Edouard Limonov et Danilo Kiš : le fascisme et la littérature

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L’écrivain et militant russe Edouard Limonov est décédé le 17 mars à Moscou. Durant la guerre de Bosnie-Herzégovine, il avait affiché son soutien aux milices nationalistes serbes, prenant la pose au-dessus de Sarajevo avec Radovan Karadžić. En 2007, l’anthropologue Ivan Čolović rappelait ce que l’engagement de Limonov avait signifié pour les Balkans. Accès libre.

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Par Ivan Čolović

Edouard LImonov et Radovan Karadžić, sur les hauteurs de Sarajevo, durant la guerre

Le magazine littéraire Književni List de Belgrade vient de publier une nouvelle d’Édouard Limonov, dirigeant du Parti national-bolchévik de Russie. Elle dépeint en termes violemment racistes le « sale Danilo ». Il s’agit bien sûr de l’immense écrivain yougoslave Danilo Kiš, un « sang impur » selon les critères fascistes de Limonov, ami bien connu de Radovan Karadžić. La réaction de l’anthropologue Ivan Čolović.

Une bien étrange question avait été posée par l’écrivain polonais Ksistof Varga lors d’une réunion tenue en juin 2005 à Belgrade, consacrée à Danilo Kiš. À cette occasion, l’écrivain polonais a douté du fait que Kiš soit vraiment un écrivain respecté et lu dans son propre pays. Car s’il en avait été ainsi, estimait Ksitsof Varga, c’est-à-dire si les gens de l’ex-Yougoslavie avaient vraiment aimé et lu Kiš, alors ils n’auraient probablement pas permis que la guerre éclate dans leur pays, il n’y aurait eu ni violences ni souffrances, il n’y aurait pas eu le crime de Srebrenica.

En réfléchissant à cette idée, Ksistof Varga s’est souvenu de Radovan Karadžić et d’Édouard Limonov, des scènes qui se sont déroulées en 1993, immortalisées par des films où l’on voit ces deux personnages sur une des positions depuis lesquelles les forces de Karadzic pilonnaient Sarajevo. On voit aussi l’écrivain russe Limonov tirer des rafales de mitrailleuse sur la ville enveloppée de nuages de fumée. « Les deux écrivains qui se trouvaient sur la montagne au-dessus de Sarajevo incendié, Karadžić et Limonov, ont-ils lu Kiš ? », s’est demandé l’écrivain polonais.

Récemment, nous avons obtenu une réponse partielle à cette question de Ksistof Varga. Nous savons maintenant que des deux écrivains que l’on voyait se rengorger au dessus de Sarajevo en feu, l’un au moins a lu Kiš : celui à la mitrailleuse, Limonov. C’est lui-même qui en parle dans une histoire autobiographique intitulée « Un écrivain balkanique », que vous pouvez lire dans le Književni List du 1er janvier 2007, traduit par Radmila Mečanin. Danilo Kiš est l’un des héros de cette histoire, c’est lui l’écrivain balkanique.

Toutefois, Édouard Limonov ne parle de sa lecture de Kiš qu’en passant. Nous apprenons ainsi qu’il a lu, comme il le dit, « une de ses brochures en format de poche », qui ne lui a pas du tout plu. Il a découvert qu’il était question de sujets spécifiques à la littérature dissidente, à la guerre, aux camps et autres choses similaires. Mais, malheureusement, se souvient Limonov, « quelques bons seaux d’horreurs balkaniques et de cruautés surréalistes ont été rajoutés à tout cela ».

