Blog • Camp de Belene, 1949-1959 : le totalitarisme réellement existant et les anarchistes bulgares

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Dès le lendemain de l’entrée de l’Armée rouge en Bulgarie, pays allié à l’Allemagne nazie pendant la guerre, en septembre 1944, des camps furent ouverts par les communistes qui s’imposeront comme les maîtres du jeu. A partir notamment de 1946, ces camps « accueilleront » les ennemis du nouveau cours du pays, des monarchistes aux anarchistes en passant par les communistes déviants. De nombreux témoignages sont parus à ce sujet après 1990. Dans un livre qui vient de paraître sous le titre La Bulgarie et le totalitarisme : sociologie d’un camp de concentration, Radoslav Gruev tente une analyse de ce « laboratoire de domination » pendant la période dite stalinienne.

Une peinture du second « block » de Béléné, par Krum Horozov, un survivant du camp

« Parler aujourd’hui du totalitarisme est très important et nécessaire. En effet, comment les sociétés pourraient-elles avancer sans élucider les mystères du passé, bien qu’ils n’en soient pas les pages les plus agréables… Les idéologies qui peuvent créer le totalitarisme ne sont pas mortes ; néanmoins, c’est un devoir pour les contemporains de faire connaître et même d’approfondir ce dont est capable l’être humain dans sa folie meurtrière pour imposer son pouvoir. » [1]

Il est rare de tomber sur une préface comportant autant de platitudes et qui soit aussi peu stimulante pour la lecture de l’ouvrage qu’elle introduit que celle qui commence par le paragraphe que nous venons de citer. A force de pratiquer une telle rhétorique lénifiante on finit d’ailleurs par produire des contresens puérils, tel l’emploi ici du mot « néanmoins » ! Si je me suis permis ces observations peu obligeantes, c’est pour la simple raison que le discours actuel dénonçant tous azimuts le totalitarisme est à tel point creux qu’il a de moins en moins de chances d’avoir un quelconque effet critique. Or les tentatives de domination totale auxquelles on a assisté à l’Est au cours de la décennie qui a suivi la prise du pouvoir par les partis communistes ont fait trop de dégâts pour que nous fassions l’économie d’un regard critique conséquent sur les réalités historiques telles qu’elles peuvent être saisies dans leur singularité.

Le « foyer de rééducation par le travail » de Béléné, pour reprendre l’appellation officielle en Bulgarie communiste de ce camp de concentration, qui fait l’objet du livre de Radoslav Gruev, permet justement d’observer de plus près le fonctionnement du « totalitarisme réellement existant » à l’Est. Le titre du livre ne mentionne pas le nom de ce camp et il faut patienter jusqu’à la page 64 pour qu’il en soit question. Jusque-là, on a droit à des informations sur le contexte historique, sans doute nécessaires, mais qui auraient pu être abrégées, Wikipédia est à la portée de tout le monde, et surtout à des considérations à caractère général sur le totalitarisme assez éloignées des réalités historiques décrites. Autant dire qu’il y a là, après la Préface, un nouvel obstacle avant d’entrer dans le vif du sujet. Mais une fois ces obstacles franchis nous sommes récompensés.

Les a-bu-et-a-chanté et les a-regardé-mais-n’a-pas-pleuré à la mort de Dimitrov

L’auteur propose une description très précise et suggestive de ce camp, situé dans l’île principale de l’archipel qui se trouve sur le Danube, à la frontière avec la Roumanie, au niveau du village de Béléné, région de Pleven. Cette présentation est suivie d’une analyse très fine des rapports qui se nouent entre trois mondes : d’une part, les villageois des alentours, membres d’une minorité religieuse, catholique, mal vue en pays orthodoxe, très pauvres et de surcroit privés d’une terre qu’ils exploitaient auparavant ; d’autre part, les autorités du camp relevant à la fois de l’État (la milice populaire et l’armée, non moins populaire) et du Parti ouvrier puis communiste bulgare ; enfin, les « pensionnaires » eux-mêmes dudit camp. Parmi ceux-ci, il y a les krimki (criminels) et surtout les kontri (contre-révolutionnaires). Du côté des « politiques », nous avons les « internés classiques » c’est-à-dire des membres du puissant parti agrarien, des monarchistes, des Macédoniens du VMRO, des « anarchistes actifs », des anciens juges, officiers, médecins…) et les « nouveaux internés » qui comportaient à leur tour plusieurs sous-catégories dont celles des a-bu-et-a-chanté et des a-regardé-mais-n’a-pas-pleuré lors du deuil national décrété à la mort de Georgi Dimitrov (1882-1948). Il y a aussi les internés à la suite des épurations des rangs du Parti communiste bulgare, chargés souvent de la rééducation : gestion de la radio, de la bibliothèque, organisation des fêtes…Ils occupent une position intermédiaire entre les surveillants et les autres internés (pp. 90-101). Outre ces « communistes déviants », ce sont les « anarchistes actifs » qui constituent la catégorie sur laquelle Radoslav Gruev nous donne le plus d’informations.

