Blog • Fascisme et antifascisme en Moldavie sur fond de guerre en Ukraine

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La Moldavie n’a pas été représentée officiellement aux cérémonies de Moscou à l’occasion de la parade militaire du 9 mai 2015, le président de la République Nicolae Timofti ayant préféré marquer cette date aux côtés des vétérans moldaves. 2150 vétérans dont 114 qui avaient combattu au sein de l’armée roumaine ont été décorés en cette occasion. « On fête ainsi également les criminels SS, les nazis, ceux qui ont lutté dans l’armée d’Antonescu », s’est indigné le leader du Parti des socialistes Igor Dodon

Décidément, la lecture des événements de la « Grande Guerre pour la défense de la patrie », selon les uns, et de la « Seconde Guerre mondiale » selon les autres, demeure divergente en Moldavie tandis que l’initiative des seconds de remplacer la « Journée de la Victoire » (contre l’Allemagne nazie) par la « Journée de l’Europe » n’a guère enthousiasmé les premiers. Qu’est-ce que le fascisme et l’antifascisme en République de Moldavie à l’heure de la guerre en Ukraine ? Dans les considérations qui suivent, des faits et plusieurs pistes à même d’apporter quelques éléments de réponse à cette question sont proposés.

Les dernières élections en date en République de Moldavie, celles du 30 novembre 2014, ont été gagnées de justesse par les partis du gouvernement sortant, partisans de l’accord avec l’Union européenne, moyennant des interventions controversables au détriment des partis favorables à l’Union douanière : hausse du seuil électoral pour être représenté dans le Parlement à 6 %, éviction de la compétition du parti prorusse « Patria », crédité dans les sondages d’environ 10 %, sous l’accusation de financement venu de l’étranger, perquisition tambour battant chez des dirigeants d’Antifa.md et arrestation de plusieurs d’entre eux. Plutôt que la pertinence des arguments pro/anti-Moscou/Bruxelles, c’est la mauvaise gouvernance des sortants, du même ordre que celle de la coalition qui avait géré le pays entre 2001 et 2009 (non-respect des règles de fonctionnement des institutions, corruption, incompétence, querelles de personnes, etc.), qui explique ces résultats qui laissent planer l’incertitude sur l’avenir à court et moyen terme du pays. En effet, au sortir du scrutin, les partis de l’Alliance pour l’intégration européenne ne disposaient pas du nombre de députés requis pour l’élection à venir du Président de la république. De surcroît, l’Alliance, désormais baptisée « pour une Moldavie européenne », a perdu une de ses trois composantes, le Parti libéral, et le nouveau gouvernement n’a pu être formé par Chiril Gaburici le 18 février 2015 qu’avec le soutien du Parti des communistes de la République de Moldavie (PCRM).

La surprise des élections de novembre est venue surtout de la recomposition spectaculaire au sein de la famille politique dite de gauche. Des nouveaux venus, le Parti des socialistes (PS) et le Parti des communistes réformateurs (PCR) réalisaient des scores spectaculaires, 20,5 % le premier et 4,9 % le second, alors que le PCRM ne remportait que 17,5 % des suffrages contre 39,3 % aux élections précédentes en 2010. Nombre d’anciens électeurs, surtout russophones, du PCRM ont donc voté pour ces nouveaux partis. C’est dans ce contexte que l’ancien président de la République et leader du PCRM Vladimir Voronine accordait un entretien à Pavel Păduraru pour le quotidien Timpul, proche des partis proeuropéens, le 25 décembre dernier. Il réitérait ses critiques contre les dirigeants du PS et du PCR, souvent des transfuges venant du PCRM, accusés de lui avoir volé des voix, en trompant les électeurs, en utilisant des slogans et des logos similaires et d’avoir bénéficié de financements occultes. Sur un point, le PCRM semble avoir évolué : il a adopté une position plus équilibrée sur les rapports avec l’Union européenne et l’Union douanière, alors que ses concurrents au sein de la même famille politique ont affiché un alignement sans nuances sur Moscou, le dirigeant du PS Igor Dodon figurant en compagnie de Vladimir Poutine sur l’affiche de sa campagne électorale. Voici l’extrait de l’entretien concernant l’« affaire » Antifa :