Mais l’impression la pire laissée sur Limonov par l’homme qui a écrit cette brochure dissidente sans aucune valeur, c’est « le sale Danilo ». Oui, précisément, vous avez bien lu « sale Danilo ». C’est ainsi que Limonov qualifie Kiš. En fait, la saleté domine dans le portrait de Kiš que vous trouverez ici, l’impureté est soulignée comme l’une de ses particularités les plus évidentes. Limonov l’a peint tout d’abord comme une personne inexcusablement, ignoblement sale. « Le sale Danilo » est en même temps très laid, il se comporte mal, avec ostentation. C’est, dit Limonov en décrivant son héros, « une petite gueule, ridée avec un grand nez sur un squelette courbé. Épaules étroites. Caractère bruyant ». Nous apprenons aussi que Danilo a l’habitude insolente de tutoyer tout de go les personnes qu’il ne connaît pas et celle, pire encore, d’interrompre constamment son interlocuteur en le repoussant de ses doigts sales. Lorsque nous nous sommes rencontrés, raconte Limonov, « le sale Danilo » m’a tout de suite tutoyé. « Même pour moi, rude héros de Jack London », ajoute-t-il, « Danilo Kiš a été pénible avec son tutoiement, sa façon d’interrompre son interlocuteur, son habitude de pousser ses doigts tordus, pas très propres, sur la poitrine de son interlocuteur. »

Le bruyant et malpoli « sale Danilo » aimait - comme on pouvait s’y attendre - à se trémousser au son de la musique tzigane. C’est ce qu’a découvert l’auteur de cette histoire lors de leur dernière rencontre à Budapest en 1987. Mais pour une certaine raison, à ce moment, ce rustre « écrivain balkanique » est d’une façon inattendue devenu décent. Et Limonov a très vite appris ce qui avait calmé Kiš et l’avait fait revenir à mieux se comporter : la maladie, le cancer. « Je l’ai vu », écrit-il, en 1987 à Budapest. Au son des violons tsiganes il dansait une danse sauvage. Et il était très décent. « Il a un cancer », m’a dit une des personnes attablées. - « Il le sait ».

Il semble que ce serait là l’un des points cruciaux de l’histoire de l’écrivain balkanique, du sale Danilo. Sa nature balkanique sauvage, le caractère de cet insaisissable métissage, ne pouvaient être adoucis, rendus meilleurs, pour ainsi dire purifiés, que par la maladie. Mais il y a un autre point capital et, indubitablement, c’est le plus important. C’est le moment où Limonov nous suggère ce qui pourrait être la cause de la laideur physique et morale du sale Danilo.

En effet, le lecteur de cette histoire obtient une brève information sur l’origine de son héros, qui doit l’aider à mieux comprendre ses principaux traits de caractère, donc, l’impureté, la laideur, le bruit que fait Danilo. Car le lecteur pourrait se demander : d’où vient tant de laideur chez un seul homme ? L’écrivain, cependant, ne nous donne pas une réponse toute faite à cette question, mais par contre il nous aide à la trouver, il nous suggère où pourrait se trouver la réponse. Elle se cache, semble-t-il, dans l’origine du personnage, dans l’identité du sale Danilo. Malheureux Danilo ! Il n’avait pas d’identité du tout ou, plus exactement, il en avait plusieurs, ce qui revient au même, c’est-à-dire qu’en fait il n’avait aucune idée de qui il était, ni de qui il était issu, ni d’où il venait. « Définir précisément qui il était », raconte Limonov, « je crois que lui-même ne le pouvait pas : dans ses veines coulait, pour le moins, du sang hongrois, serbe, tzigane et juif. »

Limonov nous amène à voir, dans cet emmêlement génétique, dans cette origine impure du personnage, sa provenance et sa laideur corporelle et son aspect négligé. Comment y parvient-il ? Eh bien, entre autres, par la façon dont pour la première fois il qualifie son personnage de « sale Danilo », immédiatement après un regard porté sur son image sanguine trouble, comme une conséquence de ce fait. Ce n’est qu’après qu’il mentionne ses doigts sales et le reste. Le lecteur doit être amené à penser un peu de la sorte : Que dites-vous ? Du sang serbe, hongrois, tzigane, juif et qui sait quel autre encore ? Mais évidemment, quand vous m’avez parlé, après cela, de ses doigts sales, vous ne m’avez pas du tout surpris...

