BLOG • La Roumanie de Katherine Verdery, anthropologue américaine

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Laurențiu Ungureanu a réalisé pour le quotidien Adevărul un long entretien avec Katherine Verdery, auteure de nombreux livres et articles d’anthropologie dont plusieurs sur la Roumanie, pays dans lequel elle a séjourné à de nombreuses reprises. L’entretien était axé sur le dossier établi par la Securitate sur cette chercheuse suspectée d’« espionnage philohongrois ». Parmi les auteurs des « rapports » la concernant figurent des intellectuels et hommes politiques qui continuent de jouer un rôle de premier plan tels Andrei Marga et Vasile Puşcaş.

S’agissant d’une auteure importante, pas très connue en France, il m’a semblé intéressant de traduire ses propos sur le fonctionnement du régime communiste dans les pays de l’Est et en Roumanie en particulier dans les années 1970 et 1980, ainsi que sur la nostalgie pour ce régime éprouvé par nombre de ceux qui l’avaient subi. Certains propos de Katherine Verdery appellent quelques réserves que je présenterai dans le Post Scriptum.

Quand êtes-vous venue pour la première fois en Roumanie ?

En 1973, pour ma thèse de doctorat, avec une bourse IREX. Je suis venue en Roumanie sans connaître grand-chose sur ce pays. J’avais en tête beaucoup de stéréotypes sur le communisme. J’étais un peu épouvantée à l’idée de me rendre derrière le Rideau de fer, chez les communistes.

Quels stéréotypes ?

Que c’est un gouvernement totalitaire, que les gens craignent la Securitate, que la vie est grise, que tout le monde fait la queue.

Ceci n’a pas été confirmé ?

C’était comme ça, dans un sens. Cependant, bien plus tard, j’ai tiré la conclusion que dans les faits ce n’était pas un État autoritaire. Tout le monde était tout le temps en rébellion contre les autorités. Les gens faisaient ce qu’ils pouvaient pour ne pas être opprimés. Ils se rendaient au village pour se procurer des saucisses quand il n’y en avait pas dans les magasins, ils cultivaient les relations pour obtenir ce dont ils avaient besoin. Ils faisaient certes la queue, mais il y avait aussi cet autre aspect de la vie sociale qui a constitué pour moi une surprise.

En Roumanie « les communistes n’avaient pas la matière première pour faire leur travail »

Mais n’est-ce pas une confirmation, dans les faits, de l’autorité que les gens cherchaient à défier. Autrement dit, la preuve d’un système totalitaire ?

Autoritaire. Oui et non. Chez nous, l’image transmise par la Guerre froide n’a pas rendu visible cette partie souterraine de la vie. Pour nous, tout était régi par une main de fer. J’ai mis longtemps à comprendre que ce n’était pas tout à fait ainsi, que les gens pouvaient aussi se sentir bien, faire la fête, qu’ils n’étaient pas tout le temps tétanisés par la peur. C’est un mouvement dialectique entre le pouvoir et la population. Ceci n’était pas clair pour moi au départ, comme pour l’Américain ordinaire d’ailleurs. En plus, en arrivant ici j’ai réalisé que les communistes n’avaient pas la matière première pour faire leur travail. Les gens n’étaient pas convaincus par le communisme. Il leur a été imposé. Mao avait raison quand il disait qu’il faut édifier un système communiste en marchant sur les deux jambes, pas sur une seule. En réalisant ceci, j’ai conclu que le problème était mal posé chez nous. Les systèmes sociaux ne sont pas tels qu’ils apparaissent à première vue. J’avais besoin d’une expérience sur le terrain.

Avez-vous appris comment se déroule la vie des gens ordinaires ?

Il est impossible pour quelqu’un de votre génération de comprendre la force de l’idéologie de la Guerre froide avec les deux puissances séparées, chacune représentant le mal le plus absolu dans la vision de l’autre. Mon arrivée en Roumanie m’a montré comment un anthropologue peut chercher à comprendre la vie des gens ordinaires malgré ce rideau de l’idéologie qui nous séparait. Je suis venu donc l’été 1973 pour repartir en décembre 1974. Puis je suis revenue pour quatre mois en 1979 pour finaliser ma thèse. L’été 1984 j’étais de retour pour une année. Ce fut la pire année, et la plus froide, avec toutes ces privations…

Ma vie d’espionne...

En découvrant votre dossier à la Securitate, il y a quelques années, avez vous eu un peu peur ?

Oui. À la première lecture, j’ai été profondément choquée, y compris par le nombre élevé de personnes qui donnaient des informations sur moi. Après quoi, je me suis fâchée. Mais j’ai fini par lire plus attentivement le dossier, par prendre des notes, rétablir la chronologie des faits. J’ai essayé de le lire en anthropologue et non pas en victime.

Est-ce possible ?

