Blog • La boucle balkanique (3) : Albanie

|

Et voici la troisème boucle du voyage d’Emmanuel dans les Balkans. Il trace la route en Albanie, depuis Ulcinj jusqu’à Gjirokastër, la ville du sud d’Ismaïl Kadaré et d’Enver Hoxha, d’étranges résonances nous y attendent entre mer et montagne...

La forterresse d’Ulcinj
© Wikipédia

La boucle balkanique (3)

Grad gradila tri brata rođena,
Do tri brata tri Mrljavčevića :
Jedno bješe Vukašine kralje,
Drugo bješe Uglješa vojvoda,
Treće bješe Mrljavčević Gojko ;
Grad gradili Skadar na Bojani,
Grad gradili tri godine dana,
Tri godine sa trista majstora,
Ne mogaše temelj podignuti,
A kamo li sagraditi grada : ;
Što majstori za dan ga sagrade,
To sve vila za noć obaljuje.
Zidanje Skadra (L’édification de Skadar), poème traditionnel serbe

Le premier détail qui signale notre entrée en Albanie, c’est une citerne perchée sur un toit, laquelle indique l’absence d’eau courante ; nous aurons l’occasion de constater le soir qu’il y a encore un pays, en Europe, où il faut faire parfois ses ablutions matinales à l’aide d’un jerrycan et d’une bassine.

Le bus qui nous a menés dans le pays le plus pauvre d’Europe après la Moldavie, est parti quasi vide de la gare routière d’Ulcinj. Les seuls passagers sont des touristes, Scandinaves pour la plupart, venus vivre un peu d’aventure dans cette antithèse de la Norvège, mais c’est à Tirana qu’ils se rendent, nous laissant seuls dans Shkodër (le Skadar de la chanson traditionnelle serbe, le Scutari des Italiens), où il semble que personne ne daigne s’arrêter.

Nous nous mettons en quête d’une chambre pour la nuit. Des jeunes gens viennent à notre rencontre. On nous dirige d’abord vers un taudis reconverti en auberge de jeunesse : ici on s’est contenté de disposer six sommiers en quinconce dans une pièce au lino décollé, aux murs fissurés et aux fenêtres déglinguées pour penser que le backpacker fauché et épuisé ne sera pas très regardant et finira par lâcher ses sept euros. Puis nous visitons un palace où les chambres surdimensionnées coûtent dans les 35 euros.

Le juste milieu se trouvait en plein centre-ville, en face de l’arrêt de bus où nous étions descendus : le luxueux hôtel Rozafa avec ses grooms en uniforme, ses lustres en cristal et son éclairage psychédélique ; lorsqu’on nous annonce le prix d’une chambre (24 euros) nous nous demandons du coin de l’œil si ce n’est pas une blague ; c’est en grimpant à l’étage dans un ascenseur surdimensionné que nous comprenons : l’hôtel Rozafa est entouré d’échafaudages, la rénovation s’est arrêtée au rez-de-chaussée, la peinture rose des murs a pâli et comme les hauts parleurs de la plus grande mosquée de Shkodër sont à portée de bras et braqués vers nous, il faudra être d’attaque à cinq heures moins le quart.

Le lendemain, nous reprenons la route du sud, déterminés à gagner Gjirokastër avant la nuit. Comme le bus met deux heures à franchir les cent bornes qui séparent Shkodër de Tirana, nous optons pour les fourgons (sic) de mauvaise réputation : la ceinture de sécurité bien enclenchée, le rodéo peut commencer sur ces routes et ces autoroutes où tout – absolument tout – peut survenir à n’importe quel moment : un enfant poussant son vélo sur la bande d’arrêt d’urgence, un ado traversant les voies en courant, un âne, une charrette, des chiens errants, des feux de talus.

Mais le plus intrigant, sur les routes albanaises, ce sont les petites bosses de béton fendues d’un trait noir qui s’égrènent partout comme des bornes miliaires. C’est à la vue de mon premier bunker que j’ai repensé à la Syldavie et à la Bordurie.

L’Albanie d’Enver Hoxha était une Bordurie : la frontière était partout dans ce pays qui vivait dans la crainte permanente – savamment distillée par le tyran – d’une invasion militaire ennemie. L’Albanie d’aujourd’hui est une Syldavie : un pays sur lequel on ne sait rien, où l’on ne va pas, à propos duquel circulent toutes sortes de racontars et de légendes, et où l’on est pourtant accueilli partout avec un grand sourire, où les gens se montrent d’une gentillesse et d’une serviabilité inouïes pour les rares touristes qui tentent l’aventure.