Un tel enchaînement de l’origine génétique, de l’aspect physique et des caractéristiques morales, représente l’un des éléments généraux de l’anthropologie raciste, que l’art et la littérature fascistes ont énormément utilisés. La certitude que la clé pour la compréhension de l’homme réside dans ses gènes, qui sont supposés le relier à la race d’une manière déterminante ou, comme on le dit à notre époque par euphémisme, à l’ethnie ou à la nation, cette certitude est fréquemment avancée de nos jours comme une présumée vérité scientifique confirmée. Le néofascisme vit de cette pseudo-vérité, tant le néofascisme inconscient et quotidien que le fascisme prétentieux, élitiste, esthétisé, dont l’un des représentants les plus connus est l’écrivain de cette histoire, Édouard Limonov.

Quand on pense ainsi, c’est-à-dire de la manière dont pensent les fascistes actuels, alors tout homme qui ne peut être facilement réduit à un code génétique collectif, qui n’a pas et ne veut pas avoir une identité nationale inscrite dans ses globules sanguins, est transformé en une sorte de monstre physique et moral. Et - ce qui est pire encore, et provoque la cause de la rage des néofascistes - c’est que ces présumés monstres tentent de survivre, et même de proclamer comme vertu leur trahison du sang, leur impureté de race, le fait de ne pas s’aligner sur une référence nationale. Certains parmi eux - et pour les fascistes, c’est là le comble du scandale - sont devenus les symboles de ce sacrilège, de cette négation de la vérité du sang. Voilà votre Danilo Kiš, vous diront certains fascistes d’aujourd’hui. Vous jurez par lui, il est devenu le symbole pour vous tous qui aimeriez fuir la vérité votive, le sang ancestral, la foi unique qui est inscrite dans vos gènes.

C’est précisément ce Kiš-là, Kiš le symbole de la résistance au fascisme, qui a dû attirer l’attention du fasciste Limonov. C’est pourquoi Kiš est devenu le héros de son histoire, c’est pourquoi il règle ses comptes de cette façon. Il a dû remarquer que Kiš, en tant que symbole de la résistance au fascisme, avait eu un rôle identique à certaines villes de l’ex-Yougoslavie à population mélangée, qui sont devenues les symboles de la résistance à la politique de purification ethnique et qui, pour la même raison, étaient aux yeux des fascistes la cause de tout le mal et de tous les vices. Sarajevo, à une certaine époque, représentait un tel endroit. Et Limonov avait déjà réglé ses comptes avec la ville en la mitraillant de ses fameuses rafales. Il a maintenant complété son tir héroïque par une rafale de misérables humiliations racistes à l’encontre de Danilo Kiš.

Et finalement, j’en reviens à mon propos du début en ce qui concerne la pensée de Ksistof Varga, qui disait que les gens qui ont lu et aimé Kiš n’auraient pas permis que les criminels de guerre gouvernent leur pays. Maintenant, après avoir lu cette histoire autobiographique d’Édouard Limonov, je peux dire que ce fasciste russe est d’accord au moins sur un point avec Varga. Lui aussi pense qu’il est important de lire Kiš. Il pense aussi que cette lecture pourrait dissuader les gens de prendre la potion que Limonov voudrait leur infliger. Par une guerre « sanitaire », par des massacres et des expulsions, cette potion serait censée leur rendre la pureté de la race originelle, nationale, religieuse et physique. C’est précisément parce qu’il donne une grande importance morale à l’œuvre de Kiš que Limonov s’est acharné contre lui de cette manière odieuse avec les pires humiliations racistes.

Comme on le sait, ce n’est pas le premier, et probablement pas le dernier fasciste à s’en prendre ainsi rageusement à l’écrivain du Tombeau pour Boris Davidović. Mais cela ne fait que confirmer que Kiš, à l’évidence, était et est toujours l’épine dans le pied de cette espèce répandue de penseurs, d’écrivains et de mitrailleurs. Mais pour nous, qui ne marchons dans aucun rang racial ou national, cette nouvelle lecture fasciste et ce portrait de Danilo Kiš pourraient être une incitation de plus, probablement la meilleure de toutes les recommandations, à lire et à aimer cet écrivain. Avez-vous lu Kiš ? Si vous ne l’avez pas encore fait, peut être que Édouard Limonov vous incitera à entreprendre cette lecture.