Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Ivan Čolović : les Balkans, « terreur de la culture »

|

Les Balkans sont-ils la « terreur de la culture » ? Les réponses d’Ivan Čolović, écrivain, traducteur, ethnologue et éditeur serbe, qui décortique avec un humour tranchant comme un scalpel les mythes nationaux serbes, contre les propagateurs de tout poil de l’obscurantisme idéologique. Entretien – à lire et à écouter !

Cet article est accessible gratuitement pour une durée limitée. Pour accéder aux autres articles du Courrier des Balkans, abonnez-vous !

S'abonner

Propos recueillis par Philippe Bertinchamps

Ivan Čolović
DR

1998-2023 : pour célébrer les 25 ans du Courrier des Balkans, nous vous offrons 25 articles parmi les préférés de la rédaction, en accès libre. Depuis 25 ans, Le Courrier vous informe sur les Balkans. Pour qu’il poursuive l’aventure, (ré)-abonnez-vous !


Le Courrier de la Serbie (CdS) : Ivan Čolović, pourquoi avoir choisi comme titre de votre ouvrage : Balkans – Terreur de la culture ?

Ivan Čolović (I.Č.) : Pour mettre en relief l’idée principale du livre, à savoir qu’ici, dans les Balkans, nous sommes terrorisés par un discours – absolument insupportable – sur la culture nationale.

CdS : Quels sont les « mythes nationaux » que vous analysez ?

I.Č. : Les mythes de l’autochtonie, de la langue ou de la poésie nationale. Je suis revenu sur ces mythes après en avoir proposé une analyse plus détaillée dans mon livre Politique des symboles.

CdS : Un chapitre est consacré au monastère orthodoxe du Hilandar, au Mont Athos. Quels sont les liens entre nationalisme et religion ?

I.Č. : Le nationalisme fonctionne comme une sorte de religion. Il s’agit, bien sûr, d’une religion politique. J’essaie d’expliquer comment, avec quels matériaux et par quels procédés le culte de la nation serbe, c’est à dire le nationalisme serbe vu comme une espèce de la religion politique, se construit. D’un côté, on trouve un mouvement de sacralisation d’un certain nombre de lieux, de dates, de figures historiques et d’œuvres d’origine séculière. Par exemple, on sacralise le lieu et la date de la fameuse bataille du Kosovo, ainsi que les Serbes qui y ont participé. On transforme le tout en un ensemble sacré pour les croyants de cette religion politique, qui seraient tous des Serbes prosternés devant la divinité de leur nation. D’un autre côté, on pratique une sorte de transfert de sacralité, afin de faire passer les saints, les hauts lieux et les moments capitaux de la religion orthodoxe serbe vers cette religion politique axée sur l’adoration de la nation.

CdS : Pourquoi être fier des Balkans ?

I.Č. : Pour les mêmes raisons, paraît-il, qui nous poussent à les haïr ! Si l’on étudie un peu les stéréotypes positifs sur les Balkans – espace où les hommes sont simples mais ouverts, directs mais chaleureux et sincères, authentiques et libres, etc. –, on verra qu’il s’agit plus au moins des mêmes qualités qui reviennent aux stéréotypes négatifs. Mais là, dans l’image négative et dévalorisante des Balkans, ces qualités sont interprétées différemment : ces mêmes hommes, braves et libres, deviennent des sauvages abrutis, violents et agressifs.

CdS : Un chapitre est dédié à la guzla. Un instrument très connoté politiquement...

I.Č. : La guzla a accumulé pas mal de connotations tout au long de sa riche histoire politique. Cet instrument de musique traditionnelle fut, plus qu’aucun autre dans les Balkans, utilisé comme un symbole de l’identité – slave, yougoslave, serbe, croate, monténégrine, bosniaque –, ou comme un symbole de la légitimité du pouvoir au nom du peuple. De nos jours, cet instrument est devenu le symbole de la violence guerrière et d’un primitivisme antimoderne.

CdS : Nouvelles de la culture. À quand remonte cette série d’articles, dans quel contexte et pour qui les avez-vous écrits ?

