Propos recueillis par Milica Čubrilo
Filip Švarm est le rédacteur en chef de l’hebdomadaire indépendant Vreme. Il est né en 1966 à Karlovac (Croatie) d’une famille originaire de Korenica, un village de la Lika tout proche des célèbres lacs de Plitvice et de la frontière bosnienne. Pour fuir l’armée, il a dû prendre ce nom d’emprunt sous lequel il a poursuivi sa carrière de journaliste.
CdB : Que faisiez-vous au début de l’été 1991, lorsque la Croatie et la Slovénie ont proclamé leur indépendance, sonnant le glas de la Yougoslavie socialiste ?
F. Š. : Je finissais mes études de droit à l’Université de Zagreb et faisais mes premiers pas dans le journalisme. Ma génération a été prise de court par la guerre. Ma bande d’amis ne croyait pas qu’elle aurait lieu. Ce n’est qu’en 1991 que nous avons découvert que nous appartenions à des communautés différentes, mais cela n’avait toujours pas d’importance pour nous. Puis on a commencé à prendre conscience de ce que cela représentait... Notre grande bande s’est peu à peu disloquée. Les opportunistes ont quitté les premiers le navire. Ce n’étaient pas nécessairement des nationalistes, mais ils ont pensé que les temps changeaient et qu’il valait mieux que chaque oiseau se rapproche de son nid. Il n’est bientôt resté que le noyau dur, tous ceux qui considéraient que cette guerre qui débutait n’était pas la nôtre. Nous n’étions plus qu’une quinzaine. Trente ans plus tard, nos liens restent très forts et notre solidarité entière, même si nous sommes désormais dispersés aux quatre coins du monde. Parfois, on ne se donne pas de nouvelles pendant des années. Mais, quand l’un d’entre nous a besoin de quelque chose, la question n’est pas de savoir si on peut aider mais à quel point, et lorsqu’on se retrouve, c’est comme si on se s’était jamais quittés.
CdB : Que décidez-vous, quand l’armée vous demande de rejoindre le front ?
F. Š. : C’est d’abord l’armée yougoslave qui m’a cherché. Il était facile de ne pas répondre à leur appel puisque j’habitais Zagreb. Mais après, c’est l’armée croate, puis l’armée de la république sécessionniste de Krajina, d’où ma famille est originaire, qui ont voulu me mobiliser. Au vrai, il y avait mille façons de leur échapper. On pouvait partir, en Allemagne, en Amérique, en République tchèque ou juste dans les îles croates, comme celle de Vis. Ceux, comme moi, qui sont restés à Zagreb n’ouvraient plus leur porte aux inconnus. L’appel devait être remis personnellement, donc on s’arrangeait pour que quelqu’un ouvre et réponde qu’on n’habitait plus à cette adresse. On devait rester sur le qui-vive en permanence. On ne fréquentait plus que quelques cafés de confiance pour éviter les descentes de la police et de l’armée. Si vous étiez croate, on vous embarquait au front, et si vous étiez serbe, on vous embarquait au poste pour vérifier votre identité.
CdB : En 1992, vous décidez de quitter la Croatie et de vous installer à Belgrade...
F. Š. : Je ne voyais aucun avenir pour moi en Croatie. La Lika, majoritairement serbe, était passée entièrement sous contrôle des nationalistes du Président Tuđman. L’hebdomadaire Danas, pour lequel je travaillais, avait cessé d’exister. Il n’y avait aucun média croate pour lequel je me voyais travailler. Et puis surtout, ma compagne de l’époque se trouvait à Belgrade.
Des amis m’ont aidé à changer de nom et à obtenir une carte d’identité serbe avec une adresse à laquelle je n’habitais pas.
CdB : Mais à Belgrade aussi, on vous considère comme un déserteur...
F. Š. : J’avais accompli mon service militaire en 1984, à Samobor, en Croatie, dans le 376e régiment de l’Armée populaire yougoslave. Mais j’avais perdu mon livret militaire. Pour de vrai. Or, c’était une obligation de prouver que l’on avait bien fait son service militaire. Des amis m’ont aidé à changer de nom et à obtenir une carte d’identité serbe avec une adresse à laquelle je n’habitais pas. Pour le reste, j’avais l’entraînement de Zagreb... J’ai tout de suite commencé à travailler à Vreme.
CdB : Vous reprochait-on d’être lâches parce que vous ne vouliez pas aller au front ?
F. Š. : La question flottait en permanence dans l’air. Il y avait des affiches de l’Alliance patriotique (Patriotski savez) placardées sur les murs de Belgrade proclamant « Les déserteurs au front, défendez vos foyers ». Je me souviens d’une discussion avec un grand-oncle éloigné qui me demandait pourquoi je n’y allais pas puisque j’étais jeune et en bonne santé. Je lui ai répondu que là était précisément la raison et que lui n’avait qu’à y aller puisqu’il avait déjà bien vécu. Tout plaisanterie mise à part, il fallait du cran pour refuser de combattre dans la Serbie de l’époque. Dans mon entourage, il y avait beaucoup de reporters. Nous avions vu comment ça se passait en Krajina ou en Bosnie-Herzégovine. On savait que cette guerre n’avait pas de sens et qu’elle était menée au nom de motivations aussi viles que sectaires. Qu’elle était fratricide. On nous demandait de tuer des gens avec lesquels on avait grandi. Mais nous étions prêts à subir les conséquences de nos choix. Pour reprendre les mots de Lénine, nous étions des défaitistes révolutionnaires.
