Blog • L’Ukraine, les pays baltes… et la Bessarabie ? Dans Terre noire de Timothy Snyders

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Terre noire : l’Holocauste et pourquoi il peut se répéter, allusion aux terres fertiles d’Ukraine, est le titre du livre paru l’année dernière qui vient d’être traduit en français de Timothy Snyders. L’historien nord-américain entend aller plus loin que dans son précédent livre, Terres de sang : l’Europe entre Hitler et Staline, dans lequel il déplaçait de l’Ouest vers l’Est l’épicentre et l’enjeu des souffrances et des massacres perpétués au cours de la Seconde Guerre mondiale. Cette fois-ci, il établit un lien direct entre le degré de destruction des structures étatiques dans certaines zones d’Europe et l’ampleur de l’Holocauste.

Inauguration de l’exposition « Holocauste en images » à Chişinau (janvier 2014)

Ces zones correspondent à celles dont il était question dans Terres de sang, c’est-à-dire la Pologne orientale d’avant-guerre, l’Ukraine et le Belarus, dans les frontières actuelles, et les pays baltes occupés dans un premier temps par l’Armée rouge qui a préparé en quelque sorte le terrain pour la Wehrmacht et les Einsatzgruppen. De surcroît, comme l’indique le sous-titre, encore plus explicite dans la traduction française qu’en anglais (the Holocaust as history and warning), il met en garde contre les dangers de réactivation du génocide pratiqué par l’Allemagne hitlérienne sous la forme, par exemple, d’un ethnocide.

La démarche de T. Snyders est captivante de par sa manière de présenter et de mettre en récit, à partir d’une importante documentation, notamment allemande et polonaise, les deux axes contradictoires en apparence, en fait complémentaires, de l’idéologie et de la politique promue par Hitler et appliquée au cours de la guerre et les quelques années qui l’ont précédée. D’une part, au nom de l’espace vital, il recherchait la colonisation des terres riches de l’Est, ce qui impliquait la mise à pas des races inférieures, les « Slaves ». Mais, d’autre part, l’élimination des Juifs était indispensable à ses yeux parce qu’il s’agissait là de combattre un phénomène contre-nature. Comme tels, les empires, ethniquement purs de préférence, étaient quelque chose de naturel et il en allait de même pour les conflits qui pouvaient avoir lieu entre eux. C’est l’empire juif, c’est-à-dire l’Union soviétique, l’influence exercée à Washington ou à Paris par les Juifs et surtout les virus subversifs répandus par ses derniers, le judéo-bolchevisme, qui étaient contre-nature.

Pour Antonescu, l’État devait être protégé

La Roumanie occupe une place relativement périphérique dans le livre, son « cas » est traité dans le chapitre IX intitulé « Survie et souveraineté », juste après les États-fantoches (Croatie et Slovaquie) et avant la Hongrie, la Bulgarie, la Hollande, la Grèce et la France. Peu de nouveaux renseignements et interprétations nous sont fournis, si ce n’est cet aspect rarement évoqué du comportement de l’armée roumaine : « Les forces roumaines cherchèrent en fait à protéger les collaborateurs soviétiques locaux qui n’étaient pas juifs et à punir ceux qui l’étaient, et les autres Juifs par la même occasion. Telle qu’elle était définie, leur tâche était de ‘’tuer les Juifs tout en protégeant les non-Juifs prosoviétiques de la colère de leurs voisins’’. » [1]

Ce qui intrique quelque peu c’est le fait que la Roumanie soit « déconnectée » de la problématique découlant des conséquences du traité Ribbentrop-Molotov qui jouent par ailleurs un rôle central dans la démonstration de l’auteur. Il n’est signalé à aucun moment que le protocole secret concernait non seulement la Pologne et les pays baltes mais aussi la Bucovine du Nord et la Bessarabie. En revanche, la Roumanie fait figure d’illustration exemplaire de la thèse de T. Snyders sur les ravages des crimes contre la population juive dans le contexte de la destruction des structures d’État.

« Sur les quelque 280 000 Juifs tués du fait de la politique roumaine, quelque 15 000 vivaient dans les territoires de la Roumanie d’avant-guerre qui n’avaient pas changé de mains au cours du conflit. (…) L’Union soviétique a détruit les structures de l’Etat roumain avant que la Roumanie en fasse autant des structures soviétiques. La logique de l’Holocauste roumain était semblable à celle de l’Holocauste allemand, à une grande exception près : à la différence de Hitler, Antonescu estimait que son Etat valait d’être protégé et, bien qu’antisémite, tenait la question juive pour un problème parmi d’autres. Quand la survie de l’Etat se trouva menacée, Antonescu ralentit la persécution des Juifs. Hitler, qui croyait réellement à un monde des races plutôt qu’à un monde d’États, fit le contraire. » [2]

La situation de la Bulgarie semble également confirmer la thèse de T. Snyders. L’attitude courageuse d’une partie de l’opinion publique et même de l’Église orthodoxe a empêché les crimes contre les Juifs de ce pays [3] mais pas contre ceux des territoires occupés par lui. La plupart des quelque 13 000 Juifs de la Thrace grecque et de la Macédoine yougoslave occupées par la Bulgarie qui ont été déportés par les autorités bulgares ont péri à Treblinka.