Oui. Cela demande beaucoup de travail et c’est ce que doit faire l’anthropologue, se détacher des préjugés. J’ai lu attentivement les raisons pour lesquelles ils ont estimé que j’étais une espionne. En réalité, ils devaient voir en moi un chercheur, comme eux. Ils utilisaient des méthodes semblables. Ils notaient : « Nous savons qu’elle maîtrise le travail d’information puisqu’elle utilise des pseudonymes pour les interlocuteurs avec lesquels elle s’entretient, elle les transcrit en plusieurs exemplaires et les envoie au Centre ». En effet, tous les boursiers américains procédaient ainsi, mais ils devaient l’ignorer ! Enfin, ils ont remarqué le fait que je notais à la fois ma question et la réponse de la personne interviewée. Eh oui, j’ai fait tout cela, et pour un anthropologue ce sont des pratiques courantes. Je posais la même question sous différentes formes à plusieurs personnes, c’est ainsi que les agents de la Securitate vérifient un « objectif ». Cela me faisais penser au fait que l’ethnographie est une forme d’enquête… Pour finir, j’ai écris un livre qui va paraître en même temps en anglais et en roumain, intitulé Ma vie d’espionne : investigations sur un dossier de la Securitate.

L’idéalisation de l’Occident comme réplique à la propagande communiste

Comment expliquez-vous la nostalgie de tant de Roumains ordinaires ?

Cela me surprend aussi. Mais la mémoire est courte. Ce que l’homme vit aujourd’hui est plus important que ce qu’il conserve dans sa tête de ce qu’il a vécu, surtout lorsque son esprit devient sélectif. C’est l’un des aspects de mon livre sur la collectivisation. Je parlais de la collectivisation après le démembrement des coopératives. En ce moment, les gens avaient une image terrible de la collectivisation. Dix ans après, ils n’auraient pas dit la même chose. Puis il y a un autre aspect de la Guerre froide : les gens se sont fait une image du monde libre, de la manière dont il transforme leur vie, de la richesse, du bien-être. Quand ceci ne s’est pas avéré, ils ont été déçus, la confusion s’est installée. Les gens n’ont pas compris le temps qui a été mis pour arriver en Occident aux formes d’économie et de politique que nous avons tant que mal. Vu qu’ils n’ont pas commencé assez rapidement à vivre comme en Occident, ils ont été vite désorientés. Plus que cela, je pense qu’il y a eu aussi un autre aspect, celui de l’idéalisation de l’Occident, comprise comme une réplique à la propagande communiste. Puis, quand cette dernière a disparu et la fantaisie ne s’est pas réalisée non plus, les gens ont été bouleversés. Autre chose encore : l’humanité vit toujours dans des attentes non conscientisées. Les gens ne se demandent pas pourquoi ils mettent d’abord le pied droit puis le pied gauche pour marcher. Ils développent donc des automatismes. Eh bien, les automatismes acquis au temps du régime communiste sont devenus une façon d’être des individus. Tout un chacun se sent très mal à l’aise quand la situation change et quand il ne comprend pas pourquoi elle change. Pratiquement, on sort d’une série d’attentes sans savoir quoi mettre à la place. Sans même savoir pourquoi on a de telles attentes. Il faut pas mal de temps pour que se forment d’autres manières d’être, d’autres habitus, comme dirait Bourdieu.

Post scriptum à propos des victimes du Rideau de fer

Les propos de K. Verdery portent visiblement sur deux périodes différentes, celle sous l’emprise de la Guerre froide et celle qui s’en est suivie. Ses observations sur la période marquée par la Guerre froide appellent quelques réserves.

En effet, dans les pays de l’Est, après la déstalinisation, aussi imparfaite fût-elle, le régime cesse d’être totalitaire ou plus précisément cesse de chercher à se donner tous les moyens disponibles pour exercer un contrôle total sur la société. Il y a eu, sans doute, des tentatives, des fuites en avant. La Roumanie de Ceauşescu avec son communisme national et/ou national-communisme est un bon exemple, mais pas de véritable retour en arrière. L’importance démesurée accordée de nos jours encore à la notion de totalitarisme lorsqu’il s’agit de la période 1956-1989 est pour beaucoup dans la confusion qui règne dans ces pays dans lesquels la surenchère en matière de condamnation de l’ancien régime communiste ne saurait compenser l’absence d’une explication pertinente de ses tares et des crimes dont ils s’est rendu coupable.

Mais de là à dire que dans un pays comme la Roumanie au début des années 1970 — la période la plus « décontractée » de l’après-guerre — le régime n’était pas vraiment autoritaire parce que les gens arrivaient à se débrouiller pour joindre les deux bouts, parce qu’ils ne faisaient pas seulement la queue, mais aussi la fête et qu’ils pouvaient rouspéter à profusion dans leur coin, ce n’est certainement pas la meilleure façon de clarifier les choses.

Sans doute, K. Verdery a raison de rappeler à quel point les ressortissants est-européens étaient les victimes de la division du monde dans la façon de voir les choses ! Mais ils n’étaient pas les seuls. Il y avait aussi évidemment ceux qui, à l’Ouest, épousaient sans broncher la vision occidentale et surtout nord-américaine du monde, mais pas seulement. Qu’elle le veuille ou non, en prenant le contre-pied systématique de la vision nord-américaine sur le totalitarisme des pays de l’Est communistes, l’anthropologue nord-américaine K. Verdery faisait partie, elle aussi, à sa manière, des victimes. Malgré son professionnalisme, cela se ressent dans certains aspects de son discours critique sur ces pays, ce qui est dommage, puisque ce discours est à bien des égards fort pertinent.