Les Saxons de Roumanie après la Seconde Guerre (3)

Blog • Saxons de Roumanie : un témoignage français sur la déportation de 1945

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Mon ami Vassia : souvenirs du Donetz, de Jean Rounault, paraît à Paris en 1949, année au cours de laquelle la plupart des quelque 70 000 hommes et femmes déportés de Roumanie vers la Russie à titre d’« ethniques » allemands prennent le chemin du retour. Déporté lui-même en janvier 1945, son auteur a été libéré à la fin de la même année grâce à l’intervention de ses amis de l’Institut français de Bucarest. Tout aussi original qu’exemplaire, son témoignage porte sur cette période et, au-delà de la situation des déportés, traite de celle, autrement dramatique, des travailleurs en Russie soviétique.

"Comment, tu ne connais pas le livre de Jean Rounault ?" m’a apostrophé un ami, Matei Cazacu, après avoir lu mon post sur la déportation des Saxons. Plutôt sceptique en commençant feuilleter l’exemplaire jauni qu’il m’a prêté, j’ai fini par me prendre au jeu et le lire d’un trait.

Le récit comporte quatre temps.

Il commence par une scène plutôt mystérieuse, qui fait penser un peu à l’atmosphère du « Troisième homme » d’Orson Welles. Cela se passe à Budapest, dans un café, en 1947. L’auteur se mêle à la conversation de ses voisins de table : un capitaine russe, un soldat russe et un civil à l’allure suspecte « de Levantin ». Au grand dam du premier, qui s’évertue à expliquer pourquoi son pays doit désormais entretenir de bons rapports avec le monde entier, le deuxième déclare haut et fort qu’il n’aime pas la tête du troisième, pas plus que celle de l’auteur, présenté dans le récit comme un Français se débrouillant en russe. C’est l’entêtement, l’insolence et le franc-parler du soldat, qui lui ont rappelé un personnage qu’il a côtoyé dans le Donbass, Vassia, « l’ami qui m’a sauvé la vie en partageant son pain avec moi, mais aussi l’homme qui, avec un courage indicible, a su garder ce bien précieux entre tous : une pensée libre » (p. XVI). En effet, la classe des chefs, des natchalniks, en Russie soviétique, représentée ici par le capitaine, enrage l’auteur, alors qu’il éprouve une empathie sans limite pour la catégorie à laquelle appartient Vassia, « cette grande masse d’origine paysanne qui, malgré la propagande officielle, ne cessait de penser d’une manière assez indépendante » (p. XV).

Les deuxième et troisième temps du récit sont également très brefs en comparaison avec le quatrième qui correspond à l’année passée dans le camp de travail 1022 de Makeevka, dans le Donbass. Il s’agit de la rafle des « ethniques » allemands telle qu’elle s’est déroulée à Bucarest, dans la plus grande confusion, et du transport des déportés dans des wagons à bestiaux vers le Donbass.

La chose qui surprend le plus est le fait que les victimes de la rafle avec lesquelles l’auteur va se retrouver dans le train sont des personnages dont l’ethnicité allemande est plutôt vague ou pour le moins discutable : fonctionnaire à la mairie, Steiger, qui ne parle pas un mot d’allemand, est là parce que son arrière-grand-père était un Allemand qui s’était établi en Roumanie ; magyarophones de Transylvanie, Willi et sa femme, sont là parce que les papiers certifiant leur origine juive sont arrivés trop tard, etc. Il y a aussi Eduardo Basto, muni d’un passeport argentin en bonne et due forme, ou encore ce paysan, vraisemblablement roumain, mordu par un chien enragé et qui a fait le vide autour de lui dans le wagon avant de rendre l’âme. L’auteur lui-même, multiplie d’emblée les démarches, auprès des autorités françaises de Bucarest, pour montrer qu’il n’aurait pas dû figurer sur la liste. Nous reviendrons sur ce point qui ne peut qu’intriguer le lecteur qui voudrait savoir si l’auteur est français, allemand ou roumain.

