Littérature : « dans les Balkans, nous sommes les orphelins de quatre empires »

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L’écrivain albanais Gazmend Kapllani, auteur du Petit journal de bords des frontières et de Je m’appelle Europe, revient sur les dangers du nationalisme dans les Balkans, le roman moderne et le rôle de la littérature dans l’apprentissage de la vie en commun. Entretien.

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Propos recueillis par Evelyne Noygues

Gazmend Kapllani
© Stephanie Mitchell

Auteur albanais exilé en Grèce après la chute du régime totalitaire, en 1991, Gazmend Kapllani a refait sa vie au États-Unis, tout en continuant à publier des éditoriaux pour le grand quotidien grec, Ta Nea. En 2007, il a rédigé une thèse sur la perception de l’Autre en Grèce et en Albanie, Modernité et altéritude – l’image des Albanais dans la presse grecque et des Grecs dans la presse albanaise. Dans ses romans, il explore la question de l’immigration et des frontières, celle de l’exil et de la construction fictive de l’Altérité.

Cette interview est tirée du site de l’association Albania, où elle a été publiée en albanais.

Evelyne Noygues (E.N.) : Gazmend Kapllani, vous êtes un écrivain d’origine albanaise qui a d’abord vécu en Grèce avant de s’installer aux États-Unis. Vous offrez aux lecteurs des romans courts, mais foisonnants et intenses. Le thème des frontières est d’actualité, ici et d’ailleurs en Europe. Distinguez-vous des convergences pour tous les habitants des différents pays des Balkans ?

Gazmend Kapllani (G.K.) : Dans les Balkans, nous sommes les « enfants orphelins » de quatre empires : celui d’Alexandre le Grand, et les Empires romain, byzantin et ottoman. C’est pourquoi, peut-être comme des orphelins, nous sommes obsédés par nos origines et nos racines. On ne peut pas comprendre les nations balkaniques sans examiner avec attention le moment où sont nées les nations dans les Balkans. Des communautés, qui ont toujours vécu dans des empires plurinationaux, ont dû inventer une identité nationale propre, totalement différente de celle de l’Autre, le voisin balkanique. Mais comment se convaincre que l’on est tellement différent de l’Autre quand celui-ci nous ressemble tellement ? Uniquement en se mentant à soi-même et en disant que rien ne nous lie avec l’Autre. C’est là où prend naissance notre nationalisme fou et fratricide. C’est la raison pour laquelle le nationalisme dans les Balkans a éliminé toute trace du cosmopolitisme et de la coexistence que nous avions hérité de notre passé. Dans mon livre Je m’appelle Europe, je parle de « l’insupportable similarité de l’Autre ». Nous serons plus nous-mêmes quand nous pourrons discuter ouvertement et sans complexe de l’énorme mensonge que nous nous sommes faits au début de la création de nos États-nations...

E.N. : Quel est, selon vous, le rôle de la littérature contemporaine dans le lien entre un individu et son ancrage territorial ?

G.K. : Le roman moderne est né en même temps que la communauté imaginaire de la nation où le lien entre un individu et la délimitation de son territoire était essentiel. En même temps, il exprime la crise existentielle profonde par laquelle tout être humain passe au regard du territoire qui l’a vu naître. D’un côté, le monde moderne est un monde sans frontière, ouvert à toutes les routes tracées par des voyageurs courageux. De l’autre, ce monde est « morcelé » entre des frontières nationales et des territoires. Ces frontières, ces voyages individuels, donquichottesques ou baudelairiens, les déracinements violents et les migrations sont l’essence même du roman moderne. Pour moi, en tant qu’homme balkanique et européen, le lien entre individu et territoire est incompréhensible si l’on n’a pas à l’esprit les deux derniers conflits mondiaux et les régimes totalitaires qu’a connus l’Europe. De nos jours, à l’heure de la « globalisation », les plus grands défis à relever par la littérature concernent tout d’abord la liberté de choisir où nous souhaitons vivre et voyager. Ensuite, la façon dont nous allons vivre ensemble dans un monde « qui va changer et va se mélanger ».

On ne peut pas comprendre les nations balkaniques sans examiner avec attention le moment où sont nées ces nations.

E.N. : Votre quête littéraire vous a conduit à raconter des histoires autour des régimes totalitaires. Croyez-vous que les moments de crise que nous traversons, économiques, migratoires, politiques ou militaires, tendent à pousser les populations à l’enfermement dans leurs territoires et dans une culture que l’on croirait, à tort, purement nationale ?

