Blog • L’euro, un élément d’intégration et d’identité : les cas du Monténégro et du Kosovo

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Si voyager dans l’Union européenne peut imposer de changer ses euros pour régler ses achats en espèces, comme au Royaume-Uni ou en Pologne, paradoxalement on les conservera au Monténégro et dans une partie du territoire kosovar, où la devise y circule officiellement, alors même qu’ils n’appartiennent ni à la zone euro, ni à l’Ue. Cet état de fait, qui résulte d’abord et avant tout des soubresauts de l’histoire, renvoie spontanément à des questions d’ordre économique et financier, mais revêt également des enjeux qui les dépassent.

Ces deux pays voisins ont évolué dans la même direction au cours d’un laps de temps très court, alors que la Yougoslavie continuait son processus de décomposition. En 1999, quelques années avant la proclamation de son indépendance le Monténégro choisit d’utiliser le Deutsche Mark du fait de l’instabilité économique due aux guerres de Yougoslavie et de la faiblesse du dinar yougoslave. Puis il passe à l’euro en même temps que les pays de la zone euro, mais sans en faire partie. Au Kosovo la MINUK (Mission d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo, autorité créée par l’ONU en 1999 et remplacée en 2008 par la mission européenne Eulex) utilise l’euro, après le Deutsche Mark, pour mener à bien sa mission sur place. Les autorités choisirent par la suite de le conserver.

Le droit des deux pays témoigne de l’ambiguïté de cette situation, où le fait a précédé le droit sans qu’il soit possible de l’énoncer clairement. Ainsi, si les dispositions constitutionnelles monténégrines et kosovares confèrent à leurs banques centrales respectives leurs missions et caractères classiques, à savoir la stabilité du système monétaire et financier, l’indépendance institutionnelle, l’unicité de la monnaie, elles ne font aucune mention de l’euro. Leur extériorité à la zone euro, et plus largement à l’Union européenne, ne leur offre pas d’autre marge de manœuvre que celle de l’utilisation de cette devise. Ils ne peuvent ainsi pas battre monnaie.

L’utilisation de l’euro leur offre de nombreux avantages économiques, comme la diminution des coûts de transactions et la disparition du risque de change dans leurs échanges avec les pays de la zone euro. Les prix y sont stables, avec des taux d’inflation en 2013 de 0,3% au Kosovo et 1,5% au Monténégro. D’un autre côté, ils sont condamnés à une relative passivité en termes de politiques conjoncturelles car leur politique économique dépend en partie, de facto, de facteurs sur lesquels ils n’ont aucune prise. Par ailleurs, les devises qui y circulent proviennent de l’extérieur, par le biais des investisseurs étrangers, du tourisme, ou encore des transferts opérés par les nationaux résidant à l’étranger. Malgré tout, l’utilisation de l’euro est corrélée à leur projet d’intégration à la plus importante zone économique du monde, enjeu considérable pour ces États nés de l’ex-Yougoslavie qui demeurent fragiles économiquement et socialement. Le Monténégro a un statut de candidat officiel, ce qui témoigne d’une volonté en ce sens. Le Kosovo n’a pas encore déposé sa candidature car, s’il est considéré comme un candidat potentiel, il n’est à ce jour toujours pas reconnu par l’ensemble des pays de l’Union européenne.

Géographiquement, ils sont situés sur le continent européen où ils apparaissent comme cerclés de pays appartenant à l’Union européenne. Celle-ci a toutefois poursuivi sa route à l’Est pour arriver aux portes de la Turquie sans les y avoir encore intégrés. Or, par le biais de la monnaie, ces deux pays ont déjà un pied dans la communauté européenne. Cela apparaît clairement dès lors qu’on sort du monde des chiffres et des égalités comptables pour entrer dans celui du sentiment d’appartenance à un espace.

Historiquement, la monnaie se caractérise notamment par un rapport hiérarchique qui permet d’identifier un lien vertical avec le pouvoir, ainsi que par la formation d’une identité commune. La représentation des monarques sur les pièces de monnaie a ainsi longtemps permis à leurs sujets d’identifier le souverain comme de développer la conscience d’appartenir au même ensemble. De nombreux exemples illustrent la concomitance de l’exercice d’un pouvoir sur un territoire donné avec l’utilisation d’une monnaie particulière, unique, indépendamment de la forme ou de la nature de ce pouvoir. Ainsi en est-il par exemple du rouble soviétique en URSS, remplacé par des monnaies nationales dans les pays issus de sa dissolution. Avec l’euro, un processus d’identification collective est en cours, auquel participent le Kosovo et le Monténégro.

Dès lors que ces derniers utilisent l’euro, leur territoire physique appartient de facto à un espace européen commun, celui sur lequel a légalement cours cette monnaie. L’idée d’appartenance en est indissociable. La numismatique de la monnaie européenne est à cet égard révélatrice. La typologie des billets est commune à tous les États alors que celle des pièces adopte des symboles particuliers dans chaque pays, en fonction de leur histoire et des sensibilités nationales, donc de leur identité. Le site de la commission européenne précise lui-même que « l’euro apporte aux citoyens de l’Ue un symbole tangible de leur identité européenne ». Symboles communs comme spécificités nationales sont liés à la même question identitaire, qui renvoie à un passé et fait le lien avec le présent pour établir la permanence d’un espace. La monnaie européanise le Kosovo et le Monténégro, et les fait appartenir à la fois à une histoire et à un ensemble économique, à un temps et à un espace européens communs. La question de l’« européanité » d’un pays et ses multiples facettes fait écho aux dispositions mêmes du Traité sur l’Union européenne, qui offre la possibilité d’y candidater à « tout État européen », sans préciser ce que sous-tend le mot « européen ».

Il est d’ailleurs révélateur, à la lumière de ce qui vient d’être dit, que le dinar serbe reste en usage dans les enclaves serbes et le Nord du Kosovo. À partir du moment où l’on formule la question de la monnaie, il faut donc, en parallèle de ses fonctions économiques classiques définies de longue date, la poser aussi en termes politiques et identitaires afin d’en embrasser toute la réalité. Au fond de nos poches, la monnaie ne représente pas que de l’argent.