Telles qu’elles sont présentées, « de l’intérieur », les conditions du transport de la « cargaison humaine » sous la surveillance des sentinelles russes n’ont rien à envier à celles dans lesquelles ont eu lieu les autres déplacements forcés de population pendant la guerre. Sur ce point, le témoignage de l’auteur est d’autant plus précieux qu’il est précis et qu’il adopte en règle générale un ton mesuré, chose rare dans les témoignages disponibles en la matière. A aucun moment on ne trouvera chez lui une quelconque tentative de renforcer l’effet dramatique des situations décrites.

Pour ce qui est de la vie des déportés et de leurs « hôtes » qu’ils sont appelés à épauler dans la reconstruction de l’économie soviétique éprouvée par la guerre, deux choses méritent d’être signalées.

Parmi les premiers, il y a de tout : les Saxons et les Souabes de Roumanie, les Allemands qui se sont installés avant ou pendant la guerre pour une raison ou une autre en Roumanie et ceux de la Wehrmacht en retraite, des soldats et des officiers, des recrues dégoûtées par la guerre, de jeunes nazis persuadés que dans quelques mois Hitler allait l’emporter grâce à une arme secrète, des aristocrates prussiens sceptiques ou encore des antifascistes. Un chapitre est consacré à un certain Hans Koch, ancien militant du Parti communiste roumain dans la clandestinité, qui avait refusé de se dérober à l’ordre de déportation alors qu’il avait la possibilité de le faire. Il a pris la décision d’y aller, après avoir consulté ses collègues de cellule, pour participer sur place à l’édification du socialisme. Si certains officiers allemands faisaient régner l’ordre dans le camp en accord avec les autorités soviétiques, Hans Koch, lui, organisait avec enthousiasme un « club » où les déportés étaient conviés de se rendre pour lire et commenter la presse communiste. L’auteur n’est pas toujours tendre avec ses camarades d’infortune. Aux déportés, il préfère visiblement la compagnie des ouvriers qu’il côtoie dans les tâches qu’il est amené à accomplir.

La description de la condition ouvrière et de l’organisation du travail, des mille et une combines pour faire le moins possible, du système de commandement (des surveillants au tout-puissant « partorg » en passant par des directeurs souvent corrompus), du travail au noir et du marché noir ou encore de l’état des logements des travailleurs et de leur sexualité permet de se faire une idée assez précise du Donbass de l’époque. Il dresse toute une série de portraits très suggestifs des Russes côtoyés pour lesquels les déportés, allemands ou non, manifestaient peu d’intérêt et affichaient volontiers un sentiment de supériorité. Dans la mesure où ils vont retourner au bout de plusieurs années dans leurs pays, les déportés dont fait partie l’auteur se retrouvent dans une situation qui est dans un sens meilleure que celle des ouvriers ou même des soldats russes condamnés à vivre et à travailler dans ces conditions.

« T’en fais pas, tu partiras bientôt », le console l’adjudant commandant le détachement de la NKVD à la mine 11 avec lequel il s’entretient en roumain. « Moi, je ne me vois pas partir d’ici maintenant que toute la Bessarabie commence à venir dans le Donbass, garçons et filles », lui dit ce paysan bessarabien qui s’en est sorti , si l’on peut dire, parce qu’il a été incorporé de force par les Soviétiques en 1940 alors que son frère a été tué et ses sœurs ont été déportées. (p. 275)

En effet, au bout d’une année, Jean Rounault, Rouno - comme l’appelaient les Russes, en association avec la marque automobile - a été libéré, grâce à l’intervention de ses amis français, et c’est là que finit son récit.

Un parcours atypique

Je me suis refusé de chercher à en savoir plus sur cet auteur et son livre avant de finir de le lire. Ce n’est donc qu’à partir de cet instant que je me suis mis à la recherche de renseignements sur cet auteur qui parle assez peu de lui, et en brouillant souvent les pistes, dans ce livre écrit tout de même à la première personne. Je n’ai donc pas tardé à apprendre que le livre a été récemment réédité (Le bruit du temps, 2009) avec une longue postface très documentée de Jean-Louis Panné (p. 283-441).

