Blog • Des paix artificielles ? Dayton et la Constitution sud-africaine, vingt ans après

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En 1994, l’Afrique du Sud rompait avec l’apartheid, et adoptait deux ans plus tard une nouvelle Constitution non-raciale. En 1995, les accords de Dayton mettaient fin à la guerre de Bosnie-Herzégovine. Aujourd’hui, les deux pays sont en crise : la faute aux compromis acceptés il y a vingt ans ? L’analyse du juriste sud-africain Richard Calland.

Par Richard Calland [1]

(Cet article a été publié le 22 novembre par le Daily Maverick, le grand site d’information indépendant d’Afrique du Sud.)

Je me trouvais par hasard en Bosnie-Herzégovine le samedi 21 novembre, jour anniversaire des accords des Accords de Dayton, qui mirent fin à la guerre yougoslave de 1991-1995, et j’ai découvert qu’ils n’étaient pas sans présenter curieusement quelques similitudes avec notre actuelle situation en Afrique du Sud.

Même s’il n’y avait pas eu les événements tragiques de Paris, l’anniversaire de Dayton n’aurait guère retenu l’attention des médias internationaux. Il y a vingt ans, l’Afrique du Sud et l’ancienne Yougoslavie faisaient tous les jours cinq colonnes à la une de tous les journaux. Aujourd’hui, on les évoque à peine en passant. Hormis la lourde présence militaire qui protégeait le lieu où les plus hauts dignitaires de l’Etat étaient rassemblés pour marquer l’événement de cet anniversaire, il y avait peu de signe montrant que la population commémorait Dayton.

« C’est une paix artificielle », expliquait un des enseignants qui assistait à un atelier sur l’éducation post-conflit à l’United World College (UWC) de Mostar. « Et je suis inquiet de voir que tant de jeunes ne veulent pas sortir des tensions qui existent toujours entre les différentes communautés ».

L’Afrique du Sud a un problème similaire, donnant l’impression troublante et latente que l’accord de 1994 n’a pas été au bout du processus. Mais, comme je l’ai souligné dans ma réponse, les manifestations récentes des étudiants montrent qu’il y chez ceux que l’on appelle « les nés libres » [c’est-à-dire après la chute de l’apartheid, NdT] un goût pour affronter toute une gamme de problèmes non résolus — du moins chez ceux qui ont la chance d’aller à l’Université. Tout comme l’accord constitutionnel du milieu des années 1990 a mis fin au conflit en Afrique du Sud, les accords de Dayton étaient censés non seulement mettre fin au conflit, mais aussi aux divisions ethniques. La situation de la Bosnie — avec ses trois communautés, les Serbes, les Bosniaques musulmans et les Croates, tenues par un accord de paix stable et durable, était d’une certaine façon plus complexe que celle de l’Afrique du Sud.

En Afrique du Sud comme en Bosnie-Herzégovine, les contraintes strictes imposées par la structure de l’économie ont limité les chances d’emploi pour les jeunes. Comme le souligne le journaliste britannique Julian Borger, dans un des rares articles faisant référence en ce vingtième anniversaire de Dayton, la Bosnie-Herzégovine a le taux de chômage des jeunes le plus élevé au monde. « La colère et la frustration alimentent encore plus le nationalisme. C’est une machine autosuffisante pour produire de la souffrance ».

Une « trahison » qui a empêché la « transformation » ?

Alors qu’en Afrique du Sud, les nationalistes des deux camps se plaignent que l’accord constitutionnel a été « une trahison » qui a empêché la « transformation », ce qui est fallacieux et d’un opportunisme mensonger, affirmer que les accords de Dayton ont enfermé le pays dans une forme insoutenable de gouvernance, avec ses trois entités, ce qui paralyse toute prise décision, semble beaucoup plus crédible. Comme il y a les « traditionalistes » de l’ANC, qui rêvent d’unité, d’esprit de décision et d’un but commun comme au temps de la lutte contre l’apartheid, il y a aussi des progressistes en Bosnie-Herzégovine qui allument une bougie, non pas pour les jours sombres de la guerre, mais pour la période qui l’a précédée : la Yougoslavie de Tito.

Valentina Mindoljević est la principale du United World College de Mostar. Aujourd’hui âgée de 45 ans, elle avait 21 ans et étudiait à Zagreb quand la guerre a éclaté, en 1991. Elle a du abandonner ses études pour travailler pendant quatre ans dans les camps de réfugiés où elle a pu voir « l’humanité pour le pire et le meilleur ». Aujourd’hui, avec une certaine joie, elle admet éprouver de la nostalgie pour la Yougoslavie unie de Tito de son adolescence. « C’était le bon temps, quand il y avait dans ce pays le sentiment d’appartenir à une communauté et d’agir pour le bien commun, quand la culture et l’éducation étaient des priorités pour le gouvernement ».

