Matatias Carp

Cartea neagra : le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie (1940-1944)

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Souvent cité par les ouvrages et études sur la Shoah en général (à commencer par ceux de Raul Hilberg) et sur le rôle joué par l’État roumain et les crimes antisémites commis sur son sol en particulier (Jean Ancel, Radu Ioanid, Carol Iancu…), le Livre noir de Matatias Carp publié en 3 volumes à Bucarest entre 1946 et 1948 vient de paraître en français.

Par Nicolas Trifon

Dans l’introduction, il est indiqué que « la présente édition constitue – à l’échelle mondiale et plus de soixante ans après sa parution – la première traduction intégrale de cet incroyable monument qu’est Cartea neagra de Matatias Carp » (p. 12). En fait, plusieurs annexes et une partie de la chronologie du livre n’ont pas été traduits, vraisemblablement parce qu’ils présentaient moins d’intérêt.

En avançant dans la lecture, on réalise assez vite si on s’en donne la peine que ce que nous avons entre les mains est moins un document d’époque annoté qu’un ouvrage de synthèse sur la question, rédigé par A. Laignel-Lavastine à partir du livre de M. Carp et des nombreuses autres données qui se sont accumulées sur ce thème depuis sa parution. En effet, on s’éloigne du document initial sur bien des points, à commencer par le titre dont l’intitulé en roumain est Cartea neagră : fapte şi documente : suferinţele evreilor din România, 1940-1944 [« Le livre noir : faits et documents : les souffrances des Juifs en Roumanie, 1940-1944 »]. Le volet iconographique du livre a été lui aussi bouleversé. Aux illustrations d’origine, on a ajouté des photographies provenant d’autres sources. Certaines sont peut-être plus parlantes et de meilleure qualité graphique mais on s’éloigne ainsi du document annoncé, et le lecteur a d’autant plus de mal à faire la différence entre les photos recueillies par M. Carp, signalées par un discret astérisque, et celles qui ont été rajoutées, que les légendes d’origine ont été à leur tour enrichies de précisions supplémentaires. Des intertitres ont été introduits dans le premier chapitre du deuxième volume dont l’intitulé a été modifié : au titre initial « Aperçu historique général » on a préféré « L’une des premières tueries de masse du début de l’agression contre l’URSS ». Tous les chapitres sont précédés d’une présentation détaillée donnant des renseignements complémentaires sur le sujet traité et accompagnés d’un appareil de notes fournissant maintes informations, fort instructives, mais souvent sans lien direct avec le texte présenté ni indispensables pour sa compréhension. L’un dans l’autre, en nombre de signes, le texte de A. Laignel-Lavastine se rapproche de celui de M. Carp.

À force d’être expliqués, clarifiés et commentés, les propos de ce dernier finissent par être relégués au second plan, et par faire office de faire-valoir aux propos de A. Laignel-Lavastine et à ceux des auteurs des témoignages et analyses qu’elle cite. Voici un exemple qui m’a frappé :

« Au côté du général Antonescu, le chef du gouvernement, les Gardes de fer se rendent progressivement maîtres de la rue, défilent, patrouillent et chantent – surtout, ils chantent : leurs chants de haine, de sang et de mort », écrit M. Carp (pp. 82-83).

Au lieu de s’en tenir à cette évocation succincte mais pas moins percutante de l’atmosphère de l’époque, A. Laignel-Lavastine cite en note un long extrait des mémoires du psychosociologue Serge Moscovici, parues en 1997 (p. 83), qui traite du même sujet mais en termes plus savants.

Sur un ton sobre et déterminé, M. Carp rapporte parfois des faits qui en disent long sur des phénomènes que l’on peine à expliquer en termes sociologiques, politiques ou psychologiques tels que l’assimilation défiant parfois tout bon sens des Juifs aux communistes et ses conséquences tout aussi criminelles qu’absurdes. « À Buzau, par exemple, rapporte-il, la police légionnaire arrête une vingtaine de jeunes sionistes âgés de 16 à 20 ans. Après avoir été torturés pour qu’ils avouent leur appartenance au mouvement communiste, ils sont traînés devant la cour martiale. Finalement acquittés, ils auront un peu plus tard à payer au prix fort cette « farce » légionnaire. Fichés par la Sûreté de l’État, ils seront par la suite déportés en Transnistrie, où presque tous seront tués. » (p. 84).

Rédigé dans la clandestinité, le Livre noir est l’œuvre d’un seul homme (secondé par son épouse) qui a pris de gros risques en achetant à des officiers allemands des documents et des photos et en soudoyant des fonctionnaires du ministère pour soutirer des dossiers comprenant des procès-verbaux et des rapports. Fils de sénateur, avocat, juif non pratiquant, M. Carp immigrera en 1952 en Palestine avec sa famille. Pourtant, en 1947 encore, il se montrait confiant dans l’avenir de la Roumanie : « Le 23 août 1944, l’armée Rouge n’a pas seulement libéré la terre roumaine, elle a aussi libéré les âmes. Pour la première fois dans l’histoire du pays, une promesse de liberté et de démocratie pointait à l’horizon. » (p. 192).

Dans la version française de son livre, A. Laignel-Lavastine a inclus le témoignage, bouleversant, de l’ethnologue Isaac Chiva, enregistré au début des années 2000 (pp. 278-290). Il avait 16 ans lors du pogrom de Iaşi en juin 1941. Son témoignage, qu’il a longtemps hésité à rendre public, permet de prendre la mesure des effets dévastateurs de l’antisémitisme d’État roumain et de la difficile et parfois impossible réconciliation entre les Roumains de confession juive ou issus de milieux de confession juive et les Roumains de confession chrétienne ou issus de milieux de confession chrétienne.