1991, dernier été de la Yougoslavie (8/10) • De Trieste à Sarajevo, une caravane pour la paix

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Le 25 septembre 1991, une caravane pour la paix partait de Trieste pour Ljubljana, Zagreb, Belgrade, Sarajevo et Dubrovnik. Elle n’a pas arrêté la guerre, mais elle a permis à de précieux réseaux de solidarité de se nouer. Le récit de Jean-Arnault Dérens.

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Par Jean-Arnault Dérens

Sarajevo, septembre 1991
© OBC/ Cercavamo la pace

Samedi 19 juin 2021, 11 heures du matin, sur le bord de la Statale 14, la route nationale qui monte de Trieste vers le poste de Pesek, deux policiers maintiennent menotté un jeune Africain qui a tenté de pénétrer en Italie. La chaleur s’acharne déjà sans pitié, et quelques dizaines de militant.e.s se retrouvent 500 mètres plus haut, côté italien de la frontière. Des voitures arborent des fanions No Borders, on se regroupe sur le parking pour une photo derrière des banderoles qui proclament « Refugees Welcome », « End Violence, Stop Pushbacks », « No Human is Illegal ». La caravane Balkan Route Calling va s’ébranler pour faire, à rebours, le chemin qu’empruntent les réfugiés depuis la pointe nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine. Quelques policiers en uniforme et en civil filment et photographient tous les participants, mais la frontière est ouverte, la bâtisse des douanes abandonnée, comme le vestige d’un temps très ancien, quand il fallait montrer patte blanche pour passer d’un pays à l’autre, quand on s’empressait d’aller changer un peu d’argent afin d’avoir dans ses poches la monnaie ayant cours de l’autre côté de la frontière, quand on parlait encore d’aller « à l’étranger ».

Il y a trente ans, le mercredi 25 septembre 1991, le point de rendez-vous de la Caravane de la paix était fixé dans le centre de Trieste. Certains se sont dirigés vers le poste de Pesek. Moi, j’ai pris celui de Sežana, avec ses restaurants, son casino, ses duty-free qui rappelaient que cette frontière avait marqué durant des décennies le passage d’un système à l’autre, du capitalisme au socialisme autogestionnaire, du monde « libre » de la Communauté économique européenne et de l’Otan à celui du non-alignement… En ce mois de septembre 1991, toutefois, on ne savait pas bien dans quel pays l’on pénétrait. Tous les panneaux indiquaient encore la Yougoslavie, mais c’étaient des policiers slovènes qui surveillaient le passage : comme la Croatie voisine, le pays avait proclamé son indépendance le 25 juin, mais l’avait aussitôt « suspendue » à la demande des Européens…

Après les affrontements de fin juin entre la Défense territoriale et l’Armée populaire yougoslave (JNA) pour le contrôle des confins slovéno-autrichiens, les combats s’étaient étendus tout l’été en Croatie, rongeant le pays comme les métastases d’un mauvais cancer. Fin août, Vukovar était assiégé. Moi, j’avais passé l’été en Bretagne, suivant certainement ces nouvelles de villages en flammes, de piétinement de milices et de vains ballets diplomatiques. Je me rappelle même, bien des années plus tard, avoir retrouvé et jeté de gros dossiers remplis de coupures de presse de cet été-là – c’est ainsi qu’à l’époque on gardait des archives, aussi inutiles que les articles que l’on enregistre sur son ordinateur pour les lire « plus tard ». Pourtant, je ne me souviens plus de moi à l’affût de ces nouvelles. Au vrai, je n’ai pas de souvenirs de l’été 1991. J’avais soutenu en juin mon DEA, aujourd’hui on dit un master, d’histoire médiévale, et je ne savais plus ce que je voulais faire. J’étais perdu et je me refermais sur moi-même comme une huitre.

Trieste, septembre 1991
© OBC/ Cercavamo la pace

La guerre m’avait rattrapé quand j’étais revenu à Montpellier, début septembre, bien incertain sur mon avenir, peu décidé à m’inscrire en thèse ou en préparation à l’agrégation d’histoire. Sur la place de la Comédie, un peintre punk de la Paillade mais originaire du Banat serbe avait entrepris une grève de la faim « pour la paix en Yougoslavie ». Au bout de deux jours de jeûne très relatif, il décida de s’alimenter à nouveau, « car son combat avait besoin de militants en pleine forme ». Il restait néanmoins sur la place, avec un panneau, une petite table de camping et deux ou trois chaises, où l’on se regroupait pour parler de cette invraisemblable réalité, la guerre en Europe. Bien vite, une étudiante issue de l’immigration bosniaque se joignit au cercle ainsi qu’un ingénieur croate vivant à Montpellier. Les discussions ne tardèrent pas à déraper avec le peintre punk serbe qui n’acceptait pas que se défasse sous ses yeux la Yougoslavie rêvée et idéale dans laquelle il n’avait jamais vécu. Croyant faire plaisir à tout le monde, des légionnaires basés à Nîmes, certainement issus de toutes les nations et républiques de la Fédération, vinrent un soir nous rejoindre, brandissant un grand drapeau yougoslave à l’étoile rouge. Le départ pour Trieste et la caravane de la paix offraient une diversion bien venue.

