Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | À Lesbos, Moustafa l’Égyptien offre une sépulture aux « damnés de la mer »

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Lesbos est devenue la principale porte d’entrée des réfugiés en quête d’Europe. Malgré le froid et la mer démontée, plus de 33 000 sont arrivés en janvier sur l’île égéenne voisine de la Turquie. Mais la traversée de onze kilomètres sur des embarcations de fortune fait aussi de nombreuses victimes. Moustafa, un Égyptien arrivé à Lesbos il y a un an, a ouvert un cimetière où il enterre les malheureux selon leurs croyances.

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Par Clémentine Athanasiadis

Le cimetière principal de Mytilène, Aghio Panteleimona, sur l’île de Lesbos accueille plus de 90 réfugiés et migrants musulmans. Venus principalement de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan, ils se sont pour la plupart noyés lors de la périlleuse traversée de la mer Egée qui sépare la Turquie de la Grèce. En janvier, ils étaient 33 000 à transiter par cette île avant de continuer leur périple vers l’Europe du nord.
© Clémentine Athanasiadis / CdB

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Moustafa a la mine fatiguée. Ce dernier dimanche de janvier est une journée difficile pour le jeune Égyptien de 29 ans. Dans la matinée, il a enterré une fillette de trois ans. Le corps chétif sans vie n’avait plus de tête. « Elle était très abîmée par la mer après avoir passé près de deux mois dans l’eau. J’ai mis beaucoup de temps avant de retrouver mes esprits. » De cette petite victime, Mustafa ne sait rien d’autre que la cause de son décès. En 2015, près de 700 candidats à l’exil sont morts noyés en tentant de passer vers la Grèce depuis la Turquie. Ils espéraient rejoindre l’Europe, ils ont fini engloutis par les flots agités de la Méditerranée.

« Agnosta », inconnu

Moustafa tient à offrir une sépulture à ces « damnés de la mer », qui fuyaient pour la plupart la guerre en Syrie, en Irak ou en Afghanistan. « L’enterrement est un droit pour les musulmans et une obligation pour la communauté. C’est un péché de ne pas leur offrir de funérailles en accord avec nos rites », explique le jeune homme, cheveux rasés et barbe naissante. Il officie à Katos Tritos, un village situé au sud de l’île de Lesbos. Depuis novembre, Moustafa est le gardien du tout nouveau cimetière créé dans la précipitation pour accueillir les musulmans. « C’est important que les musulmans soient enterrés avec des défunts de leur religion. » Entouré d’oliviers, le cimetière est parsemé de petits monticules de terre, autant de tombes qui sont chacune surplombée d’une plaque de marbre blanc. « Quand on le peut, on grave dessus, le nom, le prénom, l’âge, l’ADN et la date de l’enterrement. » Mais le plus souvent, seule y figure la mention « Agnosta », inconnu en grec.

Moustafa s’est fiancé à une Palestinienne, elle aussi bénévole à Lesbos. Il raconte que le cimetière compte aujourd’hui 64 tombes. « Parfois, plusieurs victimes sont enterrées dans une même sépulture comme cette femme que j’ai mise avec un enfant. Ce n’était pas le sien, mais j’ai appris plus tard qu’elle en avait perdu quatre lors du naufrage. » Tous ont le regard tourné vers la Mecque, la chair enveloppée d’un linceul blanc. Moustafa décrit, laconique, son travail. Un rituel méticuleux qui contraste avec la brutalité qu’ont connue ces corps. « D’abord, je les lave avec de l’eau tiède. Tiède comme les larmes », précise-il en tapotant ses yeux noirs perçants. « Je commence par les fesses, le visage et les pieds du défunt. Je m’occupe ensuite de nettoyer le côté droit puis le côté gauche. Je m’y reprends à quatre reprises. Pour le dernier lavage, j’utilise un peu d’eau parfumée. J’enveloppe ensuite le corps dans un tissu blanc, trois fois pour les hommes, cinq fois pour les femmes. Avant l’inhumation, je récite une prière funéraire », poursuit Moustafa, d’un calme que rien ne vient troubler.

