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Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Croatie : bienvenue dans la Dalmatie touristique, libérale et eurosceptique !

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Mais pourquoi donc la Dalmatie vote-t-elle à droite ? Pourquoi les régions les plus touristiques de Croatie sont-elles aussi les plus eurosceptiques, une tendance évidente dès le référendum de 2012 ? L’analyse décapante de l’écrivain et journaliste Jurica Pavičić.

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Par Jurica Pavičić


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À la veille du référendum de janvier 2012, certaines enquêtes d’opinion assuraient que la victoire du « oui » à l’Union européenne était certaine, mais que les résultats seraient serrés. Les analystes politiques pronostiquaient une très forte participation et de fortes différences entre les régions. Après ce dimanche historique, nous savons qu’aucun de ces trois pronostics ne s’est révélé exact.

Le port de Split.
cc Wikimedia Commons | dronepicr

Le « oui » à l’Union européenne l’a emporté avec une très large majorité (66,27% des voix), supérieure à toutes les attentes. Par contre, la participation a été exceptionnellement basse (43,67%), tandis que les différences entre les régions se sont révélées très faibles. Par ailleurs, si les électeurs favorables à l’intégration européenne se sont rendus aux urnes, ceux qui étaient sceptiques sont restés chez eux, si bien que la défiance envers l’UE s’est davantage exprimée par l’abstention et une apparente apathie que par le vote « non ».

Dans un tel contexte, aucune région croate n’a manifesté un euroscepticisme poussé, mais de petites différences séparent néanmoins la Dalmatie des régions où le « oui » a obtenu ses scores les plus élevés, comme le Međimurje (75%) ou l’Istrie (67%). Dans les quatre županije dalmates, les résultats vont de 63% dans la région de Šibenik à 56% seulement dans celle de Dubrovnik.

À première vue, on a envie de relier ces résultats aux tendances politiques globales de la Dalmatie, qui fait désormais figure de bastion des options conservatrices en Croatie. Cependant, à l’intérieur même de la région, deux tendances permanentes structurent la vie politique. Les faubourgs des grandes villes, les zones péri-urbaines et l’arrière-pays votent massivement pour la droite, voire pour ses variantes extrêmes, tandis que les centres urbains anciens et les îles votent pour des options beaucoup plus libérales.

Seconde constante, les courants de droite sont beaucoup mieux implantés dans les županije qui ont un arrière-pays important et qui connaissent une urbanisation rapide (Zadar et de Split), tandis que les régions n’ayant pas de vaste arrière-pays et ne connaissant pas de poussée démographique (Dubrovnik) votent pour le centre-gauche.

Étant que la rhétorique anti-européenne était surtout portée par les courants de droite, il aurait fallu s’attendre à ce que l’arrière-pays montagneux - fidèle à sa réputation conservatrice et xénophobe - vote contre l’UE, et que les villes et les îles votent pour l’intégration. Cependant, une étude fine des résultats du référendum fait tomber ces stéréotypes.

Ainsi, les deux foyers traditionnels de la droite, que sont les županije de Zadar et de Šibenik, ont voté « oui » presque autant que Rijeka, tandis que Dubrovnik - où la coalition Kukuriku est pourtant au pouvoir au niveau municipal et provincial - fait figure de région la plus sceptique par rapport à « l’euro-optimisme » du gouvernement. Certaines régions de l’arrière-pays dalmate ont même montré une europhilie parfaitement inattendue : Knin a voté « oui » à 75%, Promina à 71%, Trilj à 66%, Sinj à 67%.

À l’inverse, si les électeurs des régions les plus développées et les plus touristiques de la côte avaient été les seuls à décider, le référendum serait passé de justesse. À Hvar, 55% des électeurs ont voté pour l’intégration, 54% à Korčula. Le « oui » n’a recueilli que 51% des voix à Stari Grad et à Jelsa (île de Hvar) ou à Postira (île de Brač), 52% à Komiža (île de Vis) ou à Pučišća (Brač). L’île de Mljet a même donné l’avantage au « non ».