Il y avait aussi Marcel, un vieux pacifiste qui arpentait le monde en tongs, ramenant tous les combats du jour à l’aune de celui du Larzac. Marcel était bien le seul à ne pas s’étonner du « retour » de la guerre en Europe, car il savait que le mal n’était jamais parti et que les armes que l’on stocke finissent toujours, un jour ou l’autre, par servir à tuer des gens. Lui aussi fut du voyage, ainsi qu’un objecteur de conscience en service civil à la Cimade. En convergeant vers Trieste, nous « voulions chasser la guerre de l’histoire », mais au fond de nous-mêmes, nous étions plus lucides que nos contemporains et nous savions bien qu’en fait, la guerre allait être plus présente que jamais durant toutes les années, les décennies à venir, en Europe comme sur tous les continents.

Solidarité pratique

Ce 25 septembre 1991, Klaus Barbie allait mourir à la prison Saint-Joseph de Lyon, mais nous ne l’apprîmes que bien plus tard : à l’époque, les nouvelles s’échangeaient de vive voix ou s’apprenaient par la radio – parfois on pouvait capter un programme crachouillant d’Europe 1 sur ondes longues. Nous étions partis en train de Montpellier jusqu’à Livourne, où nous devions embarquer dans un minibus affrété par des militants verts de Corse, I Verdi Corsi, un petit combi blanc avec le drapeau arc-en-ciel de la paix sur la porte arrière et la bannière à tête de Maure flottant au vent. Les camarades étaient arrivés en ferry de Bastia. Bien des années plus tard, en 2012, je suis aussi arrivé en bateau de Corse à Livourne, à bord de l’Estelle, un grand voilier parti de Norvège et qui faisait route pour Gaza, pour tenter d’en briser le blocus maritime. Nous avions fait escale à Ajaccio avant de remonter vers l’Italie en passant par le Cap corse. Sur les quais de Livourne, des centaines de personnes nous attendaient en brandissant le drapeau de la paix et celui de la Palestine, le quartier populaire où l’on nous conduisit pour un banquet en plein air était aussi pavoisé aux couleurs de l’arc-en-ciel. Le bateau avait été affrété par des trotskystes suédois, le capitaine était Finlandais et les manœuvres conduites par quelques camarades norvégiens, d’impressionnants Vikings qui travaillaient d’habitude sur les plateformes pétrolières et hissaient les voiles à mains nues, le vieux trois-mâts étant dépourvu du moindre winch. Le bateau fut bien sûr arraisonné par la marine israélienne avant d’atteindre à Gaza, celle-ci commettant ce que le droit international définit comme un acte de piraterie en haute mer.

« Chassons la guerre de l’histoire »
© OBC/ Cercavamo la pace

Les Suédois se revendiquaient de la « solidarité pratique », praktisk solidaritet, et avaient aussi participé à l’opération Workers Aid for Bosnia, en 1993 : je me souviens, sur un grand parking de Stobreč, près de Split, d’être allé voir les centaines de camions venus de toute l’Europe, bloqués par les milices croates qui ne voulaient pas les laisser passer jusqu’à Tuzla. C’est à croire que la solidarité pratique suppose toujours de partir en groupe, en s’entassant dans des bus ou des camions, en brandissant des drapeaux et en chantant pour se sentir fort. C’est ainsi que l’on abat toutes les frontières, ou du moins que l’on essaie de le faire. La caravane pour la paix de septembre 1991, elle, put au moins atteindre ses objectifs.

