Albanopathie versus dacopathie ?

Blog • Dan Alexe, pourfendeur des égarements roumains

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La dacopathie : et autres égarements roumains [Dacopatia şi alte rătăciri româneşti, Editura Humanitas, 2015] est un livre qui a rencontré un succès presque aussi inattendu en Roumanie l’année qui vient de s’écouler que le sujet traité. Son auteur, Dan Alexe, dissèque et tourne en dérision un mythe fondateur né au début du XXe siècle, qui fait des ravages depuis une trentaine d’années grâce notamment à la rumeur amplifiée ensuite sur la Toile.

Colonne de Trajan, détail
© Wikipedia / Creative Commons

Il s’agit d’un mythe censé « expliquer » la latinité du roumain alors que la Roumanie est excentrée par rapport au domaine des langues dites néolatines et que l’administration romaine de la Dacie, qui ne correspond qu’en partie à la Roumanie actuelle, n’a durée que 165 ans. La langue roumaine ne serait pas issue du latin, c’est le latin qui serait issu de la langue roumaine, celle parlée jadis par les Daces, d’où le néologisme forgé par Dan Alexe : « dacopathie ». C’est assez fou, encore plus débile que le culte voué aux braves légionnaires d’Alexandre à Skopje et il n’est pas facile de convaincre du contraire ses adeptes, qui font encore plus fort en matière d’autochtonie que les Albanais.

Le style de l’auteur - mélange de tirades passionnées procédant de raisonnements subtils mais parfois déroutants, d’incursions étymologiques insolites et d’anecdotes succulentes - est pour beaucoup dans le plaisir que l’on éprouve en lisant ce livre. Aussi, mieux vaut-il donner la parole à son auteur, à propos par exemple de sa rencontre avec Gigi Becali au mont Athos. La mise en scène de ce personnage haut en couleur, archétype du parvenu insolent dont la popularité s’explique autant par sa grossièreté et ses fanfaronnades que par sa générosité qu’il s’agisse de l’Eglise ou des déshérités, est époustouflante.

Becali, le mont Athos et le « protochronisme »

« Chaque fois qu’il se rend au mont Athos, Becali survole en hélicoptère les formalités douanières de la sainte montagne, traînant à sa suite tout une équipe d’assistants, de footballeurs et de comptables porteurs de valises qu’il engueule en macédonien [aroumain]. Il aurait pu être le personnage parfait pour la trame narrative d’un film documentaire sur la sainte montagne. C’est ce que je pensais au départ. » (p. 116).
« J’ai filmé Becali en train de grimper sur la montagne, des scènes que l’on pourrait qualifier de surréalistes si le terme n’était pas démonétisé : Becali en train de dormir sur l’herbe, renfrogné, sous la garde de moines en plein extase ; Gigi se frayant un chemin à travers la neige à la tête d’un convoi de 14 petits ânes chargés de victuailles pour les schismatiques qui vivent au sommet de la montagne (tout cela à ses frais, payé cash) ; Becali en train de diriger la messe de Pâque, la nuit, dans une cellule alpine, tandis que dehors, à 2000 mètres au-dessus de la mer, il y a une tempête de neige ; Gigi cherchant acheter une cellule en ruine pour un demi-million d’euros et réfléchissant à haute voix : « Ces Grecs, tu leur donnes ce qu’ils demandent, et quelque chose en plus, et ils te vendent même leur cellule. Tu leur donnes de l’argent et tu achètes toute la montagne. Des Grecs, quoi… » (p. 117-118).
« Pour l’avoir connu dans de circonstances aussi intimes, et avoir dormi dans la même niche que lui, je peux affirmer que Becali n’est ni bête ni fou. Il ne rentre pas dans ces catégories, leur échappe en quelque sorte, tout comme le surhomme de Nietzsche qui se situe au-delà du bien et du mal. Sa foi ne peut même pas être ridiculisée, parce qu’elle est pure, sans aucune aspérité. Gigi se prosterne devant les icônes et pleure sans ostentation ; dire « comme un enfant », ne serait même pas une métaphore. Combinant transparence dangereuse et imprévisibilité opulente, Becali se rend utile, en aidant les autres à se révéler à travers lui. » (P. 120-121).
C’est au mont Athos que l’auteur aura eu la révélation de l’importance de la dacopathie.