« Pavel Păduraru : Plusieurs partis de gauche [PS, PCR, notamment], à l’exception du vôtre, estiment que les membres d’Antifa, arrêtés en ce moment, sont victimes de la répression politique. Parmi eux se trouve Pavel Grigorciuk, qui a été un membre actif du PCRM…
Vladimir Voronine : Pas actif, hyperactif ! Je ne connais pas très bien ce dossier, j’en ai juste entend parler par la presse et dans les couloirs. Je dirais que Grigorciuk est une personne au caractère extrémiste et qui ne se contrôle pas. Quand cela le prend, comme dit le Moldave, il n’arrête pas de le crier sur les toits. Le plus important pour lui est de crier, de ne pas lâcher le mégaphone. Comme Iura Muntean ou Ion Ceban des socialistes. Ils devraient faire un concours républicain sur ce thème. La réaction du Comité central en apprenant l’existence de l’organisation Antifa, vous la connaissez !
PP : Quand et comment avez-vous entendu parler d’eux ?
VV : Lors de la manifestation du 9 mai [2014], nous nous dirigions vers le Mémorial [de la victoire contre le fascisme] et qu’est-ce que je vois autour de moi, des jeunes bien entraînés, vêtus de maillots noirs. Et je demande : Tkaciuk [éminence grise du PCRM encore à cette date], qui sont ces jeunes ? Des volontaires à nous, me dit-il. Je lui ai encore demandé ce que signifie Antifa, ce à quoi il me répondit que nous avons besoin d’eux pour empêcher que des éléments étrangers s’infiltrent dans notre cortège. Ensuite, quand ils ont organisé la protestation devant l’ambassade d’Ukraine, j’ai convoqué le Comité central et je leur ai dit que j’interdis catégoriquement toute relation avec Antifa. Ceux qui les soutiennent n’ont rien de commun avec notre parti. »

Antifa.md au secours du peuple du Donbass

Rappelons les faits. Le 29 mai, une dizaine de komsomols [membres de la jeunesse communiste], arborant des maillots Antifa, faisaient irruption devant l’ambassade d’Ukraine pour accrocher des banderoles avec l’effigie de Saint Vladimir, symbole de l’occupation russe pour les Ukrainiens, et taguer sur le macadam le slogan « Sauvez le peuple du Donbass ! » en anglais et ukrainien (PublikaMD)http://moldova24.net/antifa-a-organizat-o-actiune-de-protest-la-ambasada-ucrainei/. Le 16 juin, V. Voronine demandait à son tour la liquidation de cette organisation, coupable selon lui de « choses horribles » et chapotée par deux hauts responsables de son parti, désormais dissidents : Mark Tkaciuk et Grigore Petrenco (Unimedia). C’est la seule initiative autonome d’éclat de l’Antifa dont les membres se contentaient auparavant de parader dans les événements organisés par le PCRM et de faire des déclarations publiques tonitruantes.

L’adresse Web de l’organisation, antifa.md, dont le logo est le même que celui des groupes antifascistes présents dans les autres pays européens, et qui communique en russe, a été enregistrée le 5 mai pour une année par Denis Iachimovshi qui sera élu le 19 mai premier secrétaire de l’organisation de jeunesse du PCRM. Précisons que les fondateurs de l’Antifa ont refusé de l’enregistrer comme association. Contacté par téléphone par un reporter de Realitate.md, le responsable du service de presse Pavel Grigorciuk, administrateur par ailleurs du portail Grenada, déclarait que le but de son organisation était « la surveillance des lieux publics, l’effacement des graffiti unionistes (avec la Roumanie) et autres actions antifascistes à caractère pacifique », rapporte le quotidien Timpul daté du 29 mai 2014.

« Pavel Grigorciuk : Antifa est une organisation républicaine qui réunit 15000 combattants dans plusieurs villes et villages du pays.
Realitatea.md : Pourquoi combattants ?
PG : Parce que c’est ainsi que je les appelle.
R : Est-il vrai que vous vous entraînez ?
PG : Oui, parce que nous avons opté pour un mode de vie sain.
R : Est-il vrai que vous avez l’intention de prendre d’assaut le Parlement et d’autres édifices publics ?
PG : Pourquoi faire ? Nous ne sommes pas des extrémistes comme ceux qui ont fait le 7 avril [allusion à la contestation de la fraude électorale qui a provoqué en 2009 de nouvelles élections et la chute des communistes] »
A peine cet entretien fini, Pavel Grigorciuk postait sur facebook au nom d’Antifa Resist le message suivant :
« J’ai répondu à plusieurs questions au journaliste de Realitatea.md, en expliquant que notre organisation a été créée pour assurer la sécurité et le maintien de l’ordre dans les rues des villes moldaves. Nous combattons la fascisation menée de manière agressive par le régime criminel actuel. Les membres de notre organisation s’entraînent parce que nous promouvons un mode de vie sain. Nous nous entraînons pour être prêts à nous défendre et à contrer l’activité criminelle des éléments fascistes. »

