Blog • Europe : les (ultra)nationalistes sont-ils vraiment à l’Est ?

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Pour certains, l’esprit de guerre froide est plus qu’une habitude, c’est une passion. Ainsi, un nouveau rideau de fer couperait en deux l’Europe, séparant les « populismes » des « confins orientaux » de Hongrie, Pologne ou Croatie, des prospères et si solides démocraties occidentales...

Autrefois, paraît-il, les pacifistes étaient à l’ouest et les euromissiles à l’est. Désormais, ce sont les nationalistes qui seraient à l’est, tandis que Jean Quatremer, lui, est toujours à l’ouest. « Les pays d’Europe de l’est ont renoué avec leurs vieux démons comme le montre leur dérive autoritaire et ultra-nationaliste », assène-t-il dans son éditorial du samedi 4 juin dans Libération [1]. Pour écrire cela, il ne faut pas hésiter à « oublier » quelques bagatelles comme le Front national français, le FPÖ aux portes du pouvoir en Autriche, les néo-fascistes des pays scandinaves, la Ligue du nord et le mouvement Cinque Stelle en Italie… Certes, poursuit notre analyste, «  si les populismes existent aussi à l’Ouest, ils sont au pouvoir à l’Est ». Bien vu, encore qu’un de ces « populistes » a bien failli se faire élire président de la République autrichienne il y a deux semaines… Enfin, un type qui adore tendre le bras à l’horizontale, faut-il appeler ça un « populiste » ? Hitler aimait-il donc tant que cela le peuple ?

Qu’ont donc en commun Viktor Orban, les ultra-conservateurs bigots du PiS polonais, les sociaux-démocrates » nationalistes tchèques ou slovaques et les hurluberlus arrivés au pouvoir en Croatie ? Ils seraient « populistes », assure-t-on, en abusant de ce terme jamais rigoureusement défini… Prenez Zlatko Hasanbegović, historien révisionniste et ci-devant ministre de la Culture de la République de Croatie. Ancien militant d’un groupuscule néo-oustachi se considérant comme « l’avant-garde » d’une « révolution nationale » encore à venir, Hasanbegović est un intellectuel fasciste raffiné. Il n’a d’ailleurs jamais fait profession d’aimer le peuple qu’il méprise mais, par la grâce des raccourcis, le voici lui aussi « populiste »… « L’Europe a peur d’employer le mot de fascisme, ce mot est devenu un tabou », peste l’écrivaine croate Daša Drndić. « Pourtant, nous sommes déjà en plein fascisme. Dans les années 1930, le fascisme est né sur les ruines de la démocratie, qui avait perdu toute légitimité en raison de la crise. Le même scénario se reproduit aujourd’hui avec les mesures d’austérité et la dictature de la Banque centrale européenne. »

L’Europe a peur d’employer le mot de fascisme, ce mot est devenu un tabou

En effet, c’est à n’y rien comprendre ! Les fameux « critères de Copenhague », qui avaient fixé, en 1993, les règles de droit qu’attendait l’Union européenne, ont bien été acceptés et ingérés et pourtant, « l’ultranationalisme » est de retour… Un « ultranationalisme » qui appartiendrait au bagage génétique de cette Autre Europe — l’Europe de Dracula, l’Europe des pogroms, l’Europe de Milošević et de Ceaușescu — cette Europe toujours sauvage, malgré les admirables efforts entrepris par les missionnaires bruxellois pour la civiliser… Notons d’ailleurs au passage qu’après tant d’autres, Jean Quatremer croit nécessaire d’utiliser le terme d’« ultra-nationalisme » dès qu’il dépasse la ligne Oder-Neisse : le simple « nationalisme » va bien pour la France ou l’Allemagne, mais mazette, dès qu’il est question de la Pologne ou de la Hongrie, ultra n’est pas de trop !

Pourtant, le phénomène est européen, et l’émergence simultanée d’une nouvelle extrême droite, certes polymorphe, d’un bout à l’autre de l’Europe des 28, d’une même haine des étrangers et des réfugiés, d’une même islamophobie, des mêmes obsessions autour de « l’identité nationale », pourrait au contraire tragiquement plaider pour une « convergence » des préoccupations européennes.