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Ainsi donc, en Dalmatie, les communes les plus eurosceptiques se trouvent dans les îles ou dans la région de Dubrovnik. Ce sont les communes qui sont les plus liées au reste du monde - que cela soit par le biais du tourisme, de la navigation ou de l’émigration. Ce sont les communes les plus ouvertes et les plus mondialisées, ce sont aussi, ultime ironie, celles qui sont dirigées par le SDP ou ses alliés. Ces résultats peuvent surprendre, mais ils ne surprendront que ceux qui ne suivent pas les changements violents qui affectent le littoral oriental de l’Adriatique.

Non à l’option tout pour le tourisme

À la veille du référendum, les commentateurs les plus influents et les mieux intentionnés s’étonnaient encore que les Dalmates puissent être contre l’Europe, alors que l’Europe va amener plus de touristes en Dalmatie. Ils ont ainsi montré qu’ils ne comprenaient rien aux menaces qui risquent de changer à jamais l’Adriatique telle que nous la connaissons.

Premier changement, la fin annoncée des chantiers de construction navale (lire notre article « Croatie : à Pula, la gauche en chantiers »), qui pourraient totalement disparaître dans la pire option et, dans une hypothèse plus optimiste, être redimensionnés, ce qui se traduirait de toute façon par des pertes d’emploi massives. Le second problème tient aux politiques européennes par rapport aux productions traditionnelles d’huile et de vin.

L’UE, qui croule déjà sous la production de ses actuels membres, se montre très restrictive. La troisième incertitude concerne la politique européenne de la pêche : laissera-t-on seulement survivre une flotille croate de pêche ?

Alors que ces trois questions restent encore sans réponses, il existe dans les régions littorales la crainte que l’adhésion à l’UE accélère l’évolution vers un modèle économique reposant exclusivement sur le tourisme. En Istrie, et plus encore en Dalmatie, la domination exclusive du tourisme provoque déjà depuis des décennies une vive résistance intellectuelle de la part de tous ceux qui estiment que cette politique ne garantit pas un développement équilibré, qu’elle est culturellement et écologiquement intenable, et qu’elle est socialement destructrice.

En effet, si l’on parle de tourisme, des idées du type « et bien voilà, nous sommes dans l’UE, et l’UE va amener plus encore de touristes » sont particulièrement naïves. La grande majorité des Dalmates qui vivent du tourisme vivent de la location de quelques chambres, et ils redoutent l’arrivée de méga-projets immobiliers. La Dalmatie du littoral et des îles redoute la pression immobilière, la pression du capital, et ne veut surtout pas des grands complexes touristiques de luxe qui happent l’espace et les clients.

Un euroscepticisme légitime

Jusqu’à présent, le tourisme était avant tout une activité qui apportait des devises dans les petites communautés locales, améliorant le niveau de vie, renforçant l’économie locale, permettant aux enfants du village de faire des études. La nouvelle phase du développement touristique qui attend la Croatie n’aura plus rien à voir avec cela.

Selon les prévisions les plus pessimistes, les habitants de l’Adriatique en quelque chose vont ressembler à ceux du delta du Niger, qui regardent comment d’autres s’enrichissent grâce à leur pays en les laissant gérer seuls les problèmes d’environnement et d’infrastructures.

Bien sûr, il est possible de rappeler aux gens qu’il s’agit de processus qui sont en cours, et qui se poursuivront, avec l’UE ou sans elle. C’est incontestable, mais l’intégration va accélérer certains de ces processus, ce qui justifie les craintes de beaucoup de secteurs de l’opinion dalmate que l’on ne saurait taxer de xénophobie et qui sont, bien au contraire, les plus ouverts sur le monde.

Le « oui, peut-être » des îles dalmates à l’Union européenne peut, bien sûr, être rapproché de l’attitude traditionnelle des insulaires qui se méfient des changements et, surtout, qui ne veulent pas qui que ce soit puisse décider de leur destin à leur place - surtout pas quelqu’un du continent. Mais à la racine de cet euroscepticisme se trouvent des motifs objectifs et rationnels que la classe politique croate ferait bien de prendre en considération.