Cuisine : à la découverte de la gastronomie slovène

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La Slovénie s’est vu décerner en 2018 le titre de région européenne de la gastronomie. L’appellation, que le pays pourra utiliser dès 2021, est une consécration pour cette cuisine considérée comme la conjugaison d’influences méditerranéenne, pannonienne, alpine et balkanique. Comment transformer l’essai et positionner le pays sur la carte mondiale de la gastronomie ? Entretien avec l’ethnologue, et gourmet, Janez Bogataj.

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Propos recueillis par Charles Nonne

La saucisse de Carniole
© Iztok Medja

Janez Bogataj est né à Ljubljana en 1947. C’est durant ses études qu’il s’est passionné pour la gastronomie, inspiré par un milieu familial où la cuisine était à la fois un art et une tradition ancestrale. Depuis 2003, il dirige le département d’ethnologie slovène de la faculté des Arts de l’Université de Ljubljana.

Auteur prolifique, il a à son actif plusieurs milliers d’articles scientifiques et populaires, autant d’interventions lors de conférences, près d’une centaine de livres dont plusieurs primés à l’international. Membre de la confrérie de la chaîne des rôtisseurs, décoré en 2015 de l’ordre slovène du mérite, il demeure à 71 ans l’un des plus grands avocats de la gastronomie slovène. Il est l’éditeur du livre Okusiti Slovenijo (« Goûter la Slovénie »), publié à l’appui de la candidature de la Slovénie au titre de région européenne de la gastronomie.

Le Courrier des Balkans (CdB) : Quels jalons ont marqué la naissance de l’identité culinaire slovène ?

Janez Bogataj (J. B.) : L’histoire gastronomique slovène est parcourue de nombreux moments charnières propices au croisement des traditions et des influences. Il est important de prendre d’emblée en considération la situation géographique du pays. La pomme de terre y est arrivée de deux directions différentes et le maïs est à la fois venu des Balkans et de la Méditerranée. Au siècle dernier, la Première Guerre mondiale a causé une disette douloureuse qui a permis un retour à des plats traditionnels et des ingrédients très simples. La dernière période majeure a commencé après la Seconde Guerre mondiale, avec une plus grande ouverture. La première pizzeria a ouvert à Ljubljana dans les années 1960. Mais la plus grande empreinte culinaire reste indubitablement l’influence transdanubienne et austro-hongroise, même si tous les plats nouveaux ont subi une période d’acclimatation.

CdB : Il s’agit donc essentiellement d’un phénomène d’adaptation ?

J. B. : Tout ce que le Slovène a découvert, il l’a adapté à ses propres conditions sans jamais l’accepter tel quel. Prenez les beignets de carnaval : à la cour de Vienne, on les faisait frire dans le beurre, ils avaient cinq centimètres de diamètre et étaient remplis de confiture d’airelle. Dépourvu de beurre et de confiture, le Slovène les a fait frire dans la graisse de porc et en a plus que doublé la taille, afin de s’en servir comme éponge pour l’alcool au moment du carnaval. La gibanica, aujourd’hui considérée comme un dessert typiquement slovène, est venue de la région croate de Međimurje et a été combinée avec d’anciennes recettes. Les exemples sont innombrables.

CdB : Quelle influence les Balkans ont-ils laissée en Slovénie ?

J. B. : Cette influence a commencé à poindre au temps du Royaume de Yougoslavie. Les Slovènes ont découvert les poivrons farcis, inconnus jusqu’alors. Elle s’est ensuite intensifiée lorsque la Slovénie a intégré la Yougoslavie socialiste. Avec les migrations entre républiques, et l’armée qui envoyait ses officiers à l’autre bout de la Fédération, de nouvelles habitudes alimentaires nous sont parvenues. Ainsi, la culture de la street food est arrivée avec le burek et vous allez parfois entendre que les meilleurs bureks se mangent ici ! C’est aussi en Slovénie qu’a été inventé le concept de pizza burek, aujourd’hui utilisé comme élément de marketing.

CdB : Les composants de base de la cuisine slovène ont-ils changé au cours de l’histoire ?

J.B. : Chaque période a eu son lot de mutations. Au XVe siècle, l’ingrédient-phare était la farine de sarrasin. Au XVIIe, le maïs est arrivé, puis, XVIIIe siècle, l’huile de pépin de courge. Jusqu’au protestantisme, on consommait beaucoup de viande de chèvre et d’agneau. La viande de porc est ensuite devenue populaire. On assiste également à une évolution dans les pratiques. Prenez les štruklji, ces roulés au fromage blanc : il y a trois siècles, on en mangeait une assiette entière à cinq heures du matin pour tenir pendant les travaux dans les champs. Maintenant, il s’agit d’une garniture raffinée, voire même d’un dessert. Bref, la Slovénie n’a jamais été contre l’innovation, mais paradoxalement, on en revient aujourd’hui à nos racines.

Janez Bogataj
© Wikipedia

CdB : Quels sont les plats slovènes les plus connus à l’étranger ?

