Blog • Les Aroumains au temps d’Ali Pacha selon le docteur Holland

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Sire Henry Holland, le futur médecin de la reine Victoria, s’est rendu à la cour d’Ali Pacha de Yanya, aujourd’hui Ioannina, et dans les contrées montagneuses du Pinde à l’automne 1812, donc plusieurs années après Pouqueville et le Major Leake, les principales sources documentaires disponibles sur les Aroumains (armãni, rrãmãni) de l’époque. Il dresse un portrait saisissant de cette population qui n’aura de cesse d’intriguer tout au long du XIXe siècle les observateurs européens de passage dans les Balkans.

Son journal de voyage paraît sous le titre Travels in the Ionian isles, Albania, Thessaly, Macedonia, etc., during the years 1812 and 1813 à Londres en 1815. Dans la préface, datée du 31 octobre 1814, il fait état de ses appréhensions après avoir entendu parler des intentions de William Martin Leake, un personnage réputé pour ses connaissances du terrain, de publier ses propres travaux. Seul le fait qu’il s’agissait d’une zone très peu connue de la Turquie européenne l’a convaincu de poursuivre son journal, se confesse-t-il. Les Researches in Greece de Leake paraissent justement en 1814, peut-être tout à la fin de l’année, donc avant la rédaction de la préface. Toujours est-il que le journal de Holland paraît en 1815. Ceci n’enlève rien à l’intérêt qu’il présente.

Plusieurs raisons plaident dans ce sens.
D’une part, le journal de voyage de W. Martin Leake, Travels in Northern Greece (en 4 volumes), qui contient une partie importante des renseignements précieux sur la situation des Aroumains fournis par cet auteur, paraît beaucoup plus tard, en 1835 [1].
D’autre part, Holland n’est pas en Turquie en mission militaire ou diplomatique comme l’attaché militaire britannique W. Martin Leake et François Pouqueville, l’attaché consulaire de Napoléon. Le Voyage dans la Grèce (en 4 volumes) de ce dernier, qui relate ses séjours entre 1806 et 1814, ne paraît qu’en 1820. Trop jeune pour être admis au College of Physicians, le docteur Holland, né en 1788, se lance en 1812 dans un périple de dix-huit mois qui le conduira jusqu’en Turquie. Une fois à Ioannina, début novembre, il offre ses services à la cour d’Ali Pacha, dit aussi de Tebelen, maître absolu des lieux depuis 1788, afin d’assurer sa sécurité pendant son séjour et d’approcher nombre de ses interlocuteurs, notamment médecins, ce qui lui permettra de dresser, sur un ton posé et respectueux, un tableau assez suggestif de la situation dans cette région en pleine ébullition.
Enfin, ce journal qui a rencontré un certain succès – à en juger par le fait que des extraits, ceux à propos justement des Aroumains, ont été traduit sept ans après en français - confirme à sa manière les observations et les jugements formulés par chacun des deux prédécesseurs du docteur Holland.

« Such is the simple life of migrating shepherds of Albania ! »

Sa première rencontre avec les Aroumains remonte à la fin octobre 1812, quand il quitte Arta pour se rendre à la cour d’Ali Pasha, à Ioannina, en passant par Cinque Pozzi (lieu dit dont le nom vient des cinq tour qui entourent un han/auberge). Sur cette route, à un moment donné, par un « heureux concours de circonstances », il a l’occasion d’« assister à un spectacle extrêmement intéressant » :

« Nous avons rencontré sur la route une communauté de bergers [migrants community of migrating shepherds], un peuple nomade [a wandering people] des montagnes d’Albanie qui l’été font paître les moutons dans ces régions montagneuses et l’hiver descendent avec les troupeaux dans les plaines avoisinant le golfe d’Arta et dans d’autres contrées situées le long de la côte maritime. Les très grands troupeaux de moutons que nous avions rencontrés la veille appartiennent à ce peuple. Ils les précédaient sur la route vers les plaines. La cavalcade qui passait sous nos yeux devait s’étendre sur environ de deux miles [trois kilomètres] avec de toutes petites interruptions. Les chevaux, un peu plus de mille, servaient surtout à transporter les habitations temporaires [moveable habitations, en fait « les tentes »] et les biens de la communauté, le tout emballé avec précision et dans un ordre remarquable. Les bébés et les enfants en bas âge étaient de diverses manières attachés aux bagages, les hommes, les femmes et les enfants un peu plus grands voyageaient pour la plupart à pied : une race robuste et masculine, mais dont le mode de vie était fortement marqué par un monde extérieur sauvage et rustre. Les hommes étaient pour la plupart vêtus en drap blanc grossier ; l’habillement des femmes se composait aussi d’étoffes de laine mais de couleurs variées ; le corsage de quelques-unes était élégamment lacé avec des dentelles sur la poitrine. Leurs jupons arrivaient à peine au-dessous des genoux en sorte que l’on pouvait apercevoir leurs longs bas tissés en laine de diverses couleurs : rouge, orange, blanc et jaune. Presque toutes les jeunes femmes et les enfants portaient sur la tête une sorte de chapelet formé de piastres, de paras et d’autres pièces de monnaie attachées ensemble, réunies en rond, de manière à former une coiffe. Des pièces de monnaie du même genre étaient disposées, parfois avec un goût exquis, sur leurs vêtements. Deux prêtres de l’Eglise grecque accompagnaient les migrants, fermant le long cortège.

