr le traumatisme de l’assassinat du Premier ministre Zoran Đinđić en mars 2003. Ensuite, l’image positive du défunt est entrée en discordance avec celle du Parti démocrate, le hiatus entre le discours et les actes n’a cessé de se creuser. Par exemple, il y a eu l’introduction de l’enseignement religieux dans les écoles publiques, les privatisations frauduleuses et la formation d’une nouvelle couche de la population, les « perdants » de la transition qui avaient pourtant cru que la situation allait s’améliorer pour eux.

CdB : Comment expliquer ce dévoiement ?

D.V. : Les dirigeants étaient insuffisamment préparés et loin d’être à la hauteur des enjeux. Ils n’avaient pas vraiment réfléchi aux problèmes structurels, ni au développement d’un nouveau système. Je m’en veux d’avoir cru qu’ils seraient capables d’assumer la responsabilité que nous leur avions confiée.

CdB : Comment avez-vous vous-même évolué ?

D.V. : J’ai pu apprécier la diversité de l’Union européenne et son pluralisme. Mais j’ai aussi constaté des inégalités qui sont inacceptables, là-bas comme ici. J’ai aussi compris qu’il fallait de multiples mécanismes pour contrôler l’économie de marché.

CdB : Où en sommes-nous aujourd’hui en Serbie ?

D.V. : Un État, un parti, un chef : Aleksandar Vučić. Le contrôle de la population a atteint un niveau de perfectionnisme effrayant. Les attaques contre ceux qui pensent différemment sont quotidiennes. L’État est noyauté par les milieux criminels. Les médias sont à la botte du régime. Et toute tentative de séparation des pouvoirs et de mise en place d’institutions indépendantes est attaquée dans ses racines. On n’a pas appris des erreurs du passé. Le nationalisme est toujours là. Le concept de citoyenneté n’a pas été construit. La nécessité du vivre-ensemble des communautés sur nos territoires est évoquée non pas comme une chance et un avenir prometteur, mais comme une fatalité. Sachant qu’il y a une terrible fuite de cerveaux, on aime à dire que les meilleurs d’entre nous sont partis, et que nous qui avons décidé de rester, nous passerons le reste de notre vie à lutter.

CdB : Vous continuerez donc votre engagement politique ?

D.V. : Nous ne renonçons pas. Et nous gagnerons. Nous en aurons l’occasion lors des prochaines élections municipales qui ont le potentiel de déclencher des changements dans tout le pays. Mais parallèlement à notre participation à la vie politique institutionnelle, nous nous consacrons à notre activisme quotidien. Avec nos concitoyens, nos voisins de la région et ceux qui ont pris le chemin de l’exil. Les moyens de communication au XXIe siècle sont différents. Les thèmes qui comptent pour nous, ce sont les défis liés au changement climatique, la préservation du bien commun, la réduction des inégalités, la politique au niveau local, l’importance accordée à chaque citoyen, que ce soit le droit à avoir un toit au-dessus de la tête ou celui de respirer de l’air pur.