Elle est bien consciente du risque de regarder le passé avec des lunettes roses, mais quand on a promené la délégation de l’atelier dans le Musée de la Révolution à Sarajevo, une belle promenade de deux heures dans des vallées verdoyantes qui furent les champs de bataille de la ligne de front de la guerre en Bosnie-Herzégovine, Valentina Mindoljević n’a pas caché sa joie quand nous sommes entrés dans la seconde partie de l’exposition, qu’il faut bien décrire comme un portrait très généreux de la Yougoslavie de Tito.

L’autre partie de l’exposition est consacrée au siège de Sarajevo, avec tous ses horribles détails, et aussi au Tribunal pénal international pour l’ancienne Yougoslavie (TPIY) qui a fait comparaître les criminels de guerre de tous bords. Ce qui montre les bénéfices d’une cour de justice internationale, même si aujourd’hui les tribunaux et les enquêteurs locaux ont la responsabilité de poursuivre le travail de la justice, avec un nombre extraordinaire d’enquêtes et de procès en cours, après tant d’années.

Dehors, alors que tombent les premiers flocons de neige, les cicatrices de la guerre sont toujours visibles, avec les impacts de balles sur les bâtiments le long de cette infamante Sniper Alley, comme une artère sanglante qui parcourt la ville, souvenir permanent de ce conflit violent qui a ravagé ce coin du sud-est de l’Europe, il y a vingt ans.

Andrew Watson, un membre du conseil d’administration du collège de Mostar, dirige le projet d’éducation post-conflit qui offre aux enseignants du Collège du monde uni et aussi au collège Waterford en Suisse, l’opportunité de réfléchir sur la façon d’enseigner dans des sociétés divisées aux passés douloureux. Il est convaincu que « les méthodes traditionnelles d’enseignement doivent être mises à l’écart au profit d’un enseignement interdisciplinaire, d’une approche critique pour permettre aux enseignants et aux étudiants de parcourir et d’embrasser la complexité socio-économique, en insistant sur l’ouverture d’esprit au service du savoir ». Il soulève des questions dérangeantes, mais indispensables : le système éducatif est-il adapté aux buts qu’il se donne ?

Qu’en est-il de l’Afrique du Sud et de sa jeunesse, et surtout de ceux d’entre nous qui travaillons dans les institutions d’enseignement ? L’an prochain sera une année particulièrement critique pour le pays pour toutes sortes de raisons — la révision de la décision prise en 2009 d’abandonner toutes les charges contre Jacob Zuma [2], les élections municipales et la bataille de succession au sein de l’ANC. Ce sera aussi le 20eme anniversaire de l’adoption de notre Constitution. C’est comme si c’était hier, tout comme les accords de Dayton semblent dater d’hier et non remonter déjà à deux décennies pour Valentina Mindoljević. En Afrique du Sud, la tâche est de faire entrer cette Constitution dans la vie de ceux qui n’étaient pas encore nés en 1995.

La jeunesse de Bosnie-Herzégovine se moque complètement de Dayton

Par contre, il semble bien que la jeunesse de Bosnie-Herzégovine se moque complètement de Dayton et soit prête à rouvrir les blessures à peine refermées des années sanglantes de 1990. Les jeunes lions d’Afrique du Sud sont-ils prêts à faire la même chose quand ils dénoncent avec véhémence le coût des frais universitaires [3] ? Ou bien arriverons-nous à les persuader que non seulement la Constitution est un lieu de contestation que nous ne devons pas abandonner, mais aussi qu’elle a servi à avancer vers les objectifs de transformation les plus progressistes de nos pères fondateurs, en prenant souvent la défense des intérêts des plus pauvres et des plus vulnérables de nos communautés ?

Nous avons en Afrique du Sud une chance de plaider en faveur de la Constitution, à condition que nous fournissions un gros effort pour nous emparer du vingtième anniversaire de notre constitution. Mais il semble que pour ceux qui voudraient défendre « la paix artificielle » de Dayton, la tâche soit beaucoup plus difficile. Contrairement à notre Constitution, Dayton fait définitivement partie du passé.

Notes

[1Richard Calland est professeur associé de droit public à l’Université de la ville du Cap et membre du Conseil pour l’avancement de la Constitution.

[2Le Président Zuma est en effet accusé de corruption dans le scandale Arms Deal.

[3Depuis plusieurs semaines, les étudiants sud-africains manifestent pour la gratuité complète de l’enseignement supérieur.