Blog • Que cache donc cette feuille de vigne ?

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Un petit cigare roulé, fourré... N’allons pas trop loin dans la métaphore, les feuilles de vigne sont une figure archi-classique des cuisines des Balkans et de la Méditerranée orientale. Bien des variantes sont admises, mais pourtant, toujours il s’agit de la même recette.

Dolma, sarma, sarmale, sarmica… Des confins de Transylvanie, de la Krajina de Knin jusqu’aux steppes d’Asie centrale, aux montagnes du Caucase et au désert de Bactriane, le principe est le même : dans une feuille – de vigne, de chou, mais aussi de mûrier ou de blette (la délicieuse sarma od zelja de Serbie) – on roule un mélange de riz, de viande, d’oignon, plus ou moins riche, plus ou moins relevé, variablement épicé.

L’étymologie des deux grandes appellations est bien connue : dolma ou tolma, comme disent les Caucasiens, cela vient du verbe turc dolmak, remplir, fourrer, et la forme concurrente de sarma dérive d’un autre verbe turc, sarmak, qui signifie rouler. Deux appellations concurrentes ? Non, plutôt deux moments d’une même recette. On remplit la feuille étalée de la farce, puis on la roule en forme de cigare avec les doigts, en serrant bien pour que rien ne puisse s’échapper à la cuisson.

Deux racines verbales, une même recette, deux gestes fondamentaux de la cuisine, et mille variantes… En effet, comment mange-t-on les dolma/ sarma ? Voilà bien la grande question.

Je dînais il y a quelques jours à Istanbul, dans le merveilleux restaurant Cezayir, à la table d’Osman Kavala, le maître des lieux, mécène, philanthrope et militant. Cezayir, c’est, en plus du jardin et du restaurant, des salles de conférence et d’exposition, au pied du lycée de Galatasaray, dans l’ancien siège de l’Associazione dei Lavoratori Italiani d’Istanbul, un temps présidée par Garibaldi. Parmi les meze qui s’accumulaient sur la table, figuraient bien sûr plusieurs sortes de dolma, des bouchées tièdes libérant sous la dent une explosion de saveurs parfaitement harmonieuses. Le voyage gustatif entraînait immédiatement sur la route des épices, vers la Perse, l’Inde, et plus loin encore, vers l’Asie du Sud-Est, comme le rêve d’un rouleau de printemps transsubstantialisé.

Des sarme, j’en mangeais aussi l’autre jour à Belgrade, des solides sarme cuites dans un pot de terre, agrémentées d’un gros morceau de lard. Le plat était chaud, roboratif, délicieux, mais aussi éloigné des yaprak dolma d’Istanbul qu’une soupe au chou pyrénéenne d’un consommé à la reine ou d’un potage Crécy…

Il voulait manger des dolma, s’attendant à des petits cigares froids qui auraient accompagné notre verre d’ouzo

D’Istanbul, je suis parti à Skopje et un soir, à la recherche d’un peu de calme, avant de revenir boire, parler et chanter sur la place du gouvernement, transformée par l’opposition en plus belle kafana des Balkans, je suis monté dîner dans un petit restaurant calme des hauteurs du Vodno, en compagnie d’un ami breton installé à Chypre, d’un Vannetais de Nicosie. Il voulait manger des dolma, s’attendant à des petits cigares froids qui auraient accompagné notre verre d’ouzo. Je le mis en garde, ce n’est pas ainsi que s’entendent les sarme en terre balkanique, mais il nous fut servi une forme intermédiaire : des petites sarmice chaudes, de grosses bouchées accompagnées d’une solide cuillère de kiselo mleko (lait caillé), une sorte de plat de transition entre les dolma d’Istanbul et les sarme/ sarmale serbes ou roumaines.

Pourquoi tant de digressions pour rappeler l’essentiel, le déjà bien connu ? Il existe une immense aire culinaire ottomane, où les traditions se sont mêlées, les substrats grecs, romains, babyloniens dialoguant avec les apports venus des steppes d’Asie centrale… Oui, mais l’unité n’est pas que géographique, elle est aussi sociale. Tout comme il existe un dégradé entre les plats consommés dans les Balkans, sur le Bosphore, en Anatolie ou en Syrie, il existe un évident continuum entre le manger de paysan que constituent des sarmale roumaines et la délicate bouchée d’une cuisine aristocratique stambouliote.

Une telle chose ne serait pas possible en France, et c’est pour cela que je citais la garbure béarnaise et le potage Crécy : la « haute cuisine » à la française est une invention de la Cour royale, de Versailles, transmise par voie hiérarchique aux casseroles aristocratiques et bourgeoises, qui se fait gloire de n’avoir rien de commun avec les traditions alimentaires des peuples du royaume, abonnés aux soupes et autres bouillies.

Il ne s’agit pas ici de prétendre que le paysan grec, serbe, roumain ou anatolien mangeait mieux, sous l’Empire ottoman, que son semblable du Royaume de France, mais de constater qu’alors que la gastronomie française est une sorte de produit hors-sol très stylé, aussi codé et codifié que la langue créée par l’Académie, dont le but premier fut de magnifier la puissance du souverain et d’en jeter plein la vue au nobliau de province de passage à la Cour, les cuisines (post)ottomanes, elles, forment une communauté, une koynè, toujours vivante et dynamique.

Le temps est venu de faire un aveu. J’ai volé

Le temps est venu de faire un aveu. J’ai volé. Il y a de cela bien des années, j’ai volé des feuilles de vigne conservées dans une boite de fer, à la boutique d’une aire d’autoroute de Macédoine. Je ne sais plus si la conserve était de fabrication grecque ou yougoslave. C’était il y a fort longtemps, l’été tirait à sa fin, le camarade Tito était mort, certes, mais pas encore la République socialiste fédérative de Yougoslavie. Nous revenions en bus, avec des camarades, d’un camp de jeunes alternatifs qui s’était tenu dans l’un des doigts de la Chalcidique, et plus personne n’avait d’argent, ni dinar, ni drachme, ni franc d’aucune sorte. Les cartes bleues ne donnaient pas d’argent, sauf à remplir de longs formulaires dans les banques, et le bus devait avancer. Pour tromper la faim, nous suçotions quelques biscuits secs durant les longues heures de somnolence dans l’habitacle surchauffé du véhicule, et je parvins à cacher jusqu’à Zagreb l’objet de mon larcin : sur la Place de la République – qui ne portait pas encore le nom du Ban Jelačić – j’ai finalement partagé, avec équité, ces feuilles de vignes. Elles trempaient dans une mauvaise huile d’olive, dont je crois encore me souvenir du gout âcre, mais les souvenirs gustatifs et olfactifs se reconstituent, s’imaginent aussi facilement que les autres… Reste aussi la mémoire de la boulette de riz, dense, pesante, remplissant la bouche et calant le ventre pour un temps au moins.

La feuille de vigne, gage de survie du voyageur balkanique avant d’être délice gastronomique, bref, véritable nourriture.