Blog • Rencontre avec Borka Pavićević

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Le temps ici, en Balkanie, s’étire d’une drôle de façon. Les journées passent à une vitesse folle, mais elles sont tellement remplies qu’on a la sensation d’être ici, en travail, depuis déjà un mois.
Nous ne nous perdons plus dans les rues de Novi-Sad, on hasarde même quelques raccourcis. Les gens qui passent devant notre site de répétitions, s’arrêtent franchement, sourires aux lèvres et profitent de l’avancée de notre proposition.

Samedi a eut son lot d’émotions. Nous sommes partis, collectivement, en bus à Belgrade pour rencontrer une grande dame : Borka Pavicevic, fondatrice et directrice du Centre Culturel de Décontamination fondé en 1993.
Nous l’avions déjà rencontré lors de notre travail préparatoire il y a quelques mois ; elle est toujours aussi belle, aussi debout, comme dirait Samuel un de nos comédiens. Dans sa robe manteau en velours noir, j’ai failli écrire en brocart noir, elle dégage une force qui fait se retenir les respirations. Rien qu’à la voir, on sait tous de façon certaine, que cette rencontre restera gravée en nous.

Nous avons tenu à ce que Borka reste dans sa langue, Branislav Glumac, de l’Institut Français sera notre traducteur avec sa générosité naturelle. Est présente également Lola Joksimovic, qui travaille pour le Centre comme chargée de projets.
Borka nous parle du Centre, de son travail, de la situation actuelle, du présent. Décidément, c’est une femme en colère, une femme qui par dessus tout, croit en l’Homme, hors religion, pays, sexe, langue ou ethnie.

S’il y a une question à lui poser, c’est celle de savoir pourquoi elle a choisi de rester dans son pays en guerre dans les années 90. Sa première réponse est de me renvoyer ma question. « Qu’est-ce que tu ferais, toi ? ». Silence. Je réfléchis… comment savoir, sans l’avoir vécu, comment être sûre de soi ! Ses yeux sont braqués sur les miens, tout son corps se met à parler, et ses mains, et cette langue que je ne comprends pas, mais que nous ressentons tous… « Qu’est-ce que tu ferais si ton pays était coupé en 5 morceaux ? Si tu étais née au bord de la mer et que tu ne pourrais plus y aller ? Qu’est-ce que tu ferais si tu étais désespérée comme ça ? »
C’est un moment en suspension. Il n’y a pas de raison. La raison, c’est elle. Sa façon d’être, sa façon de lire le monde et de lutter.

Elle nous parle d’ici, mais aussi du monde, du pouvoir assassin de l’argent, de la prostitution de la religion, du pouvoir. Elle répète souvent les choses pour les appuyer, avec ses mains qui volent. Branislav court après elle pour la traduction, il rit, sourit, hoche la tête, soupire. Leur complicité est très belle.
Borka finit le rendez-vous sur la question : « qu’est-ce qu’on peut faire ? » et tous autant que nous sommes, nous nous posons vraiment la question, « chacun a son endroit, qu’est-ce qu’on peut faire ? ».

Après un déjeuner sur le pouce, nous rencontrons Ivan Lalic de Mikser, un Centre Culturel qui a plusieurs cordes a son arc, notamment un Centre d’Accueil pour les Réfugiés.
Ivan a fait la guerre. S’est retrouvé pris en embuscade, hospitalisé puis convalescent. Il dit « J’ai arrêté la guerre, j’ai fait autre chose… ». Il parle de petite amie qui part et de lui qui reste. Il parle de la Yougoslavie, pas de petits pays différents les uns des autres. Il parle d’aujourd’hui, des réfugiés qui arrivent à Belgrade, jusqu’à 500 personnes par jour. Il parle de son travail actuel, comme si c’était son enfant, avec tendresse.
Il nous emmène dans les locaux du Centre d’Accueil… un dessin en noir et blanc : une femme toute en cheveux, au-dessus, une inscription en arabe, au-dessous une autre en anglais « I love you Pakistan »… une étagère avec le logo Save The Children, et des bottes en caoutchouc alignées, en toute petite pointure… avec l’équipe du lieu une petite fille en survêtement rose, qui nous fait de grands sourires.

Nous rencontrons également Tanja Gavrilovic, de l’Institut Français. Elle aussi nous raconte sa guerre. Elle avait 7 ans, elle mêle ses souvenirs d’enfant, ce qu’on lui a raconté et ce qu’elle a compris par la suite. Elle dit « Franchement, jusqu’à l’âge de 7 ans, je ne savais que j’étais serbe ».
Elle dit qu’ils ont quitté leur maison pour un week-end à la campagne qui a finalement duré plusieurs années ; elle n’a jamais revu la maison de son enfance. Elle parle de leur voiture, de toutes les maisons qu’ils ont occupés, dans plusieurs pays différents à la recherche du travail et de structures enseignantes pour les enfants. Elle sourit très souvent en racontant, d’autres fois, elle ne sait pas, ne se souvient pas et d’autres fois encore ses yeux se perdent.

Elle dit que les populations ne savaient pas, mais que les armées étaient prêtes. Elle parle beaucoup de mixité. Elle raconte son père qui part en secret, une nuit, récupérer des affaires dans leur ancienne maison. Il ramène des choses importantes sûrement, mais Tanja se souvient surtout de sa mère qui ne comprend pas comment il a pu prendre le tableau qu’on leur a offert à leur anniversaire de mariage et oublier les photos… elle répète la voix de sa mère : « Comment c’est possible ?! Comment c’est possible ?! ». Elle dit aussi avec sa voix à elle, que tu ne peux pas accepter que c’est là, d’un coup, que c’est la guerre.

Tanja se prête ensuite au jeu de répétiteur serbe, c’est elle qui nous aide à traduire les mots sens qui s’entendront dans notre spectacle. Les comédiens répètent les mots qu’ils ont préparés, et tentent d’apprivoiser la langue. On rit beaucoup, Tanja est très à l’écoute, pédagogue… un très beau partage.