Nous apprenons ainsi que Jean Rouault est un pseudonyme littéraire et beaucoup d’autres choses qui n’apparaissent guère dans son livre. Rainer Biemel de son vrai nom, il est né dans une famille saxonne à Brasov en 1910. Bien que pas très fortunés, d’esprit ouvert, ses parents l’envoient, à sa demande, à seize ans poursuivre ses études en France où il passe son bac et suis les cours de lettres et de philosophie (avec Alexandre Koyre et Alain notamment) tout en faisant de nombreux allers-retours avec la Roumanie. Entre 1933 et 1939, il travaille dans l’édition, traduit Rilke et Thomas Mann, et participe activement aux actions de soutien aux intellectuels allemands fuyant le nazisme. La France envahie, par peur d’être arrêté à cause de son engagement, il rentre en Roumanie où il travaille comme traducteur. A la fin de la guerre, quand il est arrêté, son épouse, également saxonne, et sa fille sont prises en charge par le directeur de l’Institut de France, Jean Mouton. Autrement dit, s’il se présentait partout comme français il n’était pas moins citoyen roumain (lui et son épouse obtiendront la naturalisation par décret en 1947) et « cent pour cent » saxon. Par conséquent, il remplissait les critères requis pour être déporté. Rien de tout cela ne figure dans ce récit. Même après la parution du livre il insistera sur le fait que son nom ne pouvait figurer que par erreur sur la liste des déportés. Vraisemblablement, il se sentait français, ses amis étaient français et grâce à eux il s’en sortira au bout d’un an. A noter que, marxisant dans sa jeunesse (on apprend dans ses archives qu’il rêvait d’une « Transylvanie libérée par Moscou », rapporte Jean-Louis Panné, p. 386), il se montrera de plus en plus critique vis-à-vis du marxisme et de l’URSS dans ses articles parus dans l’hebdomadaire littéraire Micromégas à partir de 1936.

A noter, aussi, que ce Saxon luthérien, très proche des milieux libertaires, s’est converti au catholicisme à la veille de sa déportation. De retour à Paris avec sa famille après la prise du pouvoir définitive par le Parti communiste en Roumanie, il essuiera plusieurs refus dans ses tentatives de publier son témoignage. Avec plus d’un quart de voix, le PCF exerçait un vrai pouvoir dans l’édition française en ce temps ; quelques mois avant la parution de son témoignage, il fut même traité de « chantre des nazis et soldat de la Wehrmacht » dans les Lettres françaises. De l’autre côté, on lui proposait un titre plus accrocheur dans le genre Un an en enfer et Au pays des esclaves, quand on ne lui reprochait d’être trop favorable au système soviétique (Jean-Louis Panné, p. 406). Finalement, Sulliver, éditeur de livres rares, décide de le publier. Les 6 000 exemplaires tirés étant vite épuisés, le livre est réimprimé l’année suivante chez Plon. Malgré ce succès, la situation de l’auteur demeure précaire, et il ne s’en sort que grâce à la solidarité des milieux d’extrême gauche qui dénonçaient de longue date les méfaits du système dictatorial instauré en Russie par les bolcheviques. May Picqueray et ses amis anars, lui trouvent un travail de correcteur au Journal officiel, Pierre Monatte, de la Révolution prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire, lui cède une chambre où il aménage avec sa famille puisqu’il n’arrivait plus à payer l’hôtel. C’est dans cette revue qu’il publie « Pourquoi j’ai écrit Mon ami Vassia » en mars 1950.

Sa situation se stabilise après 1953 quand il est embauché comme directeur littéraire à Desclée de Brouwer. Réputé surtout pour ses traductions de l’allemand, Rainer Biemel meurt en 1987, son livre est réédité en 2009 puis traduit l’année suivante en roumain, avec une introduction de Monica Lovinescu, qui avait traduit la Vingt-cinquième heure de Virgil Gheorghiu, roman paru également en 1949 et préfacé par le même Gabriel Marcel.

