Blog • Monica Lovinescu-Virgil Ierunca, noyau dur de la résistance anticommuniste roumaine de France ?

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Vendredi 10 décembre, en sortant de la séance consacrée aux Roumains présidée par l’historienne Catherine Durandin dans le cadre du colloque « L’influence et le poids des exilés d’Europe centrale en France (1945-1989) », je n’ai pas pu m’empêcher de penser à une anecdote circulant dans les années 1960 sur le compte des communistes qui venaient de sortir de la clandestinité, leur parti ayant été interdit depuis 1924. Une fois qu’il s’est emparé du pouvoir - à la faveur de l’avancée de l’Armée rouge vers l’ouest - le Parti communiste roumain s’est empressé de récompenser ses « illégalistes » en leur accordant des privilèges qui avaient de quoi faire des jaloux en ce temps : « Quel est l’hymne des illégalistes ? Nous n’étions pas nombreux, mais nous le sommes devenus ! » [en roumain : Care este imnul ilegaliştilor ? Puţini am fost, mulţi am rămas !]

Dès la fin décembre 1989, on assiste à un phénomène similaire avec les anticommunistes et les dissidents dont le nombre s’est sensiblement accru du jour au lendemain tandis que la signification de ces notions a connu des distorsions déroutantes. Vingt-cinq ans après ce qu’on appelle couramment en Roumanie la Révolution (sans autre précision), ce genre de héroïsation rétrospective continue d’alimenter le discours dominant dans ce pays.

La première des quatre communications, toutes fort intéressantes puisqu’elles fournissent des informations inédites issues notamment des archives de la Securitate, porte un titre qui illustre à merveille la confusion sur laquelle repose la singulière façon d’envisager le passé récent aujourd’hui : « Monica Lovinescu-Virgil Ierunca, le noyau dur de la résistance anticommuniste roumaine de France [1]

Arrivés en 1947 en France, où ils ont obtenu l’asile politique, les journalistes et écrivains M. Lovinescu (1923-2008) et V. Ierunca (1920-2006) sont deux figures emblématiques de l’exil roumain en raison de la pertinence et de l’efficacité de la critique du régime communiste instauré dans leur pays d’origine. Responsables de l’émission en roumain de la RTF entre 1951 et 1974, ils animeront à partir de 1962 plusieurs chroniques régulières sur Radio Free Europe qui auront un impact considérable, à tel point que certains diront que, surtout grâce à eux, ce poste de radio a été le principal, sinon le seul, véritable opposant au régime de Ceausescu (arrivé au pouvoir en 1965). A l’origine de la diffusion de la notion de « résistance par la culture », une posture qui avait l’avantage de ne pas faire courir trop de risques à ceux qui l’adoptaient, les deux étaient très bien renseignés sur les secrets du sérail par des personnes de passage à Paris, souvent des écrivains réputés, dont le nom n’était pas rendu public, et, dans le même temps en phase avec les aspirations de bien des Roumains ordinaires accablés par toutes sortes d’injustices et de privations.

Faire d’eux le « noyau dur de la résistance anticommuniste » c’est aller vite en besogne pour plusieurs raisons :
 Politiquement, ils étaient plutôt de centre-droit, encore que V. Ierunca avait pris position dans la presse roumaine en faveur des écrivains français antinazis et, selon certains témoignages, a été un temps proche des trotskistes. Fille d’un critique littéraire réputé, M. Lovinescu a notamment traduit, sous pseudonyme, la Vingt-cinquième heure de Virgil Gheorghiu, roman paru en 1949.

 Radio Free Europe était une radio de propagande, fondée en 1950 et financée par le Congrès américain avec la participation de la CIA. Si dans les premières années elle a pu encourager à plusieurs reprises des actions visant au renversement des régimes communistes, sa ligne éditoriale est devenue plus modérée après l’écrasement de la révolution hongroise en 1956. Il s’agissait de fournir une information alternative à celle diffusée officiellement à l’Est et miner ainsi la crédibilité des régimes en place, désormais bien implantés. Ceux qui appelaient d’une manière ou d’une autre au renversement par la force des régimes communistes n’avaient donc plus droit au chapitre sur les ondes de la radio. En adoptant une ligne plus modérée, la direction entendait également bannir des ondes les propos antisémites fréquents dans les tirades et analyses des exilés roumains les plus « radicaux ».

