Roumanie : « les journalistes devraient toujours être du côté de la justice et des droits de l’Homme »

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La Roumanie occupe une plutôt flatteuse 52e place dans le classement Reporters sans Frontières sur la liberté de la presse. Dans les Balkans, seule la Slovénie fait mieux. Pourtant, les journalistes roumains font face à de nombreuses pressions tant politiques qu’économiques. Mais les réseaux sociaux bouleversent les médias traditionnels. L’analyse de la directrice du Centre pour le journalisme indépendant en Roumanie, Ioana Avadani.

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Propos recueillis par Luka Zanoni

Un kiosque à Cluj-Napoca
© Pierre Pichot / FlickR

Osservatorio Balcani e Caucaso (OBC) : Reporters sans Frontières classe la Roumanie à la 52ème position de son classement pour la liberté d’expression, mieux que la plupart des autres pays des Balkans. Quels sont les problèmes que les journalistes rencontrent dans ce pays ?

Ioana Avadani (I. A. ) : Je ne me fie pas aux classements. Tout dépend de la méthodologie et de qui répond aux questionnaires. Ce qui m’intéresse, c’est le progrès : après vingt ans de stagnation, j’aimerais voir la Roumanie grimper. Notre association a mené en 2014, auprès d’une centaine de journalistes, une étude sur leur vision des médias, les problèmes du secteur et les solutions possibles. Les journalistes ont répondu que l’enjeu financier était le principal problème. Le manque de financement des médias entraîne des effets néfastes. Les rédactions fondent à vue d’œil et ceux qui restent doivent faire tout le travail. Imaginez une salle de rédaction passant de 300 personnes à 10. La qualité et la quantité en souffrent, mais l’argent n’est pas tout. Notre sondage révèle que le sentiment qui prévaut chez les journalistes, c’est la peur. Peur de parler librement et d’exprimer des opinions critiques. La plupart craignent de perdre leur emploi, ce qui nous ramène à la question financière.

OBC : De l’auto-censure ?

I.A. : L’auto-censure existe, mais elle n’est souvent pas perçue comme telle. Plusieurs journalistes admettent éviter de rédiger des articles négatifs sur les annonceurs ou les propriétaires de leurs journaux. C’est un enjeu réel car devenu banal. Notre bataille consiste à maintenir des normes élevées et à expliquer que, si certains se sentent obligés de pratiquer l’auto-censure, cela n’a rien de normal.

OBC : Quelle est l’influence réelle des services secrets sur les journalistes en Roumanie ?

I.A. : Il y a un voile de mystère sur cette question. On a connu une polémique sur la place des barbouzes dans les rédactions, avec des fuites provenant tantôt des médias, tantôt des services de renseignement. Personne n’a démenti la présence d’informateurs. Bien sûr, les services secrets ne donneront jamais de nom, ce qui nourrit les soupçons. Vous ne savez plus si votre collègue est une taupe ou un véritable journaliste travaillant dans l’intérêt du public.

OBC : Quel est le poids de l’ancien régime communiste ?

I.A. : Des vestiges persistent, mais le reste est nouveau. L’influence des services de sécurité s’accroît aussi au niveau législatif. On pousse ainsi un projet de loi « Big Brother », malgré trois refus de la Cour constitutionnelle. Mais on martèle sans cesse l’idée de menaces contre la Roumanie, entretenant la peur.

OBC : Les médias ne réagissent pas ?

I.A. : Certains se contentent de faire passer le message. Il s’agit toujours de montrer des menaces sur la Roumanie. Parfois, les médias eux-mêmes sont vus comme une menace pour l’État : il y a deux ans, la Stratégie de sécurité nationale du gouvernement a inclu les médias dans les menaces internes.

OBC : Quelle fut la couverture médiatique des manifestations qui ont mené à la démission du Premier ministre Ponta ?

I.A. : Certains médias les ont suivies depuis le début, d’autres non. Quelques chaînes de télé les ont carrément ignorées !

OBC : Les chaînes pro-gouvernementales ?

I.A. : Grosso modo, oui, même si c’est plus compliqué. Le propriétaire d’une chaîne télé est un ami de l’ancien Premier ministre Victor Ponta et il est lui-même impliqué dans plusieurs affaires de corruption. Tout n’est pas politique, il y a aussi l’argent, le maintien de l’influence et l’accès aux fonds publics. Cela dit, je tiens à souligner la manière dont les réseaux sociaux s’emparent de fonctions autrefois réservées aux médias traditionnels. Grâce aux nouveaux médias, les gens communiquent aujourd’hui d’une façon qui était techniquement impensable pour les médias traditionnels. Les citoyens s’auto-organisent et dénoncent les manipulations des médias habituels en mettant en ligne des éléments laissés de côté par les chaînes de télé, par exemple. Lors de l’élection présidentielle, en novembre 2014, en raison d’une mauvaise organisation, des milliers de membres de la diaspora roumaine ont dû faire la queue pour voter, et beaucoup d’entre eux n’ont pas pu exercer leur droit de vote. Certaines chaînes de télé ont minimisé les faits, par exemple en tronquant les foules devant les bureaux de vote grâce au cadrage de la caméra. De nombreux citoyens ont réagi en mettant en ligne des images complètes des gens faisant la queue.

OBC : Les réseaux sociaux peuvent-ils forcer les médias traditionnels à s’améliorer ?

I.A. : Absolument. En Roumanie, il y a sept millions de comptes Facebook, soit près du tiers de la population. Bien sûr, tous ne sont pas des comptes individuels et d’autres sont inactifs. Mais le fait est qu’il existe une vaste communauté de gens sur les réseaux. Quiconque constate un fait peut devenir une source. Les gens peuvent le diffuser sur les réseaux sociaux après l’avoir filmé avec son téléphone. Voilà la leçon à retenir pour les médias traditionnels : ils n’ont plus le monopole de l’information. Et c’est quelque chose qu’ils devront comprendre rapidement.

OBC : Les réseaux sociaux favorisent-ils la prise de conscience des citoyens ?

I.A. : En tout cas, ils ont accru les attentes. Au Centre du journalisme indépendant, nous travaillons beaucoup sur la maîtrise des médias et la nécessité de rendre des comptes. Si vous disposez des outils permettant de faire du journalisme, comme mettre la main sur des informations et être en mesure de les publier, alors vous devez connaître les règles éthiques régissant le journalisme.

OBC : Un journaliste peut-il aussi être un militant ?

I.A. : Bonne question. Il n’est pas réaliste d’exiger d’un journaliste qu’il soit objectif. Personne ne l’est, nous ne sommes pas des robots – et même si nous en étions, un humain nous programmerait. On ne peut pas être objectif, mais on peut être honnête et loyal. Voilà l’important. Nos normes professionnelles exigent que nous prenions en considération toutes les parties impliquées et tous les points de vue sur une histoire particulière. Sur certains sujets, toutefois, il n’y a qu’un seul point de vue possible – par exemple les génocides ou les droits de l’Homme. Disons que les journalistes devraient toujours être du côté de la justice et des droits de l’Homme.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.