Le Courrier des Balkans

Censure, autocensure, quelle indépendance pour les médias ? Le Courrier des Balkans ouvre le débat

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« Censure, autocensure : quelle indépendance pour les médias ? » : la table-ronde organisée mardi 19 novembre par le Courrier des Balkans à la Maison de l’Europe de Paris a connu un grand succès. Public nombreux, qualité des interventions, échanges nourris avec la salle. Retour sur une belle rencontre.

Par Balkanicus

Milka Tadić-Mijović (Monitor), Jean-Arnault Dérens et Simon Rico (Courrier des Balkans)

Un public nombreux se pressait mardi soir à la Maison de l’Europe de Paris : représentants diplomatiques des pays d’Europe du Sud-Est, journalistes balkaniques à Paris, mais aussi de nombreux journalistes français, des hauts fonctionnaires, des universitaires, des étudiants en école de journalisme, particulièrement mobilisés, et de nombreux lecteurs anonyme du Courrier des Balkans.

Ce fut un plaisir particulier pour l’équipe du Courrier des Balkans de saluer Mme Catherine Lalumière, présidente de la Maison de l’Europe, mais aussi le prince Nicolas Petrovitch Njegosh de Monténégro, et des militant(es) de toujours des droits de la personne et de la défense de la liberté des médias, comme Desa Raspopović, et beaucoup d’autres.


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BalkanofoniK 3, vendredi 29 novembre à la Bellevilloise (75020) !


Dans son intervention, traduite par Lejla Sadović, notre amie Milka Tadić Mijović, directrice de Monitor, a dressé un sombre tableau de la situation de la presse au Monténégro, où les rares journalistes et médias indépendants, comme Monitor ou Vijesti, font l’objet d’un harcèlement constant.

Ce harcèlement prend de nombreuses formes : procès et amendes, attaques physiques, comme celle dont a été récemment victimes le journaliste Tufik Softić, mais aussi campagnes de haine dans les médias à la solde du régime.

Simon Rico (Courrier des Balkans), Hélène Despic-Popović (Libération), François Bonnet (Mediapart), Belgzim Kamberi (Courrier des Balkans)

Cette stratégie de diabolisation des journalistes indépendants, systématiquement traités de « traîtres » et « d’ennemis de l’État » atteint désormais une violence plus grande encore qu’aux pires heures des années 1990, quand les maîtres du Monténégro étaient les proches alliés de Slobodan Milošević. Elle a atteint un nouveau paroxysme avec la honteuse conférence organisée la semaine précédente à Podgorica par les aboyeurs du régime et pompeusement intitulée « Le mot, l’image, l’ennemi ».

En 2012, le Monténégro a d’ailleurs était classé au 113e rang mondial de la liberté de la presse par Reporters sans frontières, et pourrait bien voir encore sa place reculer, le pays se rapprochant de plus en plus des « standards » de la Russie ou de la Biélorussie.

Un public nombreux, des échanges riches

Hélène Despic-Popović (Libération) a élargi le propos à la Croatie et à la Serbie, qu’elle fréquente assidument depuis plusieurs décennies... En dix ans, le nombre de titres existant dans ces deux pays a connu une réduction drastique et, plus grave encore, nombre de médias ont perdu leur liberté de parole, a-t-elle souligné.

La principale menace pesant désormais sur la liberté de la presse tient à la concentration des intérêts oligarchiques, qui unissent responsables politiques et dirigeants économiques. Ces derniers rachètent les titres qui pourraient leur nuire, les sabordent ou les transforment en outils de propagande, comme l’illustre le cas de l’hebdomadaire Nacional, en Croatie.

Les groupes de presse internationaux, de plus en plus présents dans la région, ne contribuent guère à la diversité et à la qualité de l’offre médiatique, car leur seule véritable préoccupation est celle de la rentabilité.

La situation n’est pas différente au Kosovo, ainsi que l’a expliqué Belgzim Kamberi, correspondant du Courrier des Balkans pour le monde albanais. La multiplication des titres - notamment parmi les médias électroniques - n’est en rien synonyme d’un plus grand pluralisme de l’information. Au contraire, le divertissement, le marketing et la communication politique prennent le pas sur l’information et notamment sur le journalisme d’investigation, de plus en plus difficile à exercer, tant en raison des pressions directes qu’en raison du lourd climat de peur d’autocensure qui s’impose de plus en plus.

Au Kosovo, les prédateurs de la liberté de la presse ne sont pas seulement les politiciens ou les hommes d’affaires locaux, a expliqué notre collègue, mais aussi les agences et les institutions internationales qui ne supportent pas la moindre critique et refusent la moindre enquête sur leur fonctionnement et leurs éventuelles dérives.

Au micro, le prince Nicolas Petrovitch-Njegosh

Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du Courrier des Balkans a évoqué les grossières attaques dont notre journal a récemment fait l’objet de la part de certaines officines de propagande liées à des intérêts mafieux, comme le site serbe e-novine.

Il a souligné le paradoxe des temps présents, marqués par une véritable inversion des valeurs, où ce sont les défenseurs des droits de la personne et de la liberté de l’information qui sont traités de « fascistes » par les propagandistes stipendiés de puissants lobbies politico-mafieux, par d’anciens brigands nationalistes qui ont su s’adapter à l’air du temps et se proclament désormais « pro-européens ».

Un des grands problèmes, a souligné Jean-Arnault Dérens, est que les institutions européennes elles-mêmes, se contentent trop souvent de ces déclarations de principe, sans prendre la peine d’analyser qui les émet et pour quelle raison... Au nom du sacro-saint et dangereux principe de la « stabilité », on réduit trop souvent l’engagement européen à quelques formules qu’il suffit de répéter au bon moment pour obtenir un brevet de moralité politique...

Dans le public

François Bonnet, rédacteur en chef de Mediapart, a rebondi, en rappelant que ce site aussi, lors de ses premières enquêtes, avait été taxé « d’officine » aux « méthodes fascistes » par ceux-là même qui ne voulaient pas que certaines affaires soient révélées.

Revenant d’une conférence récemment organisée à Sarajevo, il a souligné combien, malgré d’évidentes différences, la presse et les journalistes étaient désormais confrontés aux mêmes problèmes, en Europe occidentale comme dans les Balkans. Les problèmes de l’indépendance de la presse sont les mêmes et renvoient aussi très largement à la nécessité de trouver un modèle économique qui garantisse cette indépendance. Le pari, pour le coup, est certainement encore plus difficile dans les Balkans, aux marchés petits et fragiles.

Il a aussi souligné combien était nécessaire la défense - ou la création - d’un véritable service public de l’information, qu’il ne faut pas confondre avec les groupes médiatiques d’État.

Le verre de l’amitié

Ces interventions ont suscité de nombreuses réactions dans le public. Des collègues journalistes ont pris la parole pour apporter leur témoignage, soulignant comme il est difficile d’espérer dans les Balkans une presse libre, quand la plupart des journalistes ne gagnent pas plus de 200 ou 300 euros par mois...

Au nom du Courrier des Balkans, Simon Rico, qui modérait ces riches échanges, a remercié tous les partenaires qui ont rendu possible cette soirée : la Maison de l’Europe de Paris et sa présidente, Mme Catherine Lalumière, Mediapart, Monitor, la Région Île-de-France ainsi que nos partenaires privés - Rivages du Monde et Startas qui apportent leur soutien aux 15 ans du Courrier des Balkans. La soirée s’est naturellement terminée autour d’un verre de l’amitié, Vranac ou Krstac du Monténégro.