L’État polonais et les sionistes « révisionnistes »

« L’assassinat par les Allemands de cinq millions et demi de Juifs, de plus de trois millions de prisonniers de guerre soviétiques et de près d’un million de civils dans des opérations dites anti-partisanes s’est toujours déroulé dans des zones sans Etat » [4], conclut l’auteur. Ceci ne l’empêche pas de prendre en compte la complexité de la situation à commencer par la fin des années 1930. Les pistes les plus inattendues sont explorées. Tout un chapitre, le IIIe, « La promesse de la Palestine » [5], est par exemple consacré à la manière dont l’Etat polonais a adapté sa politique antisémite après la mort de Pilsudski en 1935 et au succès de cette politique auprès de certains des leaders sionistes qui estimaient que les Juifs avaient droit à un Etat qui devrait être créé à partir d’une colonie, la Palestine administrée par les Britanniques. En effet, la nouvelle direction du pays, qui venait de se prononcer en 1937 pour l’émigration de 90 % des Juifs polonais, ira jusqu’à demander aux Britanniques de revenir sur les restrictions imposées à l’immigration en Palestine. Antisémite mais attachée à l’Etat nation, elle offrira armes et entraînement non seulement à l’organisation d’autodéfense juive Haganah mais aussi, semble-t-il, par des voies détournées, aux sionistes dits révisionnistes qui voulaient accélérer à tout prix la création de l’Etat Israël. En Pologne, d’ailleurs, les organisations paramilitaires tel le Betar, formé sur le modèle des légions polonaises de la Première Guerre mondiale, bénéficieront souvent du soutien des autorités et des formations d’extrême droite polonaises. A l’école de ces dernières et parfois avec leur concours, écrit T. Snyder, les futurs leaders du Likoud tels Menahem Begin et Itzhak Shamir, organiseront des attentats contre les occupants britanniques…

La Solution finale, une guerre pour les ressources ?

Le thème annoncé dans le sous-titre du livre est abordé seulement dans la Conclusion. Assez longue, trente-cinq pages, celle-ci n’est pas toujours convaincante étant donné la multitude des hypothèses exposées, parfois fort éloignées des considérations d’ordre historique des chapitres précédents. L’actualité internationale est passée en revue, des conséquences dramatiques de la destruction de l’Etat en Iraq par les États-Unis jusqu’aux tentatives de la Russie de Poutine de présenter l’Ukraine comme une entité artificielle, sans culture, sans langue, afin de saper la légitimité de l’Etat dans cette région.

Le danger majeur est cependant d’une autre nature pour T. Snyder qui fait un lien entre l’obsession de l’espace vital de Hitler et les conséquences de la perspective de la diminution des ressources et des catastrophes écologiques que l’on craint de nos jours. Pour T. Snyder, qui a publié dans la foulée de ce livre un éditorial très controversé dans New York Times traduit par le Monde sous le titre « Le prochain génocide sera écologique », la Solution finale était déjà chez Hitler une forme de guerre pour les ressources. Le changement climatique de ces derniers temps et l’absence de mesures convaincantes pour faire face à ce changement a ramené dans l’agenda des grandes puissances la possibilité de l’incertitude alimentaire. Dans ce contexte, marqué par une véritable « panique écologique », l’émergence de nouvelles idéologies antiscientifiques et mortifères qui risquent de fonctionner selon les schémas qui rappellent le scénario nazi devient possible, nous avertit T. Snyders. Sur la plupart de ces points, nombre de confrères de l’historien nord-américain se montrent cependant réservés.

Notes

[1Timothy Snyder, Terre noire : l’Holocauste et pourquoi il peut se répéter/trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Gallimard, 2016, p. 337-338. Vladimir Solonari, cité ici, semble la principale source de T. Snyder sur cette question. Député Interfront, formation regroupant principalement les russophones hostiles au nouveau cours de la République de Moldavie, entre 1989 et 1992, professeur à l’Université d’État de Tiraspol et à l’Université slave de Chişinau, cet historien a publié après 2002 plusieurs recherches aux États-Unis qui se sont imposées comme une référence dans les études sur le Holocauste en Bessarabie et Transnistrie.

[2Id., p. 340 et 341-342.

[3Cf. La fragilité du bien : le sauvetage des Juifs bulgares/dir. Tzvetan Todorov, Albin Michel, 1999.

[4Id., p. 481.

[5Id. p. 97-124.