Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Srebrenica : la Marche de la mort, « une très belle expérience que je ne ferai jamais plus »

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Chaque année, des milliers de personnes se retrouvent pour parcourir à l’envers la route que les rescapés de Srebrenica firent pour rejoindre le territoire libre. L’itinéraire part de Nezuk et arrive au mémorial de Potočari, pour un total de trois jours de marche et 71 km, sous un soleil de plomb. Dans la douleur, notre correspondant en Bosnie-Herzégovine l’a fait. Reportage.

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Par Rodolfo Toè


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La marche de Srebrenica en 2011.
cc MyBukit (Flickr)

Le site officiel de la manifestation annonce une distance de 100 km. Parmi les recommandations les plus utiles, on vous conseille vivement de porter des caleçons ou des boxers plutôt que des slips. Toute boisson alcoolisée est interdite.

Je n’étais pas vraiment convaincu à l’idée de marcher, mais j’avais donné ma parole et promis de convoyer d’autres marcheurs avec ma voiture. Le 7 juillet, vers six heures, ma bagnole est remplie de gens incroyablement enthousiastes, le ventre plein, propres et reposés.

Vendredi 8 juillet, premier jour : Nezuk-Kamenica

La nuit de jeudi à vendredi, on ne dort pas beaucoup. Il faut se lever à quatre heures du matin pour prendre le bus gratuit qui doit nous conduire de Srebrenica à Nezuk, le point de départ de la marche. Pendant les trois jours qui suivront, on se réveillera tous les jours vers quatre heures et demie pour se coucher à seulement neuf heures du soir.

Avant de partir, nous prenons un dernier café et un sandwich dans le centre de Srebrenica. Le café est presque aussi mauvais que le sandwich, mais il va falloir marcher trente kilomètres et toute source d’énergie est nécessaire.

Mes compagnons de route s’appellent Filip et Valerie. Eux aussi sont journalistes. Filip a à peine 18 ans, il est Serbe de Belgrade et il a un appareil photo avec lui. On lui avait dit qu’il fréquenterait un séminaire. Il a presque été obligé de suivre Valerie, une Américaine de 23 ans qui est décidément la seule enthousiaste du trio : les Américains ne perdront jamais l’esprit de conquête, le goût de la frontière...

Le bus arrive à Nezuk vers sept heures. Le point de départ de la marche est un grand pré où se rassemblent plusieurs milliers de personnes. Il faut d’abord s’enregistrer puis attendre le début officiel de la marche. Les chiffres évoquent près de 6.000 participants. En attendant, on fait de brèves interviews, on prend des photos, on remplit nos bouteilles de l’eau que l’organisation apporte avec les mêmes camions que ceux utilisés pour les réfugiés, pendant la guerre.

Apparemment, la plupart des participants sont des vétérans de la marche. On fait la rencontre d’un vieux Bosnien qui vient ici chaque année : sur son bâton, il a noté les dates précises et espère bien en ajouter une autre cette année. Il y a aussi Jonas, un Suédois qui est là pour la troisième fois. « C’est un moyen de témoigner de la participation de mon peuple », explique-t-il. Il a été très marqué par le massacre de Srebrenica en 1995. À la fin de chaque interview, on se dit toujours la même chose : si les gens reviennent ici, cela veut sûrement dire que cette marche ne doit pas être trop dure. On se ment volontairement, sans aucune pudeur. Tout le monde ici le sait bien.

Le début de la marche est très lent. Les chemins, qui sont souvent des sentiers, sont très étroits, absolument pas prévus pour accueillir des milliers de personnes. Très vite, je me rends compte que j’ai sous-estimé une variable essentielle : la température. Pendant la journée, le thermomètre reste reste bloqué entre 35° et 40°. La canicule est infernale, la lumière frappe la tête, les yeux et l’esprit avec violence.

Au bout de dix minutes de marche, les vêtements sont trempés de sueur. Beaucoup de gens souffrent de coups de soleil et doivent faire appel à l’aide des médecins et des infirmiers qui surveillent la marche. À chaque point d’eau se forme une longue queue de personnes qui font de leur mieux pour contredire l’esprit de cette « marche de la paix ». En plus, je souffre terriblement à cause de mes baskets - je n’avais pas d’autres chaussures - et de mon jeans, que j’ai choisi alors même qu’il était conseillé de porter de larges pantalons. À neuf heures du matin, j’ai déjà envie d’une bière. Dans les deux sens du terme.