Ces tribus migrants de bergers [migratory tribes of shepferds, en fait « tribus nomades » ] proviennent surtout des régions montagneuses qui, dans leur continuité, forment la grande chaîne du Pinde qui traverse le pays du lointain nord au sud, avec beaucoup de branches collatérales. Les gens que nous venions de rencontrer semblent appartenir à deux tribus différentes dont une est en voyage depuis huit ou dix jours. Ils descendent des montagnes en général vers la fin octobre et reviennent des plaines en avril après avoir vendu une partie de leurs moutons et chevaux. Pendant le voyage ils passent la nuit à la belle étoile. Arrivés à destination, ils construisent leurs huttes avec l’aide des ustensiles qu’ils ont emportés, se servant des pierres, de la paille et de la terre qu’ils trouvent sur place. Ainsi va la vie, en tout simplicité, des bergers migrants d’Albanie [Such is the simple life of migrating shepherds of Albania !]. [2].

Au cœur de cette « contrée habitée par la nation la plus barbare et belliqueuse de la Turquie européenne »

Dans le Chapitre X, Metzovo, en aroumain Aminciu, « ville bâtie dans une position singulière, au milieu des montagnes et élevée d’environ trois mille pieds au-dessus de la mer » fait l’objet d’une présentation détaillée, l’accent étant pis sur les aspects géographiques. On y compte quelque « 1 500 maisons, 7 ou 8 000 habitants presque entièrement valaques » [3], ce qui est beaucoup pour l’époque puisque la ville d’Athènes comptait selon certains témoignages quelque 10 000 habitants. Un autre bourg situé dans cette « contrée habitée par la nation la plus barbare et belliqueuse de la Turquie européenne » attire son attention : « la florissante ville de Kalarites construite, d’après mes informations, de manière plus régulière que ne le sont d’ordinaire les villes de Turquie. La population, qui semble être surtout valaque (Wallachian), est respectable, cultivée et majoritairement engagée dans des activités commerciales de la même nature que celles des marchands de Janina. » [4]
Parmi les confrères de l’auteur officiant à la cour d’Ali Pacha, il y a aussi deux Aroumains non identifiés comme tels par notre auteur, ce qui n’est pas étonnant s’agissant d’un monde dans lequel le critère confessionnel l’emportait : « Parmi les médecins les plus réputés de la ville il y a Koletti et Chiprasli, natifs les deux de la région. Le premier, qui est le médecin de Muchtar Pacha, est l’auteur d’un traité de chimie en langue « romaïque » (grec) » [5]. Selon Vasile Tega, Chiprasli, originaire comme Coletti de Siraku, aurait écrit une « Gramatiki tis kutzovlahikis glossis » (Grammaire coutzo-valaque) dont le manuscrit s’est perdu [6]

Des Grecs, des Albanais et des Valaques...

Il ne faut cependant pas perdre de vue que nous sommes dans une période où dans les Balkans il n’y a ni frontières ni luttes à caractère national, tout au plus peut-on parler d’un sentiment vaguement anti-ottoman, diffus parmi les chrétiens dans leurs rapports avec les musulmans qui jouissaient d’un statut privilégié, ce qui n’empêchait pas les uns et les autres de collaborer et même prospérer à la cour de l’autocrate de Ioannina. Favorable aux aspirations à l’émancipation des Grecs, le docteur Holland scrute les réalités en homme de science. S’il émet quelques doutes sur les liens entre les Grecs de l’Antiquité tels qu’on se les représentait en ce temps et ceux en chair et en os rencontrés sur place, il ne se confond pas pour autant en lamentations comme tant d’autres hellénistes occidentaux. A son retour, il fréquentera un temps Lord Byron. Dans la région, la grande nouveauté pour les observateurs européens sont les Albanais récemment « découverts » et dont le grand nombre en pays considéré comme grec intrigue et favorise diverses spéculations. Les Aroumains, eux, occupent une place à part, ce qui ressort assez clairement du long extrait qui suit :

