Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Macédoine du Nord : Mendo le barbier, mémoire de la vieille ville de Skopje

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Un salon de barbier, c’est un îlot de sociabilité masculine, un endroit où l’on s’occupe des corps, mais où l’on échange aussi les nouvelles de la ville et du monde. Reportage à Skopje, chez Mendo, héritier d’une longue lignée d’artisans, qui tient lui-même échoppe depuis plus d’un demi-siècle, à deux pas du marché de Bit Pazar.

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Textes et photos de Jean-Arnault Dérens, Laurent Geslin et Simon Rico


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La çarşı - çarshija ou čaršija - le vieux bazar ottoman de Skopje, est toujours bien vivante. Sur l’autre rive du Vardar, en face des bâtiments de Skopje 2014, le vieux quartier ottoman conserve sa fonction commerciale : entre les mosquées et l’immense marché de Bit Pazar, les rues marchandes abritent toujours commerçants et artisans.

L’ancien regroupement par spécialités et corps de métiers est encore partiellement respecté : on trouve toujours les rues des bijoutiers, celles des vendeurs de vêtements, mais les cafés et les petits restaurants pullulent aussi dans tout le quartier, pour la plus grande joie des commerçants, des acheteurs et des touristes, qui reviennent, mais sans faire perdre au quartier sa vocation première.

C’est du côté du marché que se groupent les échoppes de barbiers. Ils sont encore quatre ou cinq à opérer, chaque jour de la semaine, du matin au soir. Parmi ces experts des ciseaux et du rasoir, Mendo est le plus ancien : il a commencé à travailler dans l’échoppe familiale voici plus de soixante ans, quand lui-même n’était qu’un garçonnet de cinq ans, qui balayait le sol et allait chercher un thé ou un café pour ses aînés et les clients.

Un esnaf, c’est de l’or. Quand on en possède un, on est sûr de ne jamais mourir de faim. Un esnaf, c’est un métier, un artisanat, un savoir-faire. Celui de barbier s’apprend sur le tas, en regardant faire ceux qui savent. Il faut avoir la main souple et douce, le geste précis, mais pas seulement : il y a aussi une gestuelle du corps entier, et l’art de savoir parler, mais sans trop en dire.

Dans les Balkans, un vrai salon de barbier, comme celui de Mendo, c’est un club pour hommes, où l’on discute, où l’on se retrouve, où l’on échange les nouvelles, tout en laissant voir beaucoup de son intimité. On se réchauffe au coin du poêle l’hiver, et l’été, un peu d’eau fraîche permet de se débarrasser de la sueur. C’est un salon de beauté pour hommes, et le patron, qui dirige ses apprentis, est le maître des élégances, qui sait ce que chacun attend, ce dont chacun a besoin.

Quand on pousse la porte de Mendo, il est bienvenu de lancer « merhaba », « bonjour » en turc. Comme toutes les véritables vieilles familles de commerçants de la çarşı, celle de Medo est turque. Des Turcs des Balkans, fiers de vivre dans cette ville de Skopje depuis six siècles au moins.

Le turc que l’on parle ici, d’ailleurs, n’est pas tout à fait celui de la Turquie moderne. C’est un turc dialectal et archaïque, le turc de Macédoine, qui n’a pas connu les réformes linguistiques d’Atatürk.

Un portrait du fondateur de la Turquie moderne trône pourtant sur un mur, au fond du salon, à côté d’images d’Istanbul, de Trabzon et d’Izmir. Edirne n’est qu’à quelques centaines de kilomètres de Skopje, et chaque jour, plusieurs autobus relient Skopje à Istanbul. La Turquie, cette Turquie moderne « tronquée », où vivent d’ailleurs des millions de descendants de muhacir macédoniens, des réfugiés, demeure infiniment plus proche que l’Europe occidentale, et peut-être même que Belgrade ou Zagreb...

Néanmoins, chez Mendo, le plurilinguisme est de règle : on parle albanais, macédonien, et toujours serbo-croate, la langue de l’ancien État commun, dont Mendo cultive la nostalgie. « On nous parle toujours d’intégrer Europe, mais qu’est-ce que c’est que cette Union européenne ? C’est l’Union européenne qui aurait dû intégrer la Yougoslavie quand celle-ci existait encore », s’exclame Mendo.

Cette Yougoslavie, Mendo en reste fier, la Yougoslavie des premières vacances sur la côte dalmate, des gastarbeiter qui revenaient d’Allemagne les bras chargés de cadeaux, la Yougoslavie des Jeux Olympiques d’hiver de 1984 et des touristes étrangers qui venaient à Skopje, certains d’avoir trouvé la véritable porte de l’Orient. Peut-être Mendo, encore jeune apprenti, a-t-il fait la barbe à Nicolas Bouvier et Thierry Vernet...

Mendo n’est pas « que » barbier. Comme tous les maîtres respectés, c’est aussi un circonciseur particulièrement réputé. Avec ses rasoirs, il a voyagé dans toute la Yougoslavie, jusqu’en Turquie et même en Allemagne pour pratiquer le sunet aux enfants mâles de riches familles qui voulaient que leurs fils bénéficient du service d’un des meilleurs maîtres d’Europe. « Être reconnu comme un maître de la circoncision, c’est une consécration », reconnaît Mendo, sans fausse modestie, en montrant les photos de ses nombreux voyages.

Un esnaf, c’est l’assurance d’avoir du pain à manger, et les fils de Mendo ont aussi appris le métier. Ils ont balayé les cheveux et les poussières, longuement observé comment leur père pratiquait. Mais ils ont fait des études, de bonnes études qui les ont envoyés jusqu’en Amérique. Mendo est très fiers d’eux, bien sûr, mais reste prudent : « un ingénieur, on ne sait jamais ce qui peut lui arriver avec la crise, tandis qu’un barbier parviendra toujours à travailler »...

Mendo transmet aussi son savoir à des apprentis, qui ouvriront peut-être à leur tour un autre salon, ou bien feront des études, mais qui auront tous un peu d’or dans les doigts, et sûrement aussi la nostalgie de ce salon des hommes, de cette petite bulle sociale que Mendo a su créer.

Chez Mendo, viennent de vieux compères, au poil aussi dur que rare, mais aussi des jeunes. Oh, pour les coupes de cheveux, on ne sera peut-être pas à la dernière mode, quoique Mendo et ses compagnons se tiennent au courant et savent faire tout ce qu’un client pourra leur demander. Chez Mendo, les jeunes et les vieux ont leur place, les copains des apprentis s’assoient aux côtés des clients de passage. Tout le monde peut, le temps d’un rasage, d’un thé, d’une cigarette, devenir acteur de la petite société du salon de barbier, où les mêmes conversations se reprennent d’un jour à l’autre, et les mêmes gestes se répètent depuis des siècles.