La première étape est la plus longue des trois. On marche de neuf heures du matin jusqu’à sept heures du soir. On nous donne du pain, de l’eau et, merveille !, vers la fin de l’après-midi, nous avons aussi droit à un peu de chocolat. La route n’est jamais plate. Quand on entre dans un village, les gens nous offrent du café, de l’eau. Ils nous proposent d’utiliser leurs toilettes. Les paysans sont assis dans leur jardin, ils nous regardent, ils rigolent. Parfois, ils vendent des jus ou des petits trucs à manger.

Je rencontre aussi Marie Ponchelet, artiste parisienne, qui est une habituée de la marche. Elle a pris part à chacune des éditions. Elle a 71 ans : son effort constitue une sorte d’expiation, personnelle et symbolique, pour l’attitude de la France et de l’Europe pendant la guerre en Bosnie. Je suis vraiment surpris par cette femme qui, en dépit de son âge, résiste à la fatigue et trouve aussi la force de reprocher au Courrier des Balkans sa position « anti-bosnienne ». Je ne me souviens d’aucun article à ce propos, mais je lui promets de vérifier. Si jamais je survis.

On arrive à notre camp, à Kamenica, à 19h30. Les militaires ont préparé des tentes, mais elles ne peuvent pas accueillir tout le monde.

cc MyBukit (Flickr)

L’assignation des places est purement méritocratique : premier venu, premier servi. Heureusement, une fille allemande, Patricia, a marché à un rythme hallucinant et elle a réussi à occuper deux tentes. Elle est là depuis deux heures, avec d’autres amies à elle. Les filles sont entourées par de jeunes garçons bosniens qui, justement, sont victimes de la concentration de phéromones étrangers. Être une jolie fille, parfois, peut se révéler une vraie malédiction. Elles nous implorent de dormir avec elles pour faire cesser la cour des mecs. Pendant les deux nuits de camping, l’excitation des gars est la première cause du manque de sommeil. La seconde, c’est un groupe de Turcs qui, jour et nuit, élèvent leurs cris à Dieu : « Tekbir ! », « Allah Akbar ! ». Tout le monde les déteste, cependant ils continuent à manifester leur élan religieux. Je suis mort de fatigue et épuisé par la température du jour, qui devient glaciale la nuit. Je m’endors bercé par le chant d’un mec qui fait sa prière à Allah. Je dors comme un nouveau-né : je me réveille toutes les deux heures, et je pleure.

On m’avouera, plus tard, que Mme Ponchelet a utilisé une auto.

Samedi 9 juillet, deuxième jour : Kamenica-Konjevic Polje

Les militaires nous réveillent à cinq heures du matin. Le deuxième jour, on nous l’a dit, devrait être le plus dur. Il faut dire qu’on entend toujours des rumeurs différentes, à propos de cette satanée route. On ne sait jamais la distance, personne ne peut nous donner d’informations précises. On marche, on marche, et c’est tout.

Dans la première lumière du jour, La vision camp fait craindre le pire : les militaires démontent les tentes très vite et parfois ceux qui dorment dedans n’ont même pas le temps de sortir. Le terrain est jonché d’ordures. Les gens se promènent sans savoir vraiment quoi faire. On dirait les victimes d’une catastrophe naturelle.

Au fil des jours, mes impressions diffèrent à propos de cette marche. Bien sûr, il y a ceux qui sont ici pour commémorer la tragédie des milliers de réfugiés qui furent tués par les forces serbes de Mladić. On nous l’a dit explicitement le premier jour : « vous n’êtes pas ici pour faire du camping, vous êtes ici pour honorer le souvenir des morts de Srebrenica ». Parmi la foule il y a des survivants et d’anciens combattants, des parents et des proches des victimes. En même temps, la marche a logiquement une valeur identitaire, musulmane et bosniaque.

cc MyBukit (Flickr)

Pendant la marche on voit des drapeaux nationalistes bosniaques, des drapeaux islamiques, on entend parfois des slogans antiserbes. C’est la première fois que Filip vient en Bosnie-Herzégovine et, même s’il y a des participants serbes et que la situation n’est absolument pas tendue, il décide de cacher son origine. Une réaction exagérée, mais justifiable. Il a étudié dans des écoles françaises et parle très bien français. Par la suite, il sera donc « Philippe de Montpellier », et on parlera français entre nous, ce qui nous permet d’ailleurs de conserver le secret de nos échanges. Finalement, il y a aussi ceux qui profitent de cette marche simplement pour faire du camping et passer quelques jours sur la route avec leurs amis. Ça ne coûte rien, il fait beau, et puis il semble qu’il y ait la possibilité de flirter avec beaucoup de jolies filles venues du monde entier.