« Chassons la guerre de l’histoire »

Elle réunissait surtout des Italiens. De toute sorte. Des communistes et des syndicalistes des ARCI et de la CGIL, des catholiques de toutes tendances : des charismatiques et des militants de l’action ouvrière et des ACLI, des babas cools et des cols romains, toute la bande des Beati i costruttori di pace (« Bienheureux les artisans de le paix »). Les communistes aussi offraient une belle variété : en 1991, le PCI existait encore, et toutes ses dissidences arboraient leurs petits drapeaux. Des tracts circulaient, certains défendant l’œuvre du camarade Tito, d’autres vilipendant le révisionnisme titiste qui ne pouvait conduire qu’à la guerre… Il y avait aussi des militant.e.s du Parti radical, des féministes et des écologistes. En juin 2021, rien n’a changé chez les No Borders : il y a toujours des jeunes militant.e.s d’extrême gauche, venus des universités de Bologne ou de Trente, et des vieux militants catholiques locaux qui, jour après jour, accueillent les réfugiés sur le square de la place Unità d’Italia, devant la gare de Trieste. Bien sûr, le temps a fait son oeuvre, et l’on voit aussi d’anciens jeunes militants d’extrême gauche, devenus vieux mais qui se distinguent toujours fort bien des cathos du même âge… Presque tous les hommes pourtant, d’un bord comme de l’autre, portent la barbe et des sandales d’un modèle dont on aurait pu croire la fabrication arrêtée depuis le milieu des années 2000.

Je suis revenu bien des fois à Trieste, la ville a toujours le parfum enivrant des commencements. Depuis Montpellier, nous roulions toute la nuit sur les autoroutes italiennes pour prendre un petit café à l’Area Servizio de Duino. Les brumes matinales qui montaient de la mer chassaient les remugles du diesel et des respirations confinées dans l’habitacle. Nous faisions souvent route avec Jean-Paul, un médecin psychiatre qui fut, en France, l’un des pionniers de l’antipsychiatrie, ce mouvement de libération expérimentée à l’hôpital Saint-Jean de Trieste. Nous prenions ensuite le passage de Sežana pour filer vers Ljubljana ou vers Rijeka. À l’été 1992, nous sommes allés jusqu’à Sarajevo, pénétrant dans la ville assiégée par Kiseljak puis Sniper Alley. Jean-Paul m’enjoignit alors de rentrer en Bretagne pour préparer l’agrégation, et je fus reçu au concours l’année suivante, le jour même où il se fit tuer par un sniper, juste à côté de PTT Building, le siège des casques bleus de la Forpronu.

J’entendis parler pour la première fois d’un système extraordinaire utilisé par les militants anti-guerre croates, qui permettait d’envoyer des documents d’un ordinateur à l’autre.

En 1991, la caravane a pris la route de Ljubljana, puis de Zagreb. Il y a eu des meetings, des rencontres, des manifestations où l’on chantait We Shall Overcome, mais je n’ai presque aucun souvenir de ces étapes. Je me souviens juste de tensions sur la place de la République de Zagreb, pas encore rebaptisée du nom du ban Jelačić, et d’avoir bu une bière dans un bistro de la rue Tkalčićeva, où j’entendis parler pour la première fois d’un système extraordinaire utilisé par les militants anti-guerre croates, qui permettait d’envoyer des documents d’un ordinateur à l’autre. Relativement en avance pour mon temps, j’étais familier des grosses boites carrées des Mac Plus et Mac Classic, mais un tel prodige de technologie semblait inconcevable dans la France des belles années du Minitel, où les plus snobs communiquaient par fax. Les militants de l’Antiratna Kampanja, la Campagne anti-guerre croate, qui éditaient le beau magazine ARKzine, communiquaient par e-mails avec leurs camarades serbes, notamment pour organiser les premiers réseaux d’aide aux déserteurs.

Après Zagreb, la caravane a contourné les champs de bataille par la Hongrie. Les syndicalistes de la CGIL et les militants des ACLI, les Associazoni cristiane dei lavoratori italiani, faisaient la circulation dans les petits villages de la plaine pannonienne pour que tout le monde tourne bien en direction de Kaposvar, sans remonter jusqu’à Székesfehérvár, partout indiqué comme direction, avec son nom d’un fascinant exotisme. Les Corses, eux, avaient décidé de filer tout droit vers Belgrade, et le combi s’aventura sur les champs de bataille de Slavonie, aux abords de Vukovar, faisant forte impression avec son drapeau à tête de Maure, que tout le monde prit pour celui d’une nouvelle milice encore inconnue.

L’accueil à Belgrade fut grandiose, à Terazije et près du square de la mairie, rue du maréchal Tito, qui n’avait pas encore été rebaptisé du nom du roi Milan, mais où l’on avait dressé un autel provisoire en hommage aux premières victimes de la guerre. La « Druga Srbija », l’Autre Serbie, était en train de naître, avec les écrivains du Cercle de Belgrade, les féministes qui formèrent quelques semaines plus tard le groupe des Femmes en noir… Il y a avait déjà bien sûr Ivan Čolović et la regrettée Borka Pavićević, il y avait Sonja Liht, qui avait rejoint la caravane dès Trieste et qui n’était pas encore devenue une gestionnaire d’ONG ralliée au nationalisme de Vučić. Il y avait les Albanais, les Bosniaques ou les Croates de Belgrade, et tous les Serbes qui considéraient toujours leur ville comme la capitale d’un grand pays multinational, il y avait les dissidents de la Yougoslavie qui allaient devenir les défenseurs de l’héritage et de la mémoire de l’Etat défunt.

