Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | 14-18 : la mémoire oubliée des Poilus « jardiniers de Salonique »

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Qui se souvient encore du Front d’Orient ? Ce fut l’un des principaux théâtres de la Première Guerre mondiale, 400.000 soldats français y furent déployés, mais sa mémoire a largement sombré dans l’oubli, du moins en France. Il n’en va pas de même en Serbie, tandis que la Grèce et la Macédoine sont toujours incapables de faire face à leur passé commun.

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Texte & photos Jean-Arnault Dérens, Laurent Geslin et Simon Rico

Des charrettes et des camions se croisent sur la route, le quartier mélange maisons, entrepôts et petits ateliers. C’est là que se trouve le cimetière militaire français de Bitola, perdu à la sortie de cette grande ville du sud de l’actuelle république de Macédoine, à une encablure de la frontière grecque. Aucun panneau ne l’indique, mais l’endroit abrite les restes de 6.219 soldats identifiés du Front d’Orient, et de quelques milliers d’autres dans l’ossuaire qui domine le site. Cela en fait l’un des plus grands cimetières français à l’étranger.

Kaliopa Krivasija-Stilinovic, consul honoraire de France à Bitola (qui s’appelait il y a un siècle Monastir et se trouvait en Serbie), se souvient qu’il y a encore quelques années, des associations d’anciens combattants venaient tous les ans se recueillir sur les tombes : « Les petits-enfants, les arrière-petits-enfants des poilus d’Orient, mais désormais le temps a passé, le souvenir s’est éloigné », dit-elle… À l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale, la France envisage de restaurer la maison du gardien et d’y aménager un petit musée consacré à l’histoire du Front d’Orient.

Kaliopa Krivasija-Stilinovic

De nombreuses rues et places portent encore, tant en Serbie qu’en Macédoine, les noms des généraux Sarrail ou Franchet d’Esperey. Mais cet épisode majeur de la Première Guerre mondiale est en train de sombrer dans l’oubli, du moins en France. Dès le mois d’octobre 1915, un corps expéditionnaire franco-britannique débarque à Thessalonique, alors que la Grèce est encore neutre. Ces troupes reçoivent bientôt le renfort de l’armée serbe, évacuée depuis l’Albanie après sa tragique retraite de l’automne 1915.

Au total, 400 000 soldats – dont beaucoup issus des troupes coloniales – sont passés sous les drapeaux de l’Armée française d’Orient. Les cimetières rappellent que des milliers de tirailleurs africains, mais aussi des soldats au nom arabe ou « tonkinois » sont venus mourir ici, pour arracher ce bout des Balkans à la domination bulgare. Souvent, les croix ne portent qu’un prénom surmonté du croissant de l’islam ou de la mention « Sénégalais ».

On a parfois appelé ces hommes les « jardiniers de Salonique ». En effet, la guerre était loin, et dans la partie de la Macédoine « historique » qui appartenait à la Grèce, les soldats de l’Armée d’Orient ne semblent avoir laissé que de bons souvenirs : ils ont construit des routes, des ponts, assaini des marais et planté des vignes, apportant même de nouveaux cépages à la région. Ont-ils fait la guerre ? Oui, bien sûr, une très dure guerre de tranchées, mais plus loin, le long de positions étirées des montagnes de l’Albanie à celles de Bulgarie, sur près de 600 kilomètres. Le front n’a été percé qu’en septembre 1918, après de terribles combats qui permirent aux alliés de remonter vers Skopje, l’actuelle capitale de la Macédoine, puis Belgrade.

Dans les bourgades du sud de la Macédoine, notamment autour du massif du Kajmakčalan, qui domine Bitola, des tranchées sont toujours facilement identifiables sur les flancs des montagnes. D’anciennes casemates servent même parfois de fondations à des maisons ou des bergeries.

La cote 1050, à proximité de Bitola

Basé à Skopje où il travaille pour la Commission européenne, Fabien Schaeffer arpente ces villages depuis des années, à la recherche des traces matérielles et des mémoires orales de la guerre. « Je ne suis pas le seul », déplore l’historien, « la région est infestée par les pilleurs de tombes qui profanent les sépultures disséminées sur les lieux de combat, pour trouver d’improbables trésors. Ce mythe qui voudrait que les soldats aient été enterrés avec de l’or ou de petites fortunes ne repose sur rien, mais il en dit long sur la misère qui règne aujourd’hui en Macédoine ».

Helléniser la Macédoine

La guerre a balayé une région à la population composite. Possession de l’Empire ottoman jusqu’en 1913, la Macédoine, où cohabitaient des populations slaves, turques, albanaises et grecques, a été partagée à l’issue de la seconde guerre balkanique – 50 % du territoire revenant à la Grèce, 40 % à la Serbie, 10 % à la Bulgarie. D’une vallée à l’autre, les villages slaves se sentaient tantôt serbes, tantôt bulgares. Bien sûr, ils n’ont pas embrassé le même camp durant la guerre. « L’armée serbe a été frappée par une vague importante de désertions », explique ainsi Fabien Schaeffer, « mais en réalité, elle avait recruté de force beaucoup de Turcs de Macédoine, qui n’avaient aucune envie de combattre ».

