Médias en Serbie : à l’heure des tabloïds, quelle place pour la vraie info ?

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Dans une Serbie marquée au fer rouge par l’autocensure et la tabloïdisation, bien s’informer est devenu une mission quasi impossible. Discrètement contrôlés par les élites politiques et économiques, les médias préfèrent le divertissement à l’investigation. La Fondation Slavko Ćuruvija, du nom de ce journaliste assassiné en 1999 à l’époque Milošević, œuvre à la promotion d’une presse libre et indépendante. Rencontre avec Ilir Gaši, son directeur.

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Propos recueillis par Marzia Bona

© James Hooper / FlickR

Osservatorio Balcani e Caucaso (OBC) : Quelles sont les missions de la Fondation Slavko Ćuruvija ?

Ilir Gaši (I.G.) : Nous travaillons essentiellement dans trois directions : le soutien aux médias locaux, le renforcement du journalisme d’investigation et la formation des jeunes journalistes. Il y a maintenant un peu plus d’un an, nous avons créé le site Cenzolovka, avec l’ambition de combler le déficit d’informations sur la liberté de la presse en Serbie. Notre public cible n’est pas uniquement constitué des professionnels de l’info : nous visons également, et surtout, un public plus large qui pourra accéder à des contenus sur le rôle de l’information dans le processus de consolidation démocratique en Serbie. L’opinion publique serbe semble se désintéresser de la liberté de la presse, et de la liberté d’expression en général. C’est précisément ce que nous voulons changer, en valorisant l’implication des citoyens dans l’élaboration des politiques relatives aux médias et en visant, à plus long terme, l’émergence d’une société civile pleinement investie dans la surveillance des politiques publiques.

OBC : Quelles ont été les réactions à la création de la Fondation et du site Cenzolovka ?

I.G. : Les lecteurs ont eu des réactions très positives. Nous n’avions pas anticipé une telle réussite. Cet engouement montre que ce que nous faisons, et la façon dont le faisons, apporte quelque chose. En peu de temps, nous avons rassemblé autour de nous un grand nombre de journalistes talentueux. Ce sont des professionnels qui avaient décidé ou bien de quitter leur poste, ou bien d’abandonner le journalisme à jamais. Voilà qui illustre l’état de la profession en Serbie de nos jours.

OBC : Comment faites-vous pour sensibiliser le public aux questions relatives à la liberté de la presse s’il s’en désintéresse ?

I.G. : Lorsque nous choisissons de traiter d’un sujet ou de la façon de le traiter, nous partons du principe que le lecteur n’est ni passionné, ni particulièrement informé. Notre travail, c’est de réussir à amener le public à nous lire. Nous essayons donc d’expliquer une situation de façon à ce que tout le monde puisse la comprendre. Cette façon de faire peut paraître un peu condescendante, mais il faut bien comprendre le contexte dans lequel nous évoluons.

OBC : Le journalisme souffre d’une perte de confiance de la part des lecteurs. Quelle est la situation en Serbie ?

I.G. : Le phénomène se vérifie dans notre pays, et pour trois raisons. Un, les lecteurs sont déçus par le faible rôle joué par les médias dans le processus de transformation du pays : beaucoup de médias dits « indépendants » ont fini par se compromettre avec le pouvoir en place, et la qualité des reportages s’est effondrée ces quinze dernières années. C’est dû à plusieurs facteurs, et en premier lieu au facteur économique. Deux, la « tabloïdisation » des journaux serbes, qui se délectent du scandale et du sensationnel. De tels journaux sont présents un peu partout, même dans des démocraties bien installées, mais en Serbie nous touchons le fond en matière d’immoralité. Trois, il y a un manque d’éducation à l’information. Les citoyens devraient être en mesure de la choisir au lieu de subir la saturation de l’insignifiant. Le fait que l’information utile ait été noyée dans le divertissement a joué sur le désintérêt pour l’activité médiatique.

OBC : Qu’est-ce qui a changé pour la liberté de la presse depuis l’assassinat de Slavko Ćuruvija ?

I.G. : Les journalistes sont moins sujets à la violence physique. En ce sens, ils sont moins en danger que par le passé. Toutefois, d’autres moyens de pression sont employés aujourd’hui : moins visibles, moins traumatisants, mais non moins efficaces. Prenons l’arme économique : des ressources financières sont nécessaires à la vie d’un média. Ainsi, quiconque a de l’argent peut s’en servir pour prendre le contrôle d’un journal : que ce soit l’État ou les annonceurs, ou les deux, des liens forts unissant les entreprises privées, les entrepreneurs et les annonceurs. De nos jours, le journalisme de qualité est essentiellement produit par la société civile, qui vit grâce aux dons – ce qui est louable, mais n’est pas un modèle durable. La Fondantion Ćuruvija souhaiterait changer ce modèle et permettre au bon journalisme d’être économiquement rentable, sans pour autant que cela affecte la qualité des ses reportages. Je rencontre beaucoup de journalistes talentueux qui font d’immenses sacrifices pour que l’éthique du métier perdure : j’en rencontre parfois qui n’ont pas reçu de salaires depuis six mois mais qui, malgré tout, continuent leurs enquêtes !

OBC : Quel est votre point de vue sur le processus de processus de privatisation des médias en Serbie ?

I.G. : Il est encore un peu tôt pour avoir un jugement clair sur ce qu’il se passe, et ce que ça impliquera. Nous ne savons pas encore très bien qui seront les acquéreurs de ces médias, et la seule chose dont nous sommes certains, c’est que plusieurs de ces médias vont disparaître faute de repreneurs. Beaucoup de médias publics étaient surtout des instruments de propagande. Par ailleurs, beaucoup de médias privés de qualité souffraient de la concurrence des médias publics subventionnés. En ce sens, la privation pourrait même améliorer la situation : elle privera l’État de moyens de pression directs sur les médias. Rien n’indique que d’autres moyens de pression ne seront pas utilisés, mais la contrainte sera moins automatique qu’actuellement.

OBC : Quelle est votre opinion sur le traitement médiatique de la crise des réfugiés en Serbie ?

I.G. : Bien que la crise ait été prévisible, personne n’y était préparé. La première réaction des médias serbes a été terrible : un mélange de xénophobie et d’approche tabloïd qui a totalement saboté la possibilité de comprendre la situation. La Serbie a beaucoup souffert dans les années 1990 de la montée des nationalismes et des sanctions internationales. En conséquence, la société serbe est relativement fermée et les médias en ont joué dans leur traitement. Mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, dès qu’Aleksandar Vučić a fait connaître sa position, plutôt bienveillante, les médias ont suivi. Voilà qui révèle les rouages du système médiatique en Serbie : le Premier ministre n’a pas eu besoin d’exercer de pression pour que l’information s’accorde à sa parole.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.