Dans un article bien plus fouillé que celui de Jean Quatremer, Amélie Poinssot s’interroge aussi sur « les raisons de la droitisation » de l’Europe centrale [2]. Elle évoque un « rapport étroit à l’histoire », qui me semble relever d’un « exotisme mémoriel » peu convaincant : dira-t-on que l’histoire du franquisme en Espagne, de la dictature des colonels en Grèce, de la guerre d’Algérie en France sont des séquences « réglées » des différentes histoires nationales, des dossiers sagement rangées dans les archives ? Invoquer un passé « trop chargé » est une manière d’essentialiser une « différence » est-européenne qui n’est nullement fondée — tout comme, dans les Balkans, l’évocation des « haines ancestrales » a toujours été une manière de refuser de comprendre le réel des sociétés. Le Mur de Berlin est tombé voici plus d’un quart de siècle, les problèmes de la Pologne contemporaine n’ont pas beaucoup plus à voir avec le maréchal Piłsudski que ceux de la France avec le colonel de La Roque. Et ni les Polonais, ni les Hongrois, les Croates et autres Slovaques ne sont spontanément pas plus racistes que les Français qui, en la matière, n’ont de leçon à recevoir de personne...

Invoquer un passé « trop chargé » est une manière d’essentialiser une « différence » est-européenne qui n’est nullement fondée

Par contre, et c’est le second point qu’évoque plus justement Amélie Poinssot, les problèmes de la Pologne, comme ceux de tous les pays du « post-socialisme » ont tout à voir avec le bilan de 25 années de « transition » puis d’intégration européenne. Le rejet des élites, ces élites si bien formées, façonnées aux nouvelles « valeurs » européennes, qui devaient être le fer de lance de « l’européanisation » de leurs sociétés, révèle que quelque chose ne va pas dans le processus européen tel qu’il a été conçu jusqu’à aujourd’hui.

Ce rejet des élites, d’ailleurs fort bien bien partagé d’un côté comme de l’autre du continent, va naturellement de pair avec une défiance de plus en plus ouverte envers le projet européen lui-même et son fonctionnement réel. Que fait-il donc faire ? Dénoncer les conséquences — à savoir la montée des radicalismes d’extrême droite – ou s’interroger sur les causes du phénomène, c’est-à-dire la crise politique du projet européen ?

Une attitude esthétique se contentant de fustiger les « populismes » d’ici ou d’ailleurs et de conforter l’entre-soi des « démocrates occidentaux éclairés » serait suicidaire, car l’heure n’est plus aux appels moralisateurs sur l’Europe, la démocratie ou la menace autoritaire, alors que le fascisme est bien là, même si, comme le note toujours Daša Drndić dans un texte éclairant, « aucun fasciste du XXIe siècle, souhaitant arriver au pouvoir, ne sera assez stupide pour revendiquer le terme de fascisme »

En effet, ces fascismes multiformes qui pullulent à travers l’Europe se déclinent tous selon quelques ingrédients nationaux. Ils ressortent toujours les cadavres qui peuplent les placards des différentes histoires nationales. La référence aux oustachis est naturelle en Croatie, tout comme celle à l’amiral Horthy en Hongrie ou à la Garde de fer en Roumanie. En Serbie, c’est une véritable course à l’échalote, pour savoir qui sera le premier réhabilité, du chef des tchétniks, Draža Mihailović, et du général Nedić, le « Pétain serbe »... Il en va de même dans tous les pays, et la France de Vichy fut longtemps l’horizon indépassable de l’extrême droite hexagonale. Ce rôle de « référent suprême » revient désormais à la guerre d’Algérie et à l’OAS, cette « armée de l’ombre » si chère au coeur de Robert Ménard. Ce déplacement référentiel explique bien sûr pourquoi le traditionnel antijudaïsme des fascistes français se fait aujourd’hui (provisoirement) discret, laissant les feux de la rampe à l’islamophobie, avatar à la mode de la logique de haine et d’exclusion qui est consubstantielle à tout fascisme.

Mais pourquoi oublie-t-on toujours la Bulgarie de Borisov dans la liste des « populismes » ?

