Serbie : le régime Vučić et le mythe de l’intégration européenne

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En Serbie, l’intégration européenne et « l’européanisation » ne sont que des illusions qu’utilise le régime d’Aleksandar Vučić pour se maintenir au pouvoir, tout en renforçant toujours plus son caractère autoritaire et kleptocratique. Avec la complicité de l’UE elle-même. L’analyse de Vedran Dzihic, de l’Institut autrichien des Affaires étrangères.

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Traduit par Florentin Cassonnet

Manifestation devant le Parlement serbe en juillet 2020
© CdB / Marija Janković

Vedran Dzihic est chercheur à l’Austrian Institute for International Affairs, co-directeur du Center for Advanced Studies (Université de Rijeka) et professeur à l’Institut d’études politiques de l’Université de Vienne. Cet article a également été publié dans l’hebdomadaire serbe NIN et dans Balkan Insight.


Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.


Ivan Krastev n’est pas seulement un visionnaire politique, un analyste lucide et un interprète du temps présent. Ce politologue bulgare est également un infatigable blagueur, toujours prêt à nous faire rire alors même que nous sommes pris dans l’étau douloureux de la réalité. Pendant des années, il avait une blague sur la différence entre un optimiste et un pessimiste au regard de l’intégration européenne. L’optimiste, dit Ivan Krastev, est celui qui croit que la Turquie intégrera l’UE au moment où l’Albanie présidera le Conseil de l’UE, tandis que le pessimiste est celui qui croit que l’Albanie deviendra membre de l’UE au moment où la Turquie présidera le Conseil.

Cela fait un moment qu’Ivan Krastev n’a pas raconté sa blague. Avec le tour qu’ont pris les choses, elle ne ferait plus vraiment rire. Pendant longtemps, la Turquie a été candidate à l’intégration, mais sur le papier seulement, tandis que Recep Tayyip Erdoğan construisait de fait une autocratie. Si l’on voulait saisir l’actuelle misère du processus d’intégration européenne dans la région, et mettre la blague à jour, on pourrait remplacer la Turquie par la Serbie.

Sur le papier, la Serbie figurait encore récemment, avec le Monténégro, dans le « peloton de tête » du processus d’intégration. Il y a encore quelques années, le Commissaire à l’élargissement Johannes Hahn voyait la Serbie devenir membre d’ici à 2025. En 2019, lors d’une conférence de presse du Sommet du « groupe de Visegrad » à Prague, le Président serbe Aleksandar Vučić a carrément posé la question : la Serbie peut-elle devenir membre en 2025 si toutes les conditions sont remplies ? « Dites-le nous, afin que nous sachions, que nous puissions prévoir notre avenir. On ne peut pas seulement planifier pour l’année qui suit, ce n’est pas comme ça qu’on dirige un pays, on doit avoir des plans sérieux à plus long terme », a-t-il expliqué.

La Serbie ne deviendra pas membre de l’UE d’ici à 2025, la chose est certaine. Et oui, Aleksandar Vučić et son Parti progressiste serbe (SNS) ont effectivement des plans sérieux à plus long terme, et ces plans semblent les diriger vers le Cumhurbaşkanlığı Sarayı, le Palais présidentiel turc, plutôt que vers Bruxelles.

La démocratie est un moyen, pas une fin en soi ; comme le tramway duquel on descend quand on a atteint sa destination.

On attribue ces mots au président turc avant son astronomique ascension jusqu’au sommet de l’Etat : « La démocratie est un moyen, pas une fin en soi ; comme le tramway dont on descend quand on a atteint sa destination ». Dans la Serbie de Vučić, faire allégeance aux valeurs européennes a aussi pendant longtemps été un moyen plutôt qu’un but en soi. Son régime est descendu du tramway européen il y a déjà longtemps, s’arrêtant à la station locale nommée « Serbie ». Aujourd’hui, la Serbie est aussi loin de l’UE qu’elle l’était au temps de la Révolution d’Octobre, dont l’anniversaire sera célébré, ou pleuré, cet automne.

La Serbie est actuellement enfermée dans un mirage de démocratie et d’européanisation. Cette fausse européanisation du régime continue d’éroder les fondements démocratiques sur lesquels le pays repose, le menant vers une pure autocratie. On ne compte plus les faits, enquêtes, rapports internationaux objectifs pour étayer cette assomption : au cours de l’ère Vučić, l’État de droit s’est érodé de façon telle que le SNS a désormais le contrôle absolu sur toutes les institutions, du Parlement aux municipalités. Les médias ont vu leur liberté rognée, l’espace public s’est restreint, la corruption et le clientélisme se sont développés, l’autonomie des sciences est ouvertement sapée et la brutalité policière a été utilisée contre les citoyens dans les rues de Belgrade ; les relations régionales se sont détériorées, tandis que les discours révisionnistes ont pris de l’ampleur.

Le soutien de la population serbe en faveur l’UE a diminué, il est maintenant au plus bas niveau parmi les pays de la région. Les jeux géopolitiques avec la Chine et la Russie et les flirts avec les régimes de Budapest et d’Ankara l’attestent : le régime serbe s’éloigne de Bruxelles. Le nœud du problème est que le cœur du régime d’Aleksandar Vučić est entièrement vide d’un quelconque enthousiasme pour les valeurs démocratiques et libérales épousées par l’article 2 du Traité de l’Union européenne.