« L’actuelle, comme l’ancienne d’ailleurs, population de cette chaîne de montagnes a plusieurs composantes : on en trouve et des Grecs, des Albanais et des Valaques dans les villes et les villages éparpillés dans les vallées et les coteaux (déclivités) de ces montagnes. Les derniers, on les a évoqués en parlant de Zagora, Kalarites et Metzovo ; ils sont présents dans d’autres florissantes villes de ces contrées situées dans les hauteurs et forment dans les faits la partie la plus intéressante et la plus importante de leur population. Ils descendent de ces tribus nomades de Valaques [Wallachian] qui, comme nous les trouvons dans les chroniques byzantines [7], avaient migré vers le sud aux alentours des XIe-XIIIe siècles pour s’installer dans les régions montagneuses de ce pays à cause de la plus grande sécurité qu’ils y ont trouvée ou encore parce qu’elles se prêtaient à leurs occupations d’éleveurs. L’isolement et leur mode de vie les ont préservés comme peuple séparé ; et les villes valaques et les villages du Pinde qui sont nombreux sur ce versant entre l’Albanie et la Thessalie, ont un caractère distinct qui perdure vraisemblablement depuis des siècles. Les Valaques [Vlaki, ‘’comme les appellent les Grecs’’, terme souvent utilisé par l’auteur pour les désigner] sont un peuple hardi et actif, ils sont plus posés et moins féroces dans leurs coutumes que les Albanais auxquels ils ne sont pas liés de par leurs origines, en tout cas moins que leurs récentes connexions avec eux pourraient le suggérer. Nous avons déjà parlé de leur travail comme bergers dans ses grandes étendues montagneuses. Les manufactures de coton ainsi que diverses formes de commerce terrestre prévalent dans les grandes villes valaques ; leurs habitants sont réputés comme étant parmi les meilleurs artisans de Grèce. On pourrait enfin aller plus loin en faisant remarquer qu’il y a chez eux comme un air de propreté, d’ordre, d’esprit industrieux qui, tout en les distinguant des autres habitants du sud de la Turquie, offre un singulier contraste avec le paysage sauvage et accidenté qui les entoure. » [8]

Notes

[1Ce retard est dû à des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur, précise-t-il dans sa préface de 1835. Arrivé pour la première fois à Athènes en 1802, Leake quitte définitivement la région en février 1810, quand s’arrête son journal, et cesse ses activités en matière de contre-espionnage avec le grade de colonel en 1814.

[2Travels in the Ionian isles, Albania, Thessaly, Macedonia, etc., during the years 1812 and 1813, pp. 91-93.
Ce passage fait partie de ceux traduits librement en français dans une compilation publiée par J. Mac Carthy à l’Imprimerie de Poulet en 1822 sous le titre Choix de voyages dans les quatre parties du monde, tome 8, pp. 225-226. Il a été vraisemblablement retenu pour son exotisme alors que ce n’est pas cette impression qui se dégage de la lecture du journal. Un siècle plus tard, une caravane similaire va impressionner le colonel Ordioni, en poste dans la même régionhttp://www.courrierdesbalkans.fr/ba...

[3Travels in the Ionian…., op. cit., p. 212.

[4Id., p. 209

[5Id., p. 163.

[6« Aromânii vǎzuţi de cǎlǎtorii englezi », dans Buletinul bibliotecii române, v. X, Fribourg-en-Brisgau, Allemagne, 1983, p. 159.

[7Dans une note, l’auteur renvoie à Nicetas, Pachymère et Anna Comnena. A l’époque moderne, l’hypothèse d’une grande migration vers le sud qui aurait séparé les futurs locuteurs de l’aroumain de ceux du roumain, restés au nord du Danube a été émise par certains linguistes alors que les historiens se sont montrés plus réticents. C’est sur cette hypothèse que s’appuie l’Etat roumain lorsqu’il considère encore de nos jours les Aroumains (armãni et rrãmãni) comme des Roumains (români) du Sud, alors qu’au cours de l’histoire les deux populations ont de fait évolué séparément pendant presque mille ans.

[8Travels in the Ionian…, op. cit., pp. 225-226.