 Tous ces « radicaux » n’ont évidemment pas disparu pour autant. Ils existaient bel et bien à l’Est comme à l’Ouest et s’exprimaient publiquement pour ce qui est des derniers, évidemment en dehors de Radio Free Europe. Très virulents et bénéficiant de moins en moins de soutien à l’Ouest, plutôt isolés et prenant des risques parfois insensés à l’Est, ceux-ci étaient somme toute assez peu nombreux. L’installation soudaine du régime communiste a pris de court beaucoup de monde, tandis que les effets dissuasifs de ses tentatives d’imposer un contrôle total sur la société n’ont pas manqué de se faire sentir. Il y a eu certes quelques actions de partisans en Roumanie même, mais leur impact fut très limité et elles prendront fin en 1956. En Occident, les appels à la résistance auront eu toutefois encore longtemps la faveur non seulement des anciens légionnaires (fascistes) mais aussi de certains membres des partis politiques démocratiques en exil ou encore de personnes d’horizons divers décidées de combattre coûte que coûte un régime qui les a broyés ou qu’elles estimaient profondément injuste. Il convient de noter, enfin, que les puissances occidentales sollicitées pour intervenir et libérer la Roumanie des communistes n’ont pas répondu à ces appels.

L’anticommunisme : de l’accusation tous azimuts au titre de gloire

Les tensions entre les partisans de la résistance anticommuniste et les membres de la section roumaine de la Radio Free Europe pendant toute cette période étaient vives, les premiers accusant les seconds de trahison. Aux yeux de la plupart de ceux qui prônaient la résistance anticommuniste, les initiatives dissidentes à partir de 1977, soutenues à bout de bras par les journalistes de Radio Free Europe, et en particulier par M. Lovinescu et V. Ierunca, étaient suspectes. En effet, le point de départ des dissidents étaient les failles et les contradictions internes des régimes communistes apparues dans la foulée de la tentative de déstalinisation opérée en 1956 par Khrouchtchev dans le camp socialiste et nettement plus tard en Roumanie, à partir de 1968. Pour les partisans de l’opposition frontale, en revanche, ces régimes ne pouvaient être combattus que de l’extérieur puisqu’ils étaient totalitaires.

Au vu de ces faits que l’on peut qualifier d’historiques, puisqu’ils concernent une période révolue, le rattachement de E. Lovinescu et V. Ierunca au noyau dur de la résistance anticommuniste n’est guère justifié.

Pourtant, dans le contexte roumain actuel, il y a peu de chances que le titre retenu par Adrian-Gabriel Corpădean pour sa communication choque grand-monde.

En effet, on assiste en Roumanie depuis la chute du communisme à un curieux renversement des rôles et des significations : tant le fait de prôner le combat tous azimuts contre le communisme et ses valeurs, avec de moins en moins d’efficacité et au risque de renforcer le régime politique qui s’en réclamait, que le fait d’avoir été victime des accusations le plus souvent non fondées proférées par les maîtres du régime communiste à l’encontre de ceux qui le contestaient ou le critiquaient se sont métamorphosés après 1989 en titre honorifique.

En d’autres mots, dans un pays comme la Roumanie, paradoxalement, c’est bel et bien l’anticommunisme tel qu’il était véhiculé par les idéologues du régime pour discréditer ses adversaires, quels qu’ils soient, des fascistes aux libéraux des socio-démocrates aux conservateurs en passant par les agrariens ou les anarchistes, sans aucune distinction, qui a été adopté comme valeur fondatrice de la démocratie instaurée après la chute de Ceausescu.

Et les réductions/assimilations/généralisations abusives, les surenchères en matière de radicalisme anticommuniste, sans parler des mélanges malsains des genres, sont encore plus flagrants s’agissant des dissidents ou plutôt de ceux qui sont catalogués comme tels. Aussi ces derniers, peu nombreux, et à la limite toute personne ayant critiqué avec quelque éclat le régime communiste ou qui est entrée en conflit avec lui, font-ils figure désormais d’anticommunistes dans l’imaginaire politique roumain tandis que ceux qui se voulaient les hérauts de la résistance anticommuniste sont considérés comme des dissidents, sans parler de la posture héroïque dont on affuble de nos jours certains des innombrables « résistants par la culture » d’antan. Inutile de préciser qu’un tel amalgame et la confusion qu’il entretient rendent très fragile la construction démocratique roumaine.

Notes

[1Cette communication d’Adrian-Gabriel Corpadean est issue de sa thèse de doctorat soutenue en 2012, publiée en français sous le titre Le message européen de la diaspora roumaine de France après 1945, EFES, Cluj-Napoca, 2013. A noter que la formulation du chapitre de sa thèse qui est le point de départ de cette communication était plus appropriée : "Le noyau dur de l’exil français : Monica Lovinescu-Virgil Ierunca-Paul Goma".