Le malaise de la mémoire du communisme à l’Est

Si j’ai accompagné la présentation du livre par un éclairage du parcours de son auteur c’est pour mieux faire comprendre la problématique soulevée par son témoignage dont les effets se sentent encore de nos jours. Mon ami Vassia, témoigne sur la déportation des Allemands de Roumanie et, au-delà, sur la situation en URSS. Son originalité réside dans la façon dont son auteur contextualise son propre vécu et celui des autres déportés, en se mettant dans la peau de l’autre. En matière de déplacements et de travaux forcés, avec Rounault nous sommes en pleine « expérience proprement européenne », pour reprendre l’expression de Pierre de Trégomain à propos du roman de Herta Müller. On n’y décèle pas le moindre préjugé d’ordre communautaire ou national et le récit est dépourvu de toute considération idéologique ou politique oiseuse. La perspective adoptée est résolument universaliste. Les informations fournies se sont révélées exactes et la analyses ont été pour la plupart confirmées par la suite. S’agissant de l’URSS, et de la condition ouvrière en particulier, le livre de Jean Rounault a été précédé et suivi de près par d’autres, allant dans le même sens : Voyage au pays du mensonge déconcertant d’Ante Ciliga
est paru en 1938 (et la seconde partie en 1950), Vers l’autre flamme de Panaït Istrati, Victor Serge et Boris Souvarine, en 1929...

En Occident, les livres dans ce genre ont exercé une influence non négligeable au sein notamment de l’extrême gauche et de la gauche non communiste (stalinienne) mais limitée pour diverses raisons allant du blocage exercé par les communistes occidentaux à la récupération de cette critique par la propagande anticommuniste au profit des intérêts de la droite réactionnaire. A vrai dire, il faudra attendre encore des années, (les révélations de Khrouchtchev au XXe congrès, l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, etc.) pour que petit à petit se construise une certaine unanimité en Occident à propos des méfaits du communisme à l’Est. Aux pays du socialisme réel, l’impact des écrits d’un Rounault, d’un Ciliga ou d’un Victor Serge fut quasi nul (c’était cela, aussi, le rideau de fer) tandis que le message de la dissidence interne ne passera qu’à doses homéopathiques et par le truchement des médias occidentaux. Certes, les vagues d’arrestations, la persécution des uns la déportation des autres, les crimes et les contraintes en tous genres ont marqué les esprits sur place, mais, dans l’absence d’informations fiables et de débat ouvert, les souvenirs qu’ils ont laissés ont favorisé surtout le repli communautaire, les reflexes conservateurs, les dérives nationalistes et même une certaine méfiance vis-à-vis des projets collectifs d’émancipation ou novateurs. Et lorsque les conditions permettant la libre circulation de l’information et le débat public ont été réunies, à la faveur de l’implosion des régimes communistes, ce repli, ces reflexes et dérives sont apparus au grand jour. De ce point de vue, la mémoire du communisme dans les anciens pays communistes est loin d’avoir retrouvé la cohérence et la sérénité à laquelle on pouvait s’attendre après plus de deux décennies de débats et continue de brouiller les références de l’échiquier politique. La volonté de rattraper coûte que coûte le retard, en matière notamment de témoignages mais aussi de réflexion sur la question, n’ont pas donné des résultats toujours satisfaisants, en partie à cause des pressions exercées par les responsables de l’ancien régime. D’autre part, il y a aussi la difficulté objective d’identifier avec un tel retard les responsables : en Roumanie, par exemple, ce n’est que ces toutes dernières années que des octogénaires et nonagénaires ont été convoqués devant les tribunaux pour des crimes commis au début des années 1950. Enfin, le malaise est visible dans les rancœurs qui entretiennent la tension entre la mémoire du communisme et celle du fascisme.

Fait suite à  : La déportation des Allemands de Roumanie en Russie : un facteur sous-estimé.