Blog • Brexit : les Balkans au temps du « rétrécissement européen »

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Jean-Claude Juncker avait annoncé une « pause » de l’élargissement, mais son mandat sera celui du rétrécissement européen. Dans une Europe en ruines, tout est à réinventer.

Guerre en Slovénie, juin 1991
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Le 25 juin 1991, la Croatie et la Slovénie proclamaient leur indépendance, marquant la fin de la Yougoslavie socialiste, fédérale et autogestionnaire. Un quart de siècle plus tard, le 23 juin 2016, les citoyens du Royaume-Uni votaient en faveur de la sortie de l’Union européenne – une décision qui entraînera, peut-être, assurent certains, la désintégration du susdit Royaume, voire celle de l’Union, et qui, en tout cas, représente un bouleversement majeur des équilibres politiques sur notre continent.

C’est là que s’arrête la logique des comparaisons, qui n’ont guère de sens en la matière. Les conséquences du Brexit sont encore difficilement envisageables, mais il marque assurément une rupture avec l’approche téléologique de l’histoire qui prévalait depuis un quart de siècle. On a souvent opposé les deux mouvements qui ont marqué le début des années 1990 : celui d’éclatement (de la Yougoslavie, de l’URSS, de la Tchécoslovaquie) et celui d’unification qui prévalait dans la partie occidentale de l’Europe, avec la transformation de la CEE en une Union européenne aux objectifs sans cesse plus ambitieux. L’histoire positive s’écrivait à l’ouest, tandis que l’est du continent passait par une phase dangereuse de dislocation, dont il était néanmoins appelé à sortir quand il parviendrait enfin à mettre ses pas dans ceux du Grand frère occidental, plus avancé…

Dans les années 1990 et au début du nouveau millénaire, la question européenne représentait le principal point de clivage politique dans toutes les sociétés des Balkans occidentaux : elle opposait les courants démocratiques, libéraux et anti-nationalistes qui voyaient dans l’intégration, pourtant encore lointaine, le gage d’une inéluctable normalisation politique, et les forces nationalistes, alors au pouvoir, tant à Belgrade, Zagreb que Sarajevo. Peu à peu, ce clivage s’est résorbé, et les élites politiques de tous les pays de la région se sont ralliés à l’objectif européen. Ce consensus des élites politiques et économiques était, certes, en décalage avec des sociétés réelles souvent moins unanimement enthousiastes, mais peu importe : l’intégration européenne était la seule perspective envisageable pour tous les pays des « Balkans occidentaux ». Pour peu que ceux-ci mettent en œuvre des réformes dont ils ne pouvaient définir ni la forme ni la portée, pour peu qu’ils acceptent de « douloureux efforts », ils devaient parvenir, un jour, à se « réconcilier avec l’histoire », à renouer avec ce qui s’apparentait au seul chemin d’évolution possible des sociétés…

Le chantage au Grexit portait en lui les germes du Brexit.

Ces dernières années, les coups de semonce se sont pourtant multipliés. Les peuples des « Balkans occidentaux » n’avaient qu’à se tourner vers les voisins immédiats pour comprendre que les promesses de démocratie et de prospérité associées au projet européen n’étaient plus que des illusions. L’intégration de la Bulgarie et de la Roumanie n’a pas entraîné d’amélioration sensible de la situation économique de ces pays, la Hongrie de Victor Orban foulait ostensiblement aux pieds certains principes démocratiques de l’UE, sans réaction notable de Bruxelles – pour ne pas parler de la plus récente expérience croate.

Il y a un an, les Grecs rejetaient par référendum la potion amère des mesures drastiques d’austérité que la « Troïka » voulait leur imposer, mais leur vote démocratique était vilipendé, moqué et négligé, tandis que le gouvernement démocratiquement élu d’Athènes était soumis à un inacceptable diktat. Le chantage au Grexit portait en lui les germes du Brexit, mais il fallait se soumettre : les règles « démocratiques » et « libérales » de l’UE devaient inexorablement s’appliquer. Toute critique, toute remise en question de ces règles ne pouvaient qu’entraîner un retour à la misère, au chaos et à l’anarchie.