CdB : Comment viviez-vous au quotidien ?
F. Š. : Jusqu’en 1994-95, on s’en sortait pas trop mal. C’est alors que commence la mobilisation forcée. Surtout celle des déplacés comme moi. La mobilisation volontaire avait été un échec. En 1991, à Belgrade, seulement 15% des hommes en âge de combattre avaient répondu à l’appel, 25% en province, et le nombre n’avait ensuite fait que baisser. Quand vous étiez né hors de Serbie, vous étiez susceptible d’être arrêté et envoyé sur le front en Croatie ou en Bosnie-Herzégovine, sachant que la première étape était « un séjour » dans les bases d’Arkan et de ses Tigres [1]. Celle d’Erdut, en Slavonie, était la plus redoutable. Notre voisin le plus proche, à Korenica, y a atterri. Un père de famille avec quatre enfants qui s’était réfugié à Belgrade. La police l’a arrêté au marché de Kalenić. À Erdut, on humiliait de mille manières. D’abord, on rasait la tête des déserteurs, puis on les obligeait à lever les mains et à hurler « je suis la honte du peuple serbe, je suis un traître ». Ensuite, les hommes d’Arkan les tabassaient. Certains étaient attachés à côté des niches pour les chiens et contraints d’aboyer... Tout ce cirque a duré jusqu’aux accords de Dayton, en décembre 1995.
Les flics sont entrés avec des fusils et ont embarqué dans un fourgon tous ceux qui n’étaient pas nés en Serbie.
J’y ai échappé à plusieurs reprises. Une fois, j’étais au comptoir d’un café à Terazije (une des principales artères du centre-ville de Belgrade, NDLR) lorsque le garçon, qui avait l’accent de Bosnie, nous a dit : « On y va les gars, il y a une descente ». Il nous a fait passer derrière le comptoir et on est sortis par la porte de service. Les flics sont entrés avec des fusils et ont embarqué dans un fourgon tous ceux qui n’étaient pas nés en Serbie. Une autre fois, je terminais un texte tard le soir à la rédaction de Vreme, qui se trouvait dans une petite rue du centre-ville. Un collègue, parti plus tôt, a appelé d’une cabine téléphonique pour me prévenir de ne pas sortir. La police avait arrêté un tramway à côté de la tour Beogradjanka, toute proche, et embarqué cinq ou six hommes. Ma collègue Nada Gaće m’a ramené en voiture chez moi. Sur le chemin, la police ordonnait aux conducteurs de s’arrêter. Elle a continué tout droit sans obtempérer.
CdB : Comment vous sentiez-vous ?
F. Š. : Pire qu’un citoyen de seconde zone. Je voyais à l’œuvre une politique destructrice, je savais que j’avais raison, mais aucune institution n’était de mon côté. Le régime autoritaire de Milošević se donnait le droit de mobiliser de force. Par contre, je n’avais pas la nationalité et donc pas droit au passeport serbe. Je ne l’ai obtenu qu’après sa chute, à l’automne 2000.
Nous vivions dans un monde parallèle. On n’achetait pas notre essence dans les stations-services, mais aux puces, tout comme les couches de bébé et les cigarettes. Le plus important était de n’avoir rien à faire avec « eux » - l’État. Chez nos dirigeants, tout était de la contrefaçon, leur politique, leur patriotisme...
CdB : Qu’aviez-vous prévu si l’on venait vous chercher chez vous ?
F. Š. : Mon collègue journaliste Miša Vasić m’avait offert une corde de marin. Je l’avais attachée à un radiateur chez moi. Des baskets et des gants étaient posés à côté en permanence. On s’était mis d’accord avec ma femme que si un inconnu sonnait, elle gagnerait du temps en discutant ou en faisant une scène, et moi je jetterais la corde pour descendre dans la rue. Nous habitions un premier étage à Novi Beograd.
Il fallait tout le temps rester sur le qui-vive. Lorsque j’entrais dans un café, je regardais d’abord où se trouvaient les sorties, puis les têtes des clients. On vivait comme dans les romans d’espionnage de John Le Carré.
Ce n’était pas une peur comme lorsqu’il y a le feu. Mais des nuits interminables, l’estomac noué en permanence. Il fallait tout le temps rester sur le qui-vive. Lorsque j’entrais dans un café, je regardais d’abord où se trouvaient les sorties, puis les têtes des clients. D’ailleurs, je m’asseyais de préférence dehors. Je me demandais toujours si quelqu’un m’écoutait. Dans les transports publics, je me positionnais toujours à côté de la sortie et je me jetais dehors dès que je voyais un flic. Jamais je ne laissais mon vrai nom. J’en connais même certains qui avaient modifié leur accent. On vivait comme dans les romans d’espionnage de John Le Carré.
CdB : Quand ce cauchemar a-t-il pris fin ?
F. Š. : Avec la chute du régime de Slobodan Milošević. Même si pendant la guerre du Kosovo et les bombardements de l’Otan, personne ne m’a cherché ni couru après. Avec mon collègue de Vreme, Dejan Anastasijević, nous avions même assisté à la première conférence de presse de l’État-major des armées. Pour les narguer. Aujourd’hui encore, je mets un point d’honneur à ne toujours pas avoir de livret militaire.
Cet article est publié avec le soutien du ministère français de la Culture.