Le carré français du cimetière militaire de Thessalonique

La Première Guerre mondiale a rebattu les cartes dans cette « macédoine » de peuples et de revendications contradictoires. « Thessalonique n’a rejoint définitivement la Grèce qu’en 1913, et les Grecs n’étaient pas très nombreux dans la ville, majoritairement peuplée par des Slaves, des Turcs et des juifs séfarades », rappelle Christophe Le Rigoleur, consul général de France à Thessalonique. Le 18 août 1917, un immense incendie embrase le centre de la ville, principalement habité par des séfarades : en deux jours, il est ravagé par les flammes, et Thessalonique perd définitivement son caractère oriental. Elle fut reconstruite après la guerre selon un plan néo-classique, le nouveau cadastre donnant la priorité à des propriétaires grecs.

« Vue d’ici, la Première Guerre mondiale correspond plutôt à un moment de reconstruction, durant lequel le gouvernement grec a affermi son autorité sur la région, après la bourrasque des guerres balkaniques, et avant le traumatisme qui va suivre la guerre : l’arrivée massive, au début des années 1920, de dizaines de milliers de Grecs chassés d’Asie mineure », poursuit Christophe Le Rigoleur. Ce sont d’ailleurs ces réfugiés qui ont contribué à helléniser le nord de la Grèce, dont les Slaves macédoniens furent massivement chassés après la guerre civile grecque (1948).

À suivre les mémoires de la Première Guerre mondiale, se déroule la longue litanie des guerres et des déplacements de population du XXe siècle. Une histoire dont les comptes ne sont toujours pas soldés : la Grèce refuse de reconnaître sa voisine du nord sous le nom de « République de Macédoine », estimant que le terme de « Macédoine » appartiendrait de manière exclusive au patrimoine hellénique. En conséquence, Athènes bloque la candidature de sa voisine à l’OTAN ou à l’Union européenne.

Bien sûr, entre les deux pays, aucune commémoration conjointe des événements de 1914-1918 n’est prévue… D’ailleurs, la Macédoine se tient largement à l’écart de l’actuel cycle commémoratif : les nationalistes au pouvoir à Skopje estiment que le pays n’a rien de bon à célébrer à propos des guerres balkaniques de 1912 et 1913, et du premier conflit mondial, qui ont entraîné le partage du territoire de la Macédoine « historique » entre la Grèce, la Serbie et la Bulgarie.

Le dernier gardien serbe de la mémoire

Djordje Mihajlović se vante d’être « le plus vieux soldat d’active du monde ». On est tenté de le croire. À 87 ans, vêtu d’un treillis et coiffé de la čajkača, le calot traditionnel serbe, l’homme est le gardien du cimetière serbe de Thessalonique depuis 1960. Avant lui, cette charge fut assurée par son père – qui a reçu le général de Gaulle et le maréchal Tito – et par son grand-père, soldat du Front d’Orient. Djordje, lui, se souvient de la visite de Valéry Giscard d’Estaing et de celles de Slobodan Milošević. Le vieux soldat touche toujours sa solde mensuelle du ministère serbe de la défense. Chaque jour, il bêche, bine et ratisse les allées de l’immense carré serbe, qui abrite les restes de quelque 8 000 soldats, situé au centre du cimetière militaire de Thessalonique, entre les carrés français, italien, russe et britannique.

Djordje Mihajlović

Djordje Mihajlović est né dans cette ville et, de sa vie, ne s’est rendu que deux fois en Serbie. « Je n’ai jamais eu le temps de prendre des vacances », explique-t-il. Pourtant, il connaît toutes les variétés d’eau-de-vie produites dans le pays de ses ancêtres, car la coutume orthodoxe veut que l’on trinque dans les cimetières, après avoir versé quelques gouttes sur le sol, en signe de partage avec les défunts. Et le carré serbe reçoit toute l’année des visiteurs, qui apportent quelques bouteilles de précieux liquides. Touristes en pèlerinage à la mémoire d’un ancêtre ou groupes scolaires en autocar, tous ont droit à la visite guidée.

« Plus personne ne vient voir les Français, ni les Anglais, mais chez nous, il y a toujours du monde », lâche le gardien, non sans fierté. La proximité géographique aide – Thessalonique n’est qu’à quelques heures de voiture de la Serbie –, et le Front d’Orient occupe une place majeure dans l’imaginaire national serbe. L’ossuaire abrite d’ailleurs une étrange chapelle ardente, conservant des reliques et des ex-voto de toutes les guerres menées par des Serbes au XXe siècle : on y trouve, pêle-mêle, des portraits de Ratko Mladić (lire ici notre article), l’ancien chef militaire des Serbes de Bosnie-Herzégovine aujourd’hui jugé pour génocide et crimes de guerre à La Haye, des images d’enfants tués par les bombardements de l’OTAN, et même quelques « prises de guerre », comme des insignes de la guérilla albanaise de l’UÇK à la fin des années 1990.

L’ossuaire du carré serbe du cimetière de Thessalonique

Djordje Mihajlović n’a qu’un motif de tristesse : son mariage ne lui a donné qu’une fille, qui ne pourra pas prendre sa succession. La féminisation de l’armée serbe ne s’étend pas jusqu’aux gardiens de cimetière, et ce témoin vivant de la mémoire du siècle va bientôt disparaître. « J’aime bien les Grecs », lâche le vieil homme. « Ils se sont opposés à la guerre que l’OTAN a faite à la Serbie en 1999 : c’est pour les punir de cela que la Troïka leur impose l’austérité ». Djordje Mihajlović est probablement le dernier soldat d’une guerre oubliée. Mais il n’est pas le seul à vouloir lire les déchirements du présent à l’aune d’une fraternité d’armes vieille d’un siècle.