Alors même que les peuples des Balkans s’interrogeaient de plus en plus, et bien légitimement, sur ce que l’adhésion européenne pouvait réellement entraîner pour eux d’avancées réelles, leurs élites étaient plus unies que jamais dans ce consensus si réjouissant pour Bruxelles. La « conversion européenne » d’un Aleksandar Vučić était perçue comme le plus grand succès des politiques européennes dans la région, la glorieuse illustration du pouvoir d’attraction de l’UE, de son invincible soft power

Personne, bien sûr, n’a jamais ignoré à Bruxelles les dérives des régimes serbe, monténégrin ou kosovar, mais avec un quarteron « d’autocrates pro-européens » comme Milo Ðukanović, Aleksandar Vučić, Hashim Thaçi ou Nikola Gruevski, la « stabilité régionale » était assurée… Bien sûr, il y avait parfois de « mauvaises pioches », des erreurs de casting, comme dans le cas du Macédonien Gruevski, mais peu importe : ces dirigeants « responsables » et « raisonnables » étaient à même de « tenir » les Balkans, de les faire patienter aussi longtemps qu’il faudrait dans l’antichambre européenne.

Il n’existait plus d’alternatives politiques envisageables, la promesse de l’intégration réglait à jamais la question des Balkans, aussi longue que l’attente puisse être. Les diplomates pouvaient oublier les affres de la géopolitique puisque l’histoire était désormais écrite à l’avance, et profiter enfin des agréables sinécures offertes par les postes dans les Délégations de la Commission à Podgorica ou à Tirana…

Jean-Claude Juncker avait annoncé une « pause » de l’élargissement, sans se douter que son mandat de cinq ans serait celui du rétrécissement de l’UE

Lors de sa prise de fonction à la tête de cette Commission européenne, le 1er novembre 2014, Jean-Claude Juncker avait annoncé une « pause » de l’élargissement, sans se douter que son mandat de cinq ans serait celui du rétrécissement de l’UE.

Pour l’instant, la tragédie s’est joué en trois actes successifs :

la crise grecque a révélé que l’UE était prête non seulement à abandonner ses obligations de solidarité, mais même à s’asseoir sur les principes démocratiques les plus élémentaires ;

la crise des réfugiés a révélé que cette UE était incapable de définir une stratégie commune face à un défi humanitaire qui, en réalité, était assez facilement gérable – du moins sur le strict plan humanitaire – et qu’elle était même prête à sacrifier des règles de base du droit international, comme celle prévoyant une protection particulière aux réfugiés fuyant les zones de guerre. Cette crise a également montré que les cadres difficilement échafaudés par l’UE, comme celui de l’Espace Schengen, pouvaient voler en éclats en quelques jours ;

• le Brexit apparaît donc comme la résultante logique de ce travail de déconstruction européenne engagé par ceux-là même qui se posent en rigoureux défenseurs de l’Union et de ses règles…

La suite du scénario n’est pas encore écrite, mais une évidence au moins s’impose dès aujourd’hui, celle que l’élargissement européen appartient désormais à un passé révolu. Qui pourrait croire encore un seul instant que l’Albanie, le Monténégro ou la Serbie vont adhérer à l’UE dans deux ou trois ans, quand les négociations de sortie du Royaume Uni devaient durer au moins autant de temps ?

Le roi est nu, il est temps que les citoyens se réveillent

Les médiocres élites balkaniques, convaincues que l’alpha et l’omega de la politique « moderne » consiste à répéter comme des perroquets des « principes européens » qu’il n’est même pas nécessaire de comprendre, vont faire brusquement l’expérience d’une insoutenable expérience du vide : que faire, que dire, après la fin de ce « projet européen » ? Revenir aux vieux démons nationalistes ? Tenter de nouvelles alliances, avec la Russie, la Chine, la Turquie, le diable, les saints du paradis ou le Grand Serpent à Plumes ?

Le roi est nu, mais il est temps que les citoyens se réveillent. Les fonctionnaires de la DG élargissement peuvent ranger leurs dossiers, partir en vacances ou même envisager une reconversion professionnelle. Les « rapports d’étape », les pompeuses évaluations annuelles peuvent aller nourrir un joyeux bûcher des vanités bruxelloises, tout est à réinventer. Et nous sommes tous, citoyens des Balkans comme de n’importe quelle autre région de l’Europe, confrontés à questions simples et fondamentales : comment voulons-nous envisager notre avenir ? Sommes-nous prêts à nous résigner aux logiques du pire, celles des nationalismes et des murs de barbelés ?

Tout est à réinventer mais, si nous sommes capables d’un salutaire sursaut, la suite de la pièce, encore à écrire, pourrait se révéler passionnante. On peut, sans goût excessif du paradoxe, remercier les citoyens britanniques d’avoir fait tomber un dernier voile des illusions, mais le travail qu’il va falloir entreprendre dans les Balkans comme dans le reste de l’Europe, est considérable. Et nous n’avons plus droit à l’erreur.