« Pendant la période de gloire du communisme nationaliste, le protochronisme, ce courant pseudo-académique encouragé officiellement (du grec protos, « premier » + chronos, « temps », autrement dit « premier temps », « primordial »), enseignait aux Roumains que leurs ancêtres ont été une race à part et que sur le territoire de la Roumanie actuelle ont eu lieu les plus grands sauts qualitatifs de l’histoire de l’humanité, parce que l’on y a découvert le feu, inventé la roue et domestiqué le cheval.
Au mont Athos, j’ai appris aussi que le protochronisme actuel ne supporte même plus les détails que les Roumains auraient appris des autres. Là, j’ai appris pour la première fois, au cours d’une discussions avec de paisibles moines et pèlerins, que ce n’est pas la langue roumaine qui vient du latin mais que, au contraire, la latin serait une variante métissée du roumain.
Le raisonnement, repris de Densuşianu [Nicolae, 1848-1913, auteur de la Dacie préhistorique, à l’origine de cette théorie], qui m’a été résumé par un des plus distingués moniaux de la sainte montagne, est le suivant : Rome, comme l’affirme sa propre tradition, a été fondée par des Troyens ; les Troyens étaient une sorte de Traces donc des Daces ; les fondateurs de Rome étaient donc une poignée de Daces qui se sont enfuis avec Eneas de Troie en emportant leur langue dans leur exil italique, en sorte que lorsque Trajan est parti à la conquête de la Dacie, lui et ses Latins métissés ont découvert que les Daces parlaient la même langue qu’eux, mais plus pure encore. Pour cette raison, les deux peuples ont fusionné aussi facilement ; la langue parlée par les uns et les autres était à peu près la même. Le roumain ne vient donc pas du latin, ce sont les Daces qui ont enseigné le latin aux Italiques. (P. 121-122).

Fin connaisseur des ressorts qui sous-tendent les mythologies qui imprègnent la mentalité roumaine de nos jours, l’auteur fait en quelque sorte œuvre de salubrité en s’attaquant à la plus absurde d’entre elles, celle concernant les origines de la langue et du peuple roumains. Cette mythologie est à tel point farfelue et naïve qu’elle finit par exaspérer ceux qui lui opposent des arguments bon sens. Avec une louable patience, Dan Alexe s’y attaque avec méthode et humour, le résultat étant plus que probant.

Albanopathie versus dacopathie ?

Ce qui pose à mes yeux un problème, vraisemblablement secondaire, c’est que l’auteur ne s’est pas contenté de s’en tenir à cette critique et de conclure en rappelant par exemple que, moins on sait sur les « origines », plus on a tendance à avoir recours aux explications fantaisistes. Il propose, à son tour, une piste censée éclairer lesdites origines.
Le point de départ de sa démonstration est la critique d’un autre « égarement » roumain, à savoir l’« effroi des intellectuels de renom devant l’idée de laisser croire que les Roumains proviendraient de quelque part de plus au sud » et, plus précisément, la tendance des linguistes et des spécialistes à minimiser les liens entre le roumain et les langues balkaniques et surtout albanaise. Or ce sont les liens avec cette dernière, réduits à tort à « une parenté purement lexicale concernant deux douzaines de mots », qui « peuvent fournir la clef de l’origine du peuple roumain » (p. 131-132). Aussi, un doute s’insinue : A force de vouloir faire pièce à la dacopathie et à tant d’autres égarements roumains ne risque-t-on pas de tomber dans une sorte d’albanopathie ?

« Eliade lui-même ne concevait pas un véritable rapprochement, une comparaison entre les Roumains et les Albanais, autrement que comme une chose honteuse dont les seuls responsables étaient les Roumains à cause de leur arriération chronique. La Roumanie, écrivait-il de manière rhétorique dans un moment d’auto-flagellation, « mérite son sort entre le Paraguay et l’Albanie ». Quand bien même on pourrait partager cette remarque critique visant les partisans de l’exceptionnalisme roumain, cela ne rend pas plus convaincants les arguments de Dan Alexe lorsqu’il cherche à démontrer, tout au long du chapitre intitulé « Arnaouts [Albanais] et mots anciens », que « le roumain n’est rien d’autre qu’une langue balkanique dont le vocabulaire d’origine latine dépasse à peine quantitativement celui de l’albanais et dont la grammaire est devenue identique avec celle du slave macédo-bulgare (p. 133). Mais ce chapitre n’est qu’un des huit chapitres d’un livre passionnant et attachant.

Etabli en Belgique, Dan Alexe est par ailleurs réalisateur de plusieurs films documentaires, dont « Cabal in Kaboul (Afghanistan, 2007) » qui a reçu plusieurs prix. Le livre dont nous venons de rendre compte est issu de son blog : https://cabalinkabul.wordpress.com