Dans le catalogue des dangereux « populismes » est-européens que beaucoup dressent ces derniers temps, il convient d’ailleurs de signaler un bien injuste oubli, celui du « général » Boiko Borisov, le Premier ministre bulgare. Si le terme de « populisme », entendu comme synonyme de démagogie, a un sens, c’est bien à lui qu’il s’applique ! Il est arrivé au pouvoir en éructant contre le « système corrompu » des partis, pour mettre en place un nouveau régime bonapartiste, centré sur sa propre personne... A priori, bien peu de choses distinguent Boiko Borisov de Viktor Orban, si ce n’est que le second a probablement un peu plus de culture que le premier.

Oui, mais voilà, il y a des paramètres géopolitiques, qui font de Boiko Borisov un « anti-russe »obligé et un « pro-occidental » résolu. L’inverse aurait fort bien pu se produire car, en la matière, il n’est pas question de convictions ni d’idéologie, seulement du hasard d’un moment et d’une situation géographique. Cependant, il va de soi que l’on ne saurait taxer de « populisme » un homme qui clame tous les jours son amour pour l’OTAN, son admiration pour le TAFTA et sa passion pour l’extraction du gaz de schiste ! C’est forcément un politicien « courageux et responsable » et tant pis si son style, hmm, hmm, laisse un peu à désirer...

On reproche beaucoup à Viktor Orban sa passion pour le fil de fer barbelé, mais l’on oublie fort étrangement que le premier pays d’Europe à avoir commencé à entourer ses frontières d’un « mur » contre les réfugiés est précisément la Bulgarie. Son amitié supposée avec Vladimir Poutine a discrédité Viktor Orban, tandis que Boiko Borisov a su s’imposer et se vendre comme un « défenseur de l’Europe », une vigilante sentinelle avancée sur le front extrême-oriental du continent... La police ouvre le feu sur les réfugiés, les justiciers de village traquent les migrants, mais les autorités de Sofia ne reçoivent que des éloges. Même David Cameron est venu inspecter le « mur bulgare ». Dernière preuve « d’européanité » de la Bulgarie, elle s’apprête à voter une loi interdisant le port de la burqa — une loi inutile, mais « tellement européenne, tellement libérale, tellement raciste et insensée », comme l’écrit le journaliste Georgi Medarov, que Manuel Valls lui-même ne devrait pas manquer de féliciter Boiko Borisov.

Mais qui donc, en Europe, est « populiste » ?

PS : Ce post serait incomplet sans évoquer le cas de l’académicien Finkielkraut, qui, après avoir signé une pétition internationale demandant la destitution du ministre Hasanbegović, a même cru nécessaire, ce week-end, de faire le voyage de Zagreb pour expliquer que la présence de ce ministre serait « une honte » pour la Croatie. Ce même Finkielkraut est l’auteur d’un opuscule paru à l’automne 1992 et intitulé Comment peut-on être croate ?. Dans ce petit recueil de textes et d’interviews, il saluait les efforts du président Franjo Tudjman pour recompter les morts des camps de concentration et d’extermination (p.49) comme celui de Jasenovac, c’est-à-dire, au sens propre des termes, ces efforts de révision de la vérité historique (comme l’on parle de la révision d’un bilan comptable). Il évoquait les « mouvements nationaux qui agitent l’Europe post-totalitaire » (p.37) et soulignait qu’il serait « malhonnête de traiter de fascistes tous les mouvements de revendication identitaire » (p.43)… A ses yeux, le nationalisme croate était avant tout une réponse au « mensonge yougoslave », drapeau en loque de la « vieille gauche tiers-mondiste ».

Après avoir crié « plutôt Hitler que le Front populaire », certains grands bourgeois français se sont certainement émus, en toute honnêteté, des « excès de M.Hitler ». Ils déploraient même les mauvaises manières de ces gens de la Milice.... Avec la même feinte naïveté, M.Finkielkraut semble déplorer les « mauvaises manières » de ses amis croates revenus au pouvoir. C’est oublier que la dénonciation obsessionnelle du « totalitarisme yougoslave » constitue le carburant idéologique de la « révolution nationale » actuellement en cours en Croatie. L’histoire ne se répète pas, elle bégaie, tandis que l’académicien Finkielkraut tente peut-être à bon compte de restaurer son image de marque « antifasciste » en Croatie... Le confusionnisme idéologique ou la pratique académique de l’enfumage ont toutefois leurs limites : il n’est pas possible de cultiver, en France, l’amitié de M.Zemmour, et de refuser, en Croatie, celle de M. Hasanbegović.