I.Č. : Il s’agit là d’un recueil de textes que j’ai écrits ces deux dernières années pour la radio. Plus exactement, pour une émission de la radio B92, intitulée « Peščanik » (le Sablier), et animée par deux Svetlana : Svetlana Lukić et Svetlana Vuković. Pour moi, le défi consistait à être à la fois sérieux et intéressant, et à essayer d’unir ces deux qualités en inventant un genre de compte-rendu satirique sur les nouvelles culturelles, en particulier les nouveautés littéraires. D’autre part, l’occasion d’écrire ces textes est tombée pour moi à un moment de fatigue et de saturation par rapport à des textes plus théoriques où je dois, comme tout le monde, sacrifier à l’autel du discours académique.

CdS : Y a-t-il un parallèle entre ces deux ouvrages : « Balkans – Terreur de la culture » et « Nouvelles de la culture » ?

I.Č. : Oui. On peut lire ce dernier petit livre comme un appendice au premier, mais avec un changement de registre.

CdS : Dans ce dernier ouvrage, « Nouvelles de la culture », vous présentez une brochette d’écrivains serbes qui jouissent du support des institutions : Djoko Stoicić, Ljiljana Habjanović Djurović, Matija Becković, Momo Kapor ou Dragan Mraović… Qui sont ces écrivains (ces « moralistes », pour certains d’entre eux) ? Comment expliquer leur succès ? Pourquoi tant d’ironie à leur égard ?

I.Č. : Il s’agit d’auteurs de livres ou d’articles que j’ai choisis un peu par hasard comme objet de mes « études ». Leur point commun, c’est leur nationalisme, explicite et extrême, ou discret et plus soft. Leur succès s’explique par le fait que le nationalisme de l’élite culturelle serbe n’a été que rarement et marginalement mis en rapport avec les désastres des guerres 1991-1999. L’élite nationale, gardienne de l’identité nationale menacée de l’intérieur et de l’extérieur, a pour fonction principale de légitimer la création artistique et littéraire. Pour s’imposer et participer au pouvoir symbolique, il faut de temps en temps sortir cette légitimation. L’ironie est un moyen de ne pas partager le consensus idéologique, et d’encourager les autres à voir les choses d’un point de vue différent de celui du discours idéologique dominant.

CdS : Vous analysez aussi le « mythe du Kosovo ». Qu’en dites-vous ?

I.Č. : Je dis qu’il y a un mythe sur le mythe de Kosovo. Selon ce mythe, la Serbie ne changera qu’après la fin de cette histoire mythique. On oublie trop souvent que le mythe est un type de discours lié à un type de pouvoir. Il peut aisément passer d’un thème à l’autre sans perdre de sa force. Bien sûr, certains thèmes s’imposent en fonction de l’actualité politique, tandis que d’autres attendent leur moment. Par exemple, celui du Kosovo a connu un regain de faveur avec la montée en puissance de Slobodan Milošević. C’est lui qui, dans un entretien à l’agence Reuters, en novembre 1989, avait lancé le slogan « le Kosovo est le cœur de la Serbie ».

Écoutez Ivan Čolović nous présenter ses deux ouvrages :

Interview d’Ivan Čolović

Ivan Čolović est l’éditeur de la « Biblioteka XX vek » (Bibliothèque du XXe siècle). Il est l’auteur, entre autres, de : La littérature au cimetière /Knjizevnost na groblju/ (1983), La littérature sauvage /Divlja knjizevnost/ (deux éditions), Le temps des signes /Vreme znakova/ (1988), l’Erotisme et la littérature /Erotizam i knjizevnost/ (1990), Le bordel des guerriers /Bordel ratnika/ (trois éditions), Eclater de santé / Pucanje od zdravlja/ (1994), L’un avec l’autre /Jedno s drugim/ (1995), La politique des symboles /Politika simbola (deux éditions), Quand je dis journal /Kad kažem novine/ (deux éditions), La profondeur /Dubina/ (2001) et l’Ethno /Etno/ (2006).