J. B. : La Slovénie est surtout connue pour deux choses : la saucisse de Carniole et la potica. Regardez tout ce qu’un internaute lambda peut avoir avec une simple recherche Google. On s’aperçoit que 80% des résultats sur la potica et 75% des résultats sur la saucisse de Carniole indiquent que ce sont des plats slovènes, ce qui est un résultat encourageant. Du reste, la Slovénie, pour le moment, est surtout connue comme un pays produisant une cuisine de qualité, des aliments sains, de l’eau que l’on peut boire n’importe où.

CdB : Vous mentionnez la saucisse de Carniole, que la Croatie peut encore vendre sous ce nom en vertu d’une décision de la Commission européenne…

J. B. : Dans ce type de débats, le seul argument valide devrait être fondé sur une recherche historique méticuleuse. Les Croates n’avaient pas le moindre argument technique. En revanche, il existe une autre méthode bien connue, le lobbying, dont les Croates ont su faire usage bien mieux que les Slovènes… Reste qu’aujourd’hui, dans le cadre de l’UE, la coopération compte énormément. Prenez l’exemple du Teran : si l’Italie, la Croatie et la Slovénie s’alliaient pour le défendre, elles pourraient avoir un réel pouvoir d’influence.

CdB : La Slovénie est-elle touchée par les phénomènes de mondialisation gastronomique ?

J.B. : C’est un grand problème. Dans le domaine culinaire, on se contente actuellement de copier plutôt que d’assimiler les plats étrangers. Je vois régulièrement nos pains traditionnels, les pogača, vendus sous le nom italien de focaccia, alors même qu’ils ont la même racine latine. Le gâteau de Prekmurje, la gibanica, est stupidement traduit en anglais par le nom littéral d’« over-Mura moving cake ». Ne parlons même pas de l’offre culinaire à Ljubljana, où l’on trouve pâtes, pizzas et burgers à profusion, preuve d’une frustration due à notre prétendu retard de développement. Il existe certes des progrès, favorisés par les agences publiques en charge de la promotion du tourisme, mais ils sont laborieux.

CdB : Quelle devrait être la priorité à l’international en matière de reconnaissance de la gastronomie slovène ?

J. B. : Il faut que la Slovénie capitalise sur la diplomatie culinaire. Beaucoup de gens pensent que cela se résume à parfaire les buffets dans les ambassades. Or, c’est notamment Laurent Fabius, l’ancien ministre français des Affaires étrangères, qui a popularisé le concept en voyant que dans le classement des cinquante meilleurs restaurants au monde, il fallait attendre la 16e place pour voir un établissement français. Le jour où Donald Trump et sa femme ont discuté potica avec le pape, toute la presse internationale a parlé de nous. Il aurait fallu immédiatement organiser une « journée de la potica slovène » en plein milieu de Paris, de Madrid, de Londres… La bureaucratie slovène est connue. Pour autant, j’observe ces derniers temps une sensibilité croissante du côté des diplomates.

Potica
© Turizem Bohinj

CdB : La Slovénie a-t-elle un document officiel définissant son offre gastronomique ?

J. B. : Nous avons une stratégie nationale en la matière depuis 2006. Elle fonctionne sur le principe d’une pyramide. À la base, vous avez l’ensemble du patrimoine gastronomique national. Au milieu, nous définissons 24 régions gastronomiques, assortie de quelque 400 plats représentatifs de ces régions. Au sommet, nous avons créé une image incarnant la gastronomie nationale. Le concept est simple : si vous voyez du champagne, du brie et une terrine, vous allez penser à la France. Avec du chou, de la bière et une saucisse, à l’Allemagne. Nous avons voulu faire la même chose ici, en mettant en valeur nos quatre influences : alpine avec la saucisse de Carniole, le chou et le navet, pannonienne avec la gibanica, méditerranéenne avec les calamars ou le bar de Piran, et la Slovénie centrale avec les štrukljis et la potica. C’est un système que l’on nous envie à l’étranger. Pourtant, il y a encore quelques années, certains ministères n’étaient même pas au courant de l’existence de cette stratégie.

CdB : Que reste-t-il à faire aujourd’hui ?

J. B. : Tout d’abord, on doit travailler notre lobbying, car nous sommes souvent confrontés à la difficulté de mettre nos chefs et notre tradition en valeur. Il y a cependant un intérêt clair pour notre gastronomie. Lors du 20e anniversaire de l’indépendance, nous avons organisé une compétition de cuisine slovène à l’hôtel de ville de Bruxelles. Ce fut un énorme succès diplomatique, avec plus de 200 participants ! Il faut également faire preuve de cohérence dans notre offre et respecter l’alternance des quatre saisons. Il est enfin nécessaire d’accroître la qualité notre système éducatif. Un modèle intéressant est le réseau Cordon bleu, qui enseigne toutes les techniques de base et le food design sans ignorer les spécificités locales et régionales. Et là vient notre ultime besoin : favoriser les échanges internationaux.