Vučić à Srebrenica : le show, les médias et la manipulation politique

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Saint-Vučić, apôtre de la paix et martyr : telle est l’image que donnent les tabloïds serbes à la solde du pouvoir, après la calamiteuse visite du Premier ministre à Srebrenica. Oubliés, les propos du jeune Vučić appelant à tuer les musulmans, oubliée l’interdiction du rassemblement de Belgrade à la veille des commémorations, oubliées les vraies victimes de Srebrenica. Retour sur une opération de com’ bien menée.

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Par Philippe Bertinchamps

(Avec Cenzolovka.rs) — « Assassins, bouchers, extrémistes... » Au lendemain de la visite calamiteuse du Premier ministre serbe Aleksandar Vučić à Srebrenica, le 11 juillet, les tabloïds belgradois ont sorti, une fois de plus, l’artillerie lourde de la propagande. Dès l’instant où les chaînes régionales N1 et Al Jazeera ont diffusé en direct les images de pierres et de savates volant en direction d’Aleksandar Vučić, il n’a plus du tout été question de l’inhumation des 136 victimes bosniaques nouvellement identifiées, exécutées 20 ans plus tôt par les forces serbes du général Ratko Mladić, ni de la présence de plus de 50 000 personnes et de 80 délégations internationales au mémorial de Potočari. À en croire les médias serbes, la première victime de Srebrenica était le Premier ministre Vučić.


Cet article est publié dans le cadre du projet Press and Media Freedom, dont le Courrier des Balkans est partenaire.


Le ministre des Affaires étrangères Ivica Dačić n’a pas tardé à dégainer, qualifiant l’incident de « tentative d’assassinat ». La presse a suivi avec enthousiasme, propageant à tout va les théories les plus bellicistes et les plus farfelues, comme cela avait déjà été le cas auparavant lors, par exemple, du survol d’un drone portant un drapeau de la Grande Albanie à l’occasion d’un match de football à Belgrade en octobre 2014, ou lors des violences de Kumanovo en Macédoine, en mai dernier.

Pour Alo, le « lynchage » du Premier ministre a directement été« ordonné depuis Sarajevo par les tristement célèbres Cygnes noirs de Naser Orić [...] et exécuté par un groupe de hooligans associés au club de foot Željezničar de Sarajevo, mais aussi à des extrémistes du Torcida Sandžak de Novi Pazar. »

Lors de la conférence de presse qu’il a tenu après son retour en catastrophe de Srebrenica, Aleksandar Vučić (sans lunettes, apparemment cassées lors de la bousculade) a déclaré que les incidents avaient été causés par une poignée d’« imbéciles », alors que lui-même continuait à tendre au peuple bosniaque la main (fût-elle vide) de la réconciliation. Les « hooligans », précisait peu après un haut fonctionnaire de la police, auraient été originaires de la région à majorité musulmane du Sandžak. « Si nous étions restés cinq secondes de plus, aucun de nous ne serait rentré à Belgrade », a témoigné Suzana Vasiljević, l’attachée de presse du Premier ministre.

Naser Orić ou Bakir Izetbegović ?

La machine à laver les cerveaux emballée, rien ne pouvait l’arrêter. Le 12 juillet, Kurir a publié en une une mauvaise photo d’un homme dans la foule, le poing levé. Le titre : « Un couteau pour le Premier ministre serbe — Orić a-t-il envoyé un boucher pour tuer Vučić ? ». Le 14 juillet, Večernje novosti croyait savoir, citant une source anonyme, que le fils de Naser Orić faisait partie des suspects qui s’étaient rassemblés sous une tente non loin du mémorial de Potočari avec « des vétérans de l’Armée de Bosnie-Herzégovine et des militants wahabbites » pour préparer l’« assassinat ». Le même jour, Naše novine se demandait carrément si l’État islamique n’était pas « derrière l’attaque contre Vučić ».

A la une de Kurir, le 12 juillet

Le lendemain, Blic accusait directement Bakir Izetbegović, le Président bosniaque du collège présidentiel de Bosnie-Herzégovine, d’être « moralement coupable de l’agression » (« Le quatuor noir de Bakir a frappé Vučić »). Plus loin dans l’article, le lecteur apprenait au passage que la pierre qui avait frappé à la tête le Premier ministre était en vente au prix de 1 500 KM. Quant à Informer, relayant les propos du ministre de l’Intérieur Nebojša Stefanović mettant en doute la volonté de la Bosnie-Herzégovine de mener « une enquête rapide et efficace », il conclut : « Sarajevo indifférente à la tentative d’assassinat de Vučić ».

Les trois mots de passe pour assassiner Vučić : Vučić pédé, mort aux tchetniks, Allah est grand

« Les trois mots de passe pour assassiner Vučić : Vučić pédé, mort aux tchetniks, Allah est grand. » Informer s’appuie sur les propos d’un ancien chef de la police à Belgrade, selon qui ces cris ont servi aux assaillants à repérer le Premier ministre serbe dans la foule. « Les codes et la logistique, tout était parfaitement organisé », affirme le fonctionnaire. Au lendemain de cette publication, le tabloïd a poussé le bouchon plus loin : « Les balles d’un sniper prêtes pour Vučić [...] Le terrible secret que Sarajevo tente de cacher ». Un article signé BR, citant une source anonyme, révèle qu’un tireur se tenait embusqué sous des buissons non loin du mémorial de Potočari. « Comme Đinđić il y a 12 ans ? », s’interroge l’auteur de l’article, renvoyant à l’assassinat de l’ancien Premier ministre démocrate à Belgrade en 2003.

La « main noire » de Londres

Le 13 juillet, nouveau son de cloches : Informer explique que l’attaque avait pour but de « tuer le Premier ministre serbe » et de provoquer « une nouvelle guerre ». Cette fois, les directives seraient directement venues de Londres. Une hypothèse aventureuse aussitôt reprise par Kurir pour qui « les pierres étaient dans les mains des Anglais » (« Êtes-vous prêts à déclarer une nouvelle guerre dans la région ? » demande le rédacteur en chef dans son éditorial), et par Večernje novosti pour qui, « selon des informations non officielles, l’attaque de la délégation serbe a été approuvée par les services secrets britanniques [...] afin de déstabiliser la Bosnie-Herzégovine et la Serbie ». La raison ? « Les empires [la Grande-Bretagne et les États-Unis] ne supportent pas l’échec. » Une référence au projet de résolution britannique de consacrer le 11 juillet « journée mondiale du souvenir des victimes du génocide de Srebrenica », bloqué par le véto russe au Conseil de sécurité de l’ONU, le 10 juillet dernier.

Dans ce délire médiatique, aucun tabloïd n’a jugé bon de rappeler les propos va-t-en-guerre du jeune Vučić dans les années 1990, alors haut responsable du Parti radical de Serbie (SRS), pour lesquels il ne s’est jamais excusé — il n’avait d’ailleurs nullement l’intention de le faire cette année, ayant décidé de ne pas prendre la parole au mémorial de Potočari. Aucun journal non plus n’a rappelé que la veille des cérémonies, il avait interdit une manifestation de commémoration à Belgrade en hommage aux victimes de Srebrenica. Qu’importe : Aleksandar Vučić a remporté une nouvelle victoire, assure la presse — celle d’apparaître aux yeux de l’opinion internationale comme un facteur de « stabilité » dans la région. Tant pis si l’opinion internationale ne lit pas les tabloïds serbes. Et tant pis si, vingt ans après les faits, le devoir de mémoire en Serbie est encore une fois passé à la trappe.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.