Turquie : « La plus grande prison du monde » pour les journalistes

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Dans son rapport de 2016, Reporters sans Frontières recense plus d’une centaine de journalistes enfermés. Les accusations de complicité avec les organisations terroristes sont presque systématiquement mobilisées pour justifier les condamnations et longues périodes de détention provisoire. La peur et les mécanismes d’autocensure se sont durablement installés dans la société et compromettent toujours davantage la liberté d’expression et d’information. Reportage.

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Par Selin Kaya

Can Dündar et Erdem Gül devant le palais de justice de Çağlayan
© Selin Kaya / CdB

Le regard dans le vide, Pınar tire de longues bouffées sur ce qu’il reste de sa cigarette. « Si le journal vient à fermer, je n’ai plus aucune chance de trouver du travail ailleurs », lâche-t-elle, entre deux gorgées de café. Jeune quarantenaire timide, Pınar Öğünç est journaliste et chroniqueuse, connue des milieux militants pour ses engagements et son traitement attentif de l’état des droits humains en Turquie.

Contrairement à nombre de ses collègues, elle est toujours en poste, mais reconnaît n’avoir aucune garantie pour la suite. « Nous n’avons actuellement aucune visibilité, impossible de savoir de quoi sera fait demain », s’inquiète-t-elle. Après son licenciement économique du journal Radikal, elle a intégré l’équipe du quotidien Cumhuriyet voici deux ans. Né avec la République en 1924, dernier bastion de la presse d’opposition vers lequel ont migré plusieurs analystes et journalistes d’investigation, Cumhuriyet connaît une période particulièrement mouvementée de son histoire. Depuis 2015, il est désormais orphelin de son rédacteur en chef Can Dündar, poursuivi en justice avec son collègue d’Ankara Erdem Gül, après avoir publié un article sur le soutien logistique apporté par les renseignements turcs (MIT) aux groupes djihadistes en Syrie.

Après trois mois dans la prison de Silivri (près d’Istanbul), ils ont finalement été libérés en février 2016 pour être jugés en liberté conditionnelle, toujours accusés de « divulgation de secrets d’État ».

Pınar Öğünç, journaliste à Cumhuriyet
© Muhsin Akgün

Mais les mésaventures récentes du journal ne s’arrêtent pas là. En novembre dernier, dix de ses plumes ont été placées en garde à vue, accusées d’être complices d’« activités terroristes », rejointes par le journaliste d’investigation Ahmet Şık, le 29 décembre, frappé d’accusations similaires. Depuis, le journal fonctionne a minima dans une ambiance morose en comptant sur les quelques forces vives qui lui reste. « Les actes d’accusation sont dépourvus de bon sens », lâche Pınar, l’air désorienté. « Je ne sais pas comment on fait pour ne pas perdre la tête. »

Car, au-delà du simple cas de Cumhuriyet, c’est tout le monde de la presse qui se trouve menacé par les arrestations arbitraires. Même s’ils sont inquiétés dans une moindre mesure, les journalistes étrangers sont loin d’être épargnés. Olivier Bertrand, journaliste du site lesjours.fr, en a fait les frais en octobre dernier, expulsé du pays après trois jours de détention provisoire sans voir d’avocat et sans que lui soient officiellement signifiés les faits qui lui étaient reprochés. Dion Nissenbaum, correspondant du Wall Street Journal, rapportait les deux jours et demi passés en garde à vue fin décembre pour un tweet considéré subversif. La présomption d’innocence est-elle toujours de mise ?

« Les journalistes emprisonnés se trouvent dans une situation où c’est à eux de prouver qu’ils sont innocents », s’insurge Oğuz Güven, rédacteur en chef de la version web de Cumhuriyet et rescapé des descentes policières. Les détentions préventives s’éternisent, tandis que les actes d’accusation mettent des mois avant d’être établis. Difficile ne pas y voir une stratégie d’intimidation et d’usure pour dissuader toute voix dissidente qui exprimerait un point de vue critique sur les derniers développements dans le pays.

« Le syndrome du phénix »

La pluralité de la presse n’est plus qu’un lointain souvenir et le paysage médiatique actuel laisse peu d’espoir pour la suite. Entre les KHK (décrets du Conseil des ministres) et les arrestations massives, les dernières mesures prises depuis le 15 juillet et la tentative de coup d’État ont accéléré un processus de contrôle de l’information entamé depuis déjà quelques années. Le phénomène de concentration médiatique, les liens entre les magnats de la presse et le pouvoir, et la multiplication des poursuites contre les voix dissidentes caractérisaient déjà les dynamiques du secteur médiatique auxquelles est venue s’ajouter la fermeture de 177 organes de presse (chaînes de télévision, radios, journaux, revues...) accusés d’être en lien avec une entreprise terroriste (FETÖ/PYD, organisation de Fethullah Gülen, ou le PKK, la rébellion kurde). Cette accusation, brandie quasi systématiquement, brouille considérablement les pistes et fait figure d’argument ultime puisqu’elle s’inscrit dans le cadre des poursuites engagées contre les responsables de la tentative de coup d’État.

Alors comment s’organiser pour poursuivre sa mission d’information ? « Le journaliste n’est qu’un messager », nous disait Ahmet Şık fin décembre, quelques jours avant son arrestation. « Il est chargé d’amener l’information d’un point à un autre. Mais il est de plus en plus difficile de faire son métier. Mes sources habituelles ont peur désormais, et plus personne n’ose parler. » L’angoisse généralisée et les mécanismes d’autocensure qu’elle provoque sont sans doute tout aussi dommageables que les pressions directes.

Licenciés et mis sur la touche, certains journalistes tentent cependant de s’organiser pour poursuivre leur travail. Les recompositions permanentes auxquelles on assiste se font essentiellement sur Internet avec des plateformes comme T24, GazeteDuvar, Diken, Tele1 ou encore Medyascope sur Youtube. Si elles peuvent encore se prévaloir d’une certaine indépendance, cela n’empêche pas la censure de frapper régulièrement. Selon une pratique désormais bien ancrée, les sites Siyasihaber et Sendika doivent régulièrement s’affubler d’un nouveau chiffre pour poursuivre leurs publications sous le même nom. Le site de Sendika en est à sa 14e interdiction, et publie désormais sur l’adresse sendika14.org. Le journalisme d’opposition est frappé ce que l’on pourrait appeler le « syndrome du phénix », tant il a développé une capacité à toujours renaître de ses cendres… Mais jusqu’à quand ?

Dans les locaux de Cumhuriyet
© Selin Kaya / CdB

Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.