Ce qui motive le régime à maintenir une façade d’européanisation est que les États membres de l’UE – pas la Russie ni la Chine – sont les principaux partenaires commerciaux, les principaux investisseurs et bailleurs de fonds de la Serbie. Cela s’est une nouvelle fois avéré pendant la pandémie de coronavirus. Le régime sait qu’il ne pourrait pas tenir sans ces fonds européens, qui disparaissent largement, comme en Hongrie, dans les poches d’individus et de structures connectés au régime. En fin de compte, les régimes clientélistes autoritaires dépendent des sommes qu’ils peuvent donner à leurs clients et de leur capacité à rassasier les appétits des élites et des groupes d’intérêts gravitant autour du pouvoir.

Bien cachés sous le vernis des efforts fictifs visant à accélérer le processus d’intégration, dissimulés derrière la communication en faveur de la démocratie, se trouvent des valeurs et discours anti-européens, anti-démocratiques, racistes et chauvinistes – tout ce que l’Europe rejette. Il n’est pas exagéré de dire que ces faux-semblants d’esprit européen que joue le régime sont la perversion absolue de la véritable essence de l’européanisation ; cette simili-européanisation est devenue une nouvelle forme raffinée de violence structurelle commise par le régime, un funeste mirage de démocratie.

Le visage managérial et le visage émancipateur de l’Europe

L’Europe a aussi sa part de responsabilité. Il y a quelque temps, le sociologue allemand Hauke Brunkhorst a écrit sur la différence entre le visage managérial et le visage émancipateur de l’Europe. Depuis qu’Aleksandar Vučić a pris le pouvoir, l’Europe a parlé à la Serbie en termes technocratiques, à la fois « stabilocratiques » et pragmatiques. « Stabilocratiques », car elle a continué à croire le conte de fées selon lequel l’homme fort de Belgrade pouvait imposer aux Serbes un accord avec le Kosovo ; pragmatiques, car Aleksandar Vučić se présente comme un politicien pragmatique.

Il a ainsi réussi à s’attirer les bonnes grâces de la chancelière allemande Angela Merkel lors de sa gestion pragmatique de la crise des réfugiés en 2015. Il a exaucé les souhaits de Berlin sans jamais poser de questions. Quoi qu’il en soit, de façon intentionnelle ou inconsciente, l’UE est devenue complice de ses longs efforts pour rogner la démocratie et la liberté en Serbie.

L’alarme a fini par retentir quand Viktor Orbán, l’architecte de l’autocratisation clandestine de la Hongrie, a commencé à soutenir de tout son cœur les ambitions européennes de la Serbie. Mais en même temps, l’image d’Aleksandar Vučić comme dirigeant pragmatique de la Serbie européenne s’est fissurée. Le fait que l’UE, pour la première fois, n’a pas ouvert de nouveaux chapitres en est un signe. Néanmoins, il ne peut y avoir de changement si la Serbie elle-même ne change pas.

Au début de son « ère », Aleksandar Vučić cite souvent Max Weber, mettant en avant l’éthique protestante, « le dur labeur, la discipline et l’ordre » pour soigner, corriger les problèmes causés par la soi-disant mentalité serbe de « fainéantise, turbulence et manque de discipline ». Mais s’il avait lu Weber plus sérieusement, il connaîtrait la différence entre le type rationnel de gouvernement, basé sur l’adhésion aux normes légales, c’est-à-dire un État de droit construit autour d’un appareil bureaucratique indépendant et objectif, et le type de pouvoir qu’il préfère : le pouvoir charismatique.

Cela n’aura pas lieu sans une révolte

Selon Weber, le pouvoir charismatique est basé sur la loyauté d’adeptes à la personnalité particulière, à l’héroïsme ou aux pouvoirs surnaturels du chef. Aleksandar Vučić est sans doute convaincu qu’il est un dirigeant charismatique, une figure historique qui laissera une marque indélébile sur la Serbie.

La Serbie doit décider quel type de gouvernement, de pays, de société elle veut. Un pays dont les institutions fonctionnent indépendamment de l’autocrate et du parti au pouvoir, un pays libre de corruption et de népotisme dont les citoyens sont égaux et bénéficient d’un espace public et de médias libres et pluriels, où toutes les opinions peuvent être entendues et où les faits sont distincts des illusions.

Elle doit décider si elle veut un pays démocratique, européen, ou si elle se contente d’une démocratie illusoire et de promesses vides en faveur de l’accession à l’EU. Elle doit décider si elle veut un despote ou un État rationnel. Choisir le second implique un rejet conscient du régime de Vučić. Cela n’aura pas lieu sans une révolte – mais une révolte cette fois soutenue par des idées et une logistique plus matures.

L’avenir européen de la Serbie dépend du succès de cette révolte. Jusqu’à ce qu’elle ait lieu, les fausses promesses d’un avenir européen continueront à servir à démanteler la démocratie en Serbie. Une fois que la révolte commencera, ce sera la dernière chance pour l’UE de choisir son camp et décider lequel de ses deux visages elle veut montrer : le visage calculateur et technocratique ou l’autre – le visage émancipateur.