Sarajevo, septembre 1991
© OBC/ Cercavamo la pace

Avant de piquer sur Sarajevo, la caravane est descendue jusqu’à Titovo Užice, pour saluer les militants anti-guerre locaux. Nous avons fait un grand cercle sur une place de la ville, au pied du grand hôtel, en nous tenant par la main et en chantant des chansons – il suffit de quelques jours pour que toute les liturgies, catholiques, pacifistes, communistes, se rejoignent et se fondent en un nouveau rite œcuménique. Sur la route de la Bosnie-Herzégovine, nous avons doublé des camions découverts de la JNA, remplis de soldats, qui peinaient à monter les côtes : à pleines poignées, nous leur jetions par les fenêtres des tracts appelant à déserter. Les bidasses nous saluaient avec joie car, somme toute, nous offrions, sous le pimpant soleil d’automne, une distraction bienvenue, de quoi relancer les conversations languissantes d’une longue journée de route, de quoi conjurer quelque temps dans le feu des engueulades la peur que tous partageaient, ceux qui voulaient faire la guerre et ceux qui ne voulaient pas y aller.

À Sarajevo, la foule des grands jours était là, pour une vraie manifestation, remontant la rue du Maréchal Tito, s’arrêtant pour l’hommage de rigueur devant la flamme du souvenir. J’ai défilé derrière une banderole du comité Makedonija za Mir, la Macédoine pour la paix, avant d’aller prendre un café au Morića Han, avec des amis que je venais de rencontrer. L’air était doux, et les roses rouges de l’automne exaltaient leurs dernières senteurs. Sarajevo, où je venais pour la première fois, se paraît de ses plus beaux atours du socialisme orientalisant. La ville avait encore quelques mois de paix à vivre, et l’arrivée de la guerre apparaissait tellement inéluctable qu’elle en devenait improbable. Avant même qu’elle n’ait commencé, les vicevi, les blagues de Sarajevo se moquaient déjà d’elle, pour en conjurer la survenue.

La VHF crachotante du bateau annonçait le siège qui se refermait sur la ville dalmate.

La caravane est redescendue jusqu’à Dubrovnik, embarquant dans le dernier ferry à quitter le port. À peine en mer, les pires nouvelles arrivèrent : la VHF crachotante du bateau annonçait le siège qui se refermait sur la ville dalmate. Nous nous étions faufilés par l’ultime trou de souris encore ouvert pour sortir de la guerre. Du reste, toutes les frontières s’étaient ouvertes à nous sans difficultés, toutes ces nouvelles frontières en train de découper un État à l’agonie. Bientôt, elles prendraient au piège tous ceux qui vivaient là : les gens de Vukovar puis de Sarajevo, assiégés dans leurs villes martyrisées, les Serbes aussi bientôt bloqués par l’embargo. Quand la guerre survient, il n’y a plus que des prisonniers et des fugitifs, des gens qui tentent de s’échapper et que les pays voisins acceptent, de plus ou moins bonne grâce, sous l’étiquette de « réfugiés ». La guerre prive chacun de cette liberté fondamentale de se baguenauder le nez en l’air au long des chemins, ou de se déplacer en caravane en chantant des chansons pour la paix. La caravane pour la paix n’a pas arrêté la guerre, mais elle a été un ultime pied de nez aux frontières de la guerre en train de se fermer.

Il faut pourtant toujours se méfier des frontières, en 2021 comme en 1991. Alors qu’elles sont impitoyablement fermées pour les réfugiés qui viennent de Bosnie-Herzégovine, elles se sont toutes ouvertes pour la caravane No Borders, qu’il valait mieux laisser filer dans l’indifférence avec ses petits fanions et ses slogans. Mais ce n’est qu’une ruse. Même quand on les croit mortes, endormies, les frontières peuvent toujours se réveiller et mordre, même entre la Croatie et la Slovénie, même entre la Slovénie et l’Italie. Durant toute l’année 2020, la police italienne a procédé à des refoulements illégaux par les postes de Pesek et de Sežana : au nom d’une convention bilatérale dérogatoire au droit européen, ils étaient remis à la police slovène, qui les remettait elle-même et dans la plus totale illégalité à la police croate, qui les renvoyait en Bosnie sous la menace des armes et souvent au prix d’un tabassage soigné. Les frontières ne sont jamais ouvertes pour tout le monde.


Cet article est publié avec le soutien du ministère français de la Culture.