Le fourgon – qui est de loin le moyen de communication le plus rapide dans un pays où la conduite s’apparente à une corrida – sert aussi de poste et de livreur : entre Tirana et le terminus, c’est-à-dire le port duquel nous voulons nous embarquer pour la Grèce, on embarquera des pots de peinture, un essieu rouillé, des fruits et légumes, un carton contenant dieu-sait-quoi et qui finira, en l’absence de son destinataire à l’heure fixée au téléphone par notre chauffeur, sur un trottoir de Saranda.

Les paysages d’Albanie sont d’une grande diversité et d’une grande douceur : on a enfin quitté le karst monotone et oppressant qui cadenasse les rivages de l’Adriatique du nord de la Slovénie jusqu’au sud du Monténégro ; ici, il y a des fleuves et des rivières, des lacs et des étangs, des plaines fertiles, des collines, des côtes basses et marécageuses ; lorsque passé Fier, la route s’élève vers l’intérieur, traverse un plateau puis s’enfonce dans un défilé en suivant le cours anastomosé d’une rivière typiquement méditerranéenne, c’est à la Durance, à l’Eygues, à l’Ouvèze, à un roman de Giono que je pense ; cette impression se confirme, passé un étroit défilé, à l’approche de Tepelenë : nous sommes ici dans une combe, à main gauche la montagne pourrait être le Glandasse, à main droite on croirait les Trois Becs ; les saules argentés, les oliviers, les peupliers, la couleur même de la terre marneuse et de l’eau de plus en plus claire à mesure qu’on s’élève vers les hauteurs – tout me rappelle désormais la Drôme et le Diois, où je passais mon enfance ! Je me dis quoi ! tu as fait ces milliers de kilomètres, traversé l’Italie, la Slovénie, la Croatie, la Serbie, le Monténégro pour te retrouver au pays ?

Gjirokastër est la ville natale des deux seuls Albanais que nous connaissons : Enver Hoxha et Ismaïl Kadaré, le dictateur et l’écrivain, qui étaient ici, dans cette magnifique bourgade aux murs de pierre et aux toits de lauzes, deux voisins. Trente ans après la mort du premier, le musée Enver Hoxha, situé jadis dans la maison natale du dictateur, a laissé la place à un musée ethnographique ; quant à la maison natale de l’écrivain, lequel est pourtant bien vivant, elle est en passe de devenir un musée. Le premier a perdu sa rue, le second a déjà conquis la sienne. La postérité serait-elle une brave fille, qui oublie les méchants de l’histoire et ne retient que les gentils ? On pourrait le penser, si l’on oublie que la postérité est versatile et que dans la Russie de Poutine, pour ne prendre que cet exemple, Staline a tué une deuxième fois Mandelstam. On pourrait penser aussi qu’il est bizarre, pour un écrivain, de vouloir que sa maison natale, devienne, de son vivant, un musée glorifiant son œuvre. Et si Kadaré n’avait pas fini de rivaliser avec Hoxha, son ennemi intime ? Les deux maisons se situent sur les hauteurs de la ville ; on peut embrasser de leurs vastes terrasses toute la vallée, on voit jusqu’à la frontière grecque, on peut guetter l’envahisseur et rêver de gouverner le monde. On est un aigle – puisque tous les Albanais (c’est le sens de Shkip, la seule langue que parle notre logeuse, avec laquelle nous nous adressons par gestes) sont des aigles. Et si les écrivains et les dictateurs n’avaient pas tout simplement les mêmes rêves ? Voltaire vs Louis XV, Pouchkine vs Alexandre Ier, Victor Hugo vs Napoléon III ?

Et si l’ambition secrète d’un écrivain n’était pas la même que celle d’un dictateur : régner sur les esprits, marquer son territoire, inscrire partout son nom, remodeler les paysages ?

Car on aura beau déboulonner toutes ses statues, Enver Hoxha s’est rendu inoubliable en constellant la terre albanaise de plus de 700 000 bunkers indestructibles. Kadaré n’a pas encore sa statue mais ça ne saurait tarder. La maison de l’écrivain aurait brûlé mais elle est aujourd’hui reconstruite ; l’homme attend toujours, quelque part en exil, son prix Nobel, tandis que les paysages qu’il a laissés derrière lui portent indéfiniment la trace de son génie : l’Albanie, pour nous, n’existait pas sans lui, et depuis que nous avons quitté Gjirokastër, nous nous demandons si cette ville existait vraiment, où chaque ruelle, encore empreinte de mystère ottoman, était aussi belle qu’une de ses nouvelles ou qu’une page de ses romans.