Bulgarie : les municipalités financent les médias locaux pour mieux les influencer

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Entre 2013 et 2015, dix municipalités bulgares ont financé des médias locaux pour près de 3 millions d’euros : un investissement qui leur permet d’influencer la ligne éditoriale des bénéficiaires et de s’assurer un certain « confort médiatique ». À l’origine de cette enquête qui révèle la fragilité de l’indépendance des médias locaux et régionaux, le journaliste Spas Spasov. Interview.

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Propos recueillis par Francesco Martino

D. R.

Osservatorio Balcani e Caucaso (OBC) : Comment votre enquête sur les liens entre les médias et les administrations locales a-t-elle commencé ?

Spas Spasov (S. S.) : J’ai étudié en profondeur la pratique du financement de certains médias locaux par l’administration de Varna, où je vis et travaille. Il est apparu que cette pratique servait avant tout à acheter les médias en question afin de pouvoir diriger leur politique éditoriale. Un exemple récent est venu confirmer ce diagnostic quand la municipalité de Varna a alloué 190 000 leva (près de 100 000 euros) à quatre médias locaux. Dans leurs demandes de financement, ces médias avaient mis en avant leur volonté de « créer et renforcer un comportement positif des citoyens de Varna » envers leur administration. Partant de ce constat, j’ai eu envie d’explorer la situation à l’échelle nationale. J’avais le soupçon, qui s’est avéré fondé, que la situation n’est guère plus enviable dans d’autres municipalités.

OBC : Dans votre enquête, vous vous êtes penché sur le cas de dix municipalités. Comment les avez-vous sélectionnées ?

S. S. : J’ai choisi les cinq plus grandes villes, Sofia mise à part, et cinq villes plus petites qui avaient été liées à des affaires concernant la liberté de la presse et la liberté d’expression. Je pense, toutefois, que mes conclusions ne se limitent pas à ces dix communes, et peuvent être étendues au pays dans son ensemble.

OBC : Entre 2013 et 2015, les dix municipalités en question ont financé des médias locaux à hauteur de 2,7 millions de leva. Qu’ont-elles financé concrètement ?

S. S. : En réalité, les montants sont bien plus élevés. Aux 2,7 millions provenant des budgets municipaux, il convient d’ajouter les sommes provenant de fonds européens. Il faut donc multiplier par deux le montant indiqué. Ce schéma est vraisemblablement applicable à tout le pays : nous parlons de sommes considérables. Officiellement, les fonds sont versés au bénéfice de projets conjoints menés par la municipalité et les médias locaux, comme la publication d’annonces, de documents municipaux ou de publicités. Les contrats toutefois stipulent qu’il peut s’agit de « publications et autres textes » : en pratique, il s’agit d’articles ou émissions payés par les administrations locales.

OBC : Les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs sont-ils informés lorsqu’ils sont face à des textes ou émissions de ce type ?

S. S. : Absolument pas. Ce n’est pas prévu par les contrats... Quand il y en a ! De nombreux financements ne sont, en effet, pas encadrés par des contrats. Il découle de mon enquête auprès de la municipalité de Vratsa que des paiements de ce type ont été réalisés en piochant dans les caisses municipales, sans que la dépense ait été ordonné d’une quelconque manière. Et ce n’est pas un cas isolé.

OBC : Les sommes perçues par les médias locaux sur lesquels porte ton enquête sont-elles vitales pour la survie de ces derniers ou pourraient-ils s’en passer ?

S. S. : Ces financements sont absolument vitaux pour ces médias : sans eux, certains cesseraient tout simplement leurs activités. Mais, parfois, cela va plus loin que de simples versements : il arrive que les municipalités prennent en charge le salaire de journalistes ayant pour mission de couvrir les activités de l’administration locale. La vulnérabilité des journalistes est accrue par le fait que leur rémunération, en dehors de Sofia, est souvent inférieure à 500 leva par mois (environ 250 euros).

OBC : Des fonds européens sont-ils utilisés pour financer les médias locaux ?

S. S. : Ces fonds peuvent être utilisés de façon très efficace par les municipalités désireuses de contrôler la presse locale. Dans les projets financés par l’UE, il est prévu qu’1% du budget soit consacré à la communication sur les résultats obtenus. Prenons l’exemple de Varna : en août 2015, il a été annoncé qu’un projet de mobilité intégrée, gérée par le secteur public, avait été finalisé avec succès. À ce jour, force est de constater qu’il n’en est rien. Pourtant, à l’été 2015 – rappelons que c’était une année électorale – 800 000 leva (environ 400 000 euros) ont été dépensés afin d’assurer la promotion d’un projet… qui ne fonctionne pas. Il est permis de penser que cet argent a avant tout bénéficié aux forces politiques dirigeant la ville.

OBC : Que devrait-il être fait afin de mettre fin à, ou à tout le moins limiter, ce type d’abus ?

S. S. : Il faut des mécanismes de contrôle plus efficace. Et certaines prérogatives doivent être supprimées : dans le cas de Varna, la municipalité avait la possibilité de choisir les médias à financer. Enfin, et c’est un problème récurrent en Bulgarie, on relève que de nombreuses entreprises médiatiques concernées par ces financements étaient liées, directement ou indirectement, à l’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports, Krasen Kralev.

OBC : Le financement des médias locaux est-il prévu par la loi ?

S. S. : Bien sûr, le problème n’est pas là. Le problème provient de la façon dont ces financements sont réalisés en échange d’un soutien, et du type de publications que ces financements engendrent, en pratique, des publicités pour les municipalités en place.

OBC : Votre enquête a été réalisée grâce à la loi sur l’accès à l’information. Les municipalités ont-elles été en mesure de communiquer des données sur le financement des médias locaux ?

S. S. : Cette loi est peut-être l’une des plus belles choses qui soit arrivée au journalisme bulgare ces dernières années : elle donne une base légale aux demandes d’accès à l’information concernant les agissements de l’administration, et ce à tous les niveaux. Dans le cadre de mon enquête, je me suis toutefois rendu compte que certaines municipalités ne savaient pas comment traiter les requêtes que je leur envoyais. Ainsi, à Blagoevgrad, je me suis vu opposer un refus net pour des motifs absolument pas prévus par la loi.

OBC : De façon générale, est-il difficile pour les correspondants et les médias locaux de préserver leur liberté d’expression.

S. S. : Je crois que c’est en tout cas plus difficile pour eux que pour les journalistes et médias basés à Sofia. Loin de la capitale, les moyens utilisés pour faire pression sur les journalistes sont autrement plus efficaces. Le niveau de rémunération, de trois à quatre fois inférieur à celui qui est pratiqué à Sofia, rend les journalistes locaux plus vulnérables. Par ailleurs, un journaliste en poste dans une ville moyenne travaille souvent de façon isolée : par conséquent, il ne peut pas compter sur le soutien de ses collègues afin d’obtenir une protection en cas de problèmes ou de menaces.

Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.