« Ainsi, l’expérience concentrationnaire est souvent collective. Les actes d’altruisme étant eux, individuels. Il semblerait que les anarchistes soient ceux qui s’ouvrent le plus aux autres et apportent de l’aide », écrit-il en précisant dans une note que « tous ces faits sont rapportés par des internés qui sont bien loin idéellement [sic] de l’anarchisme » (p. 180) [2] C’est apparemment à eux, ainsi qu’aux « ex-docteurs qui pratiquent des opérations avec les moyens du bord, des dentistes (qui) arrachent des dents dans les mêmes conditions » ou encore à ceux « qui volent de la nourriture aux animaux et les partagent avec leurs collègues co-internés » cités dans le même paragraphe comme « autres formes d’altruisme », qu’il se réfère dans la conclusion assez optimiste du livre :

« L’expérience totalitaire de transformation totale de l’homme et de la société à travers une domination complète de toutes les sphères de la vie n’a pas donné les résultats voulus. Nous avons vu que même dans les formes sociales les plus répressives d’un régime totalitaire, des relations sociales altruistes apparaissent, les individus arrivent à s’adapter au traitement d’infériorité, former des groupes et même défier collectivement ou individuellement le pouvoir presque illimité de l’institution. (P. 202.)

Des hooligans, très agités, paresseux...

L’accent mis par l’auteur sur l’usage de la haine sociale par le régime communiste pour asseoir son pouvoir est peut-être l’aspect le plus original de ce livre. « La haine sociale se pose comme moteur véritable de l’institution de l’enfermement concentrationnaire. Ce type de conflit a certes toujours été présent dans les sociétés humaines mais le fait pour le politique de prendre le rôle de médiateur, de guide de la dynamique des antagonismes sociaux et de producteur des formes discursives est nouveau dans la modernité. Apparaît une haine sociale totale qui devient un facteur influent sur la dynamique de la société totalitaire. » (P. 102.) Ce passage peut être mis en rapport avec ce que l’auteur présente, en référence aux témoignages des villageois de Béléné recueillis par Daniela Koleva et son équipe [3] comme caractéristiques du « communisme latent », à savoir l’opposition travail manuel/travail intellectuel ; la légitime rééducation de ceux qui vivaient jadis en parasites ; mais aussi l’opposition vie citadine/vie paysanne » (p. 75). Pour les villageois qui n’avaient pas eu de contact direct avec les internés, sinon lors de leur arrivée, ceux-ci faisaient figure d’individus « moralement décomposés » : « des hooligans, très agités, paresseux, qui passaient jadis leur temps dans des bars à boire et à fumer, fils et filles de riches (des grandes villes) et qui sont envoyés sur l’île pour apprendre à travailler. [4]

De ce point de vue, le travail de Radoslav Gruev est remarquable et précieux. Les longs développements savants sur les totalitarismes (nazi, communiste) et les enfermements (psychiatrique, pénitentiaire, concentrationnaire), à partir des auteurs qui font référence (Erving Goffman, Hannah Arendt, Michel Foucault, Giorgio Agamben ou Carl Schmitt) ne semblent pas apporter en revanche grand-chose au thème traité.

PS Béléné : souvenirs du goulag bulgare, par S. Botchev, est un des rares témoignages traduits en français. Dans Balkanologie, Vol. II, n° 1, juillet 1998, Bernard Lory en rend compte dans une perspective critique.

Notes

[1Radoslav Gruev, La Bulgarie et le totalitarisme : sociologie d’un camp de concentration, préface d’Antigone Mouchtouris, Paris, Editions du Cygne, 2016, 218 p., p. 5.

[2Toujours en citant des témoignages rendus publics après la chute du régime communiste, il évoque des attentats qui auraient été commis par des anarchistes qui se sont regroupés et roué de coups des gardiens pour se venger des bastonnades infligées régulièrement aux détenus (p. 179).

Outre la Russie, la Bulgarie est un le seul pays de l’Est qui ait connu un mouvement anarchiste organisé à la veille de la prise du pouvoir par le parti communiste. En août 1946, la Fédération anarchiste-communiste de Bulgarie a tenu à un congrès clandestin à Sofia auquel ont participé quelque cinquante délégués représentant une quarantaine d’unions cantonales.

La Canadienne Lea Marinova a réalisé un film documentaire en hommage à son grand-père, interné parce qu’anarchiste, à sa famille et à tant d’autres persécutés en Bulgarie.

[3Béléné – miyasto za pamet=Béléné – lieu de mémoire : enquête anthropologique, Sofia, 2010.

[4Les villageois employés pour diverses tâches subalternes dans le camp percevaient en revanche les détenus davantage comme des « politiques ».