G.K. : Les mots et expressions « frontières », « murs », « déportation », « chocs des cultures » sont autant de termes incontournables utilisés dans les discours politiques. La haine de l’Autre est redevenue à la mode. Ayant vécu sous un régime totalitaire jusqu’à l’âge adulte de 23 ans, je souffre d’une sorte de « panique politique ». Je suis épouvanté par la montée des nationalismes, du racisme et du terrorisme. Je pense qu’en une heure de temps la violence peut renverser un siècle d’efforts en faveur de la paix et de la coexistence. En même temps, le triomphe des totalitarismes sur le continent européen n’a pas de sens si on n’a pas en mémoire le terrible héritage de la Première Guerre mondiale. Heureusement, de nos jours, les Européens naissent dans une Europe en relative paix. J’espère que cela nous aidera à mieux comprendre les miroirs aux alouettes d’un passé prétendument glorieux où nous vivions heureux et propre à l’intérieur des murs d’un État-nation, tout en haïssant ceux qui étaient différents de nous. Nous, les Européens, au nom de cette gabegie macabre, nous nous sommes entretués deux fois au cours du XXe siècle. C’est en formant un seul continent, en défendant les principes d’une démocratie moderne et du pluralisme, que nous pouvons dépasser les crises, les défis et les menaces qui nous traversent...

E.N. : Le monde au-delà des frontières ressemble-t-il à une autre planète, comme lors de votre départ de l’Albanie pour la Grèce en 1991 ?

G.K. : Ce n’était pas véritablement une autre planète mais plutôt un rêve qui nous portait. Un rêve fait d’ignorance et d’innocence. Mais il me semble que c’est là le prix à payer pour parvenir à la sagesse. Si j’ai gardé une seule chose à ce jour, c’est bien l’espoir en un monde meilleur. Peut-être est-ce parce que j’ai vécu la chute d’un régime totalitaire qui semblait éternel.

E.N. : Votre histoire personnelle est-elle celle de toute personne vivant sous un régime autoritaire ?

G.K. : Chaque vécu personnel raconte l’histoire de cette époque selon un point de vue original. D’autant plus quand c’est le point de départ d’un récit littéraire. Il n’empêche que ceux qui ont vécu sous un régime totalitaire portent les mêmes stigmates. Vivre dans un État totalitaire constitue une expérience profondément traumatisante, car les espaces dits « normaux » de la vie quotidienne n’existent pratiquement pas. Personnellement, je ne sais pas si je serais devenu un écrivain si j’étais né sous un régime « normal ».

Les humains sont des êtres migrateurs qui en même temps rêvent du jardin d’Éden où ils pourront s’installer une fois pour toutes.

E.N. : La reconstruction du « moi » de l’immigré l’amène à franchir plusieurs frontières : non seulement celles de l’espace, du temps et de la langue, mais aussi celles des mentalités, des classes sociales, de la reconnaissance et de l’acceptation de soi ? Selon quelles configurations sociales ? Quels processus de transformation et de recomposition ?

G.K. : Le phénomène de l’émigration, en tant qu’écrivain et émigré, a le don de m’émerveiller et de m’épouvanter. Les humains sont des êtres migrateurs qui en même temps rêvent du jardin d’Éden où ils pourront s’installer une fois pour toutes. Dans une certaine mesure, l’émigration exprime le dilemme existentiel de l’individu. Baudelaire écrit à ce propos : « Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas ». L’émigration démontre que l’essence des hommes n’est pas faite de leurs racines mais de leurs jambes – comme le fait remarquer George Steiner à propos de Georges Moustaki – et si nous voulons voyager dans ce monde, c’est que nous sentons qu’il appartient à tous et que les frontières sont par essences conventionnelles.

E.N. : Dans vos trois ouvrages parus en français, vous aimez mener plusieurs histoires qui s’entrelacent. Elles sont toutes intéressantes, très distinctes et pas seulement à cause de la police d’écriture. Selon vous, comment l’écrit se saisit-il de l’actualité migratoire et qu’en montre t-il ?

G.K. : Les histoires qui s’entremêlent tout au long de mes récits ont pour origine les personnages que j’invente. Ces jeux entre différentes histoires forment la mélodie polyphonique qui les habite. Les musiques polyphonies albanaises — un genre que je porte dans mon cœur — ont grandement influencé la façon dont j’écris. La structure de ces récits tire également sa source d’inspiration dans les influences littéraires qui sont les miennes : Calvino, Kundera, Kiš, Kafka. Je ne sais pas si mes livres sont en mesure de changer notre façon d’appréhender les phénomènes migratoires et d’identité, mais il est clair que pour moi ce sont ces derniers qui ont forgé mes obsessions littéraires.