Pour rejoindre Konjević Polje depuis Kamenica, on doit monter une montagne et redescendre. C’est le trajet le plus court, mais aussi le plus fatigant. Heureusement, la plupart de la marche se passe en forêt, sous des arbres, donc le soleil ne pose pas de gros problèmes. La colonne s’arrête souvent et on reste assis pendant des heures, en attendant la permission de continuer. La raison de ces pauses n’est pas vraiment claire : il y a ceux qui disent que la police serbe, à la frontière, est en train d’entraver notre passage ; d’autres soutiennent qu’il y a des retards dans l’organisation logistique et que donc il faut donner aux camions citernes qui amènent l’eau le temps d’arriver sur place.

À la fin de la journée, on obtient notre récompense. À Konjević Polje, on se jette dans le fleuve et on peut donc enfin se rafraichir. Une nouvelle fois, la nuit est constellée d’invocations religieuses et charnelles. Je dors exactement de 22h à minuit. « Philippe de Montpellier », lui, ne ferme pas l’œil.

Dimanche 10 juillet, troisième jour : Konjević Polje - Potočari

Dimanche, la température est déjà intolérable à 8h du matin. Nos batteries sont à plat, on continue grâce à une sorte de tension nerveuse qui nous tient debout. Il faut comprendre une chose : la grande majorité des participants à cette marche est venue ici sans une vraie préparation ; ils ne s’attendaient pas à une situation aussi extrême. De fait, ils souffrent beaucoup à chacune des difficultés qu’ils découvrent pendant leur chemin. Ce troisième jour, on avance en plein soleil et la température atteint allègrement 40°C. Pour résister à la chaleur on prend des serviettes, on les trempe dans l’eau et on s’enveloppe la tête avec. À chaque point d’eau, je retire mon T-shirt et le mouille complètement. J’utilise une crème solaire protection 30. Cependant, mes bras et mon cou sont complètement brulés. C’est beau, la campagne : tu te promènes, tu fais un peu de sport, tu prends l’air. Tu crèves, surtout.

cc MyBukit (Flickr)

On a même renoncé petit à petit à parler entre nous : l’oxygène est précieux et d’ailleurs il n’y a rien de nouveau à dire. On veut seulement arriver à Potočari, récupérer la voiture, prendre une douche et boire cette Jelen bien froide dont on rêve sans cesse depuis 72 heures.

Ce dernier jour, on traverse aussi le premier village serbe, qui dans le passé a été le lieu de quelques affrontements verbaux entre habitants et marcheurs. La présence des policiers se fait plus dense, même si Hans, un officier Allemand de l’EUPM, nous assure qu’il n’y a aucun risque pour la sécurité des participants à la marche. Il nous informe aussi que « la distance de la marche a été officiellement mesurée par l’EUPM, elle est de 71 km ». La vérité, enfin ! L’Union européenne s’avère vraiment nécessaire (!) et j’espère que la Bosnie-Herzégovine en deviendra bientôt l’un des pays membres.

On arrive enfin à Potočari, vers 18h. À proximité de son terme, la colonne s’est gonflée de quelques centaines de marcheurs qui ont participé à des marches mineures et qui finalement se sont unis à la notre. Le camp à Potočari a été organisé dans la vieille usine d’autobus, près du mémorial, mais cette fois nous ne devons pas chercher de tente. Nous récupérons la voiture et nous dirigeons vers Srebrenica pour notre récompense. Immédiatement après la première bière, « Philippe de Montpellier » s’endort sur la table. J’ôte enfin mes chaussures et je continue à boire seul. Cette marš mira a été une très belle expérience que je ne ferai jamais plus.