« On leur doit au moins ça »

Lors de l’enterrement, il est rare que Moustafa soit seul. Souvent, des bénévoles l’accompagnent, mais aussi les familles des victimes qui ont pu être identifiées. « Certains veulent procéder aux rites funéraires, mais je le déconseille. Les corps sont tellement abîmés par l’eau et le travail du médecin légiste chargé de les examiner, que c’est dur à voir. » Pour les familles endeuillées, Moustafa est un bienfaiteur. Dans ces moments difficiles, il est le seul vers qui se tourner. « Mon métier crée des liens. Beaucoup de familles continuent de m’appeler pour prendre de mes nouvelles. Je reçois aussi des appels de gens qui cherchent leurs disparus et qui me demandent de l’aide. »

Moustafa a posé ses valises à Lesbos, il y a un an. Avant, il étudiait la philosophie grecque à Komotini, dans le nord-est de la Grèce, où il est arrivé en 2010. Secoué par la crise des réfugiés, il a décidé de devenir bénévole, et s’est engagé dans une association allemande à Lesbos où il officiait en tant que traducteur. Mais très vite, Moustafa a voulu offrir un dernier hommage selon le respect de l’islam à tous les candidats à l’exil qui meurent en mer. « On leur doit au moins ça », avance-t-il. En août, Moustafa s’est rendu à Aghio Panteleimona, le cimetière principal de Mytilène, le chef-lieu de Lesbos. Là, les tombes blanches du cimetière orthodoxe côtoient celles des noyés, dont les plus anciennes datent de 2006. « J’ai rencontré Christos, c’est lui qui s’occupe du cimetière depuis six ans. Je lui ai proposé mon aide, il a tout de suite accepté. »

De la place pour mille tombes

Malheureusement, le travail ne manque pas. Moustafa se souvient particulièrement d’un naufrage, celui du 28 octobre, dans lequel 71 réfugiés ont péri noyés. Quatorze ont pu être enterrés à Agio Penteleimona, mais le 11 novembre les autorités ont annoncé que le cimetière surplombant Mytilène ne pouvait plus accueillir de nouvelles tombes de réfugiés. Cinquante-sept corps conservés dans un conteneur réfrigéré attendaient alors d’être inhumés.

Sans perdre de temps, Moustafa demande à la mairie de Lesbos un nouveau terrain. « Nous avons attendu quarante jours avant d’obtenir celui dans le village de Katos Tritos. Les corps entassés dans le frigidaire commençaient à sentir très mauvais, c’était horrible. » En une semaine, il procède à toutes les mises en bière. Un jour, il a dû enterrer onze corps. Il faut aller vite, ne pas s’arrêter, ne pas penser. « Psychologiquement c’est très dur. En Égypte, je suis allé à l’école islamique, je connais les rites et les lois, mais je n’étais pas préparé à enterrer des gens », avoue-t-il en posant la main sur son cœur. « Je ne pleure pas, mais ça me fait mal. »

Pour les ablutions, Moustafa ne s’occupe que des hommes et des enfants. Ce sont des femmes bénévoles à qui il a « appris les rituels » qui s’occupent des dames. « J’ai besoin d’aide, mais je ne veux pas travailler avec n’importe qui. Il faut un croyant qui fasse les choses bien et pour les bonnes raisons. » Lui, ne demande rien pour ce travail effectué. « Je finance tout. Je commande les tissus en Turquie et la marbre vient d’un village grec pas loin. » Moustafa a très vite reçu 13 000 euros de dons. Une partie vient d’ONG anglaises, le reste d’inconnus qui ont entendu parler de son action. Moustafa est touché par ces dons, mais il préférerait ne plus en avoir besoin, ne pas avoir à retourner de nouvelle parcelle du terrain de Katos Tritos. « L’endroit peut accueillir mille tombes, je suis certain qu’il sera vite rempli de gens dont le seul tort est d’avoir espéré une vie meilleure en Europe. »