C’est à la veille des élections de novembre qu’ils reviendront dans l’actualité, certains d’entre eux ayant été arrêtés dans plusieurs villes en possession d’armes et d’importantes sommes d’argent, sous l’accusation de tentative de déstabilisation du pays. Le 12 janvier 2015, Igor Dodon lui-même était appelé comme témoin à la demande des avocats de deux personnes arrêtées (Pavel Grigorciuk et Mihail Amemberg) accusées de recruter moyennant finances des jeunes pour l’Antifa (StirileTVRro). http://www.frontpress.ro/2014/11/antifascistii-din-moldova-pregateau-atentate-teroriste-pistoale-si-grenade-descoperite-de-politisti.html Quelques mois plus tard, les preuves suffisantes pour étayer ces accusations n’ont toujours pas été apportées [1]. La volonté des partis de gouvernement de dramatiser la situation afin de ne pas perdre les élections est sans doute pour quelque chose. Dans le même temps, les membres de l’Antifa et leurs sponsors ne demandaient sans doute pas mieux que d’organiser un Maïdan anti-européen au lendemain de ces élections si les prorusses les perdaient. Ce qui ne veut pas pour autant dire que l’anti-Maïdan n’a pas eu lieu à cause du coup de poing de la police moldave sous la houlette d’un procureur fidèle à l’équipe en place. Tout simplement, la situation n’était pas mûre pour une telle initiative.
Pour les jeunes communistes radicaux d’Antifa encadrés par des communistes moins jeunes mais haut placés (députés, conseillers, oligarques, etc.) le raisonnement affiché est simple : c’est au nom de l’antifascisme qu’ils soutiennent les insurgés du Donbass, dans la mesure où les autorités élues de Kiev sont fascistes puisque parmi leurs partisans il existe des groupes qui se réclament d’organisations politiques ayant combattu par le passé les Soviétiques et puisqu’elles bénéficient du soutien occidental et s’opposent à Moscou. Il en va de même, à leurs yeux, pour les partis proeuropéens en Moldavie s’ils continuent à s’opposer à la Russie en s’engageant dans le partenariat avec l’Union européenne. Pour plus de détails, le renvoi aux sacrifices consentis par le peuple soviétique dans la lutte contre l’Allemagne nazie est un argument qui a déjà fait ses preuves.

Vitalie Sprînceană : « Les fascistes c’est (toujours) les autres »

Le fait qu’en République de Moldavie l’Antifa soit composée de communistes et qu’elle soit une émanation du PCRM n’a rien de surprenant ni de répréhensible. Ce qui pose problème c’est le contenu de leur message qui est bien différent de ceux véhiculés par les autres Antifa existant de par le monde, à commencer par la Fédération de Russie, où le combat mené par ses militants est d’une tout autre nature. Rappelons, par exemple, que Moscou bat tous les records en matière d’exactions et de crimes racistes, envers notamment les Caucasiens.

Qu’en est-il, dans les faits, du fascisme et de l’antifascisme dans l’actualité moldave de ces dernières années ?
Précisons d’emblée que l’Antifa.md n’est qu’une manifestation récente, assez fanfaronne, d’une conception et d’une vision du monde nettement plus répandues, partagées depuis plus de deux décennies par Voronine lui-même et son parti ; rien ne permet de dire que la récente prise de distance avec les « extrémistes » d’Antifa ait une réelle incidence sur cette vision du monde que le PCRM incarne à merveille.
Dans un article intitulé « Les fascistes c’est (toujours) les autres » mis en ligne le 25 novembre 2013 sur le site Platzforma, l’équivalent moldave de CriticAtac, une des rares publications conséquentes de gauche critique en roumain, le sociologue Vitalie Sprînceană dresse un tableau désopilant des usages abusifs de l’accusation de fasciste. [2]
« Un jour, le PCRM sort dans la rue avec les prêtres contre les minorités sexuelles accusées de corrompre le corps sain et orthodoxe du pays. Un autre jour, le communiste Ina Supac (qui dirige l’ONG « Moldova without nazism ») organise avec des financements européens et russes des conférences sur l’intolérance fasciste. »
D’un côté, Voronine fait en plein jour des déclarations racistes à l’adresse du citoyen moldave de couleur John Onoje (militant libéral né en Sierra Leone), qu’il traite de « Noir à peine descendu de l’arbre ». De l’autre côté, les députés communistes accusent de racisme tout un collectif d’auteurs des manuels d’histoire.
« Une fois le Parti des communistes parle de l’Etat moldave pluriethnique, une autre fois le même parti marginalise et persécute tout une minorité, ceux qui se disent roumains. »

En faisant le point sur les manifestations du fascisme dans l’actualité de ces dernières années, il relève un seul événement significatif, la destruction en décembre 2009 d’une ménorah (chandelier juif) par un groupe de paroissiens conduits par Anatolie Cibric, une figure de l’Eglise orthodoxe, sous prétexte qu’elle avait été érigée aux côtés d’un symbole de la chrétienté, la statue d’Etienne le Grand et Saint. Le PCRM a condamné fermement cette « manifestation de l’antisémitisme et de la xénophobie », ce qui n’a pas empêché les communistes de manifester avec ce même personnage, considéré comme un « défenseur des valeurs de la nation », lors de diverses protestations contre les gays.
Cela étant dit, certaines formes d’intolérance, qui constituent autant de composantes de l’idéologie fasciste ou nazie, sont repérables dans la vie publique et privée moldave, écrit V. Sprînceană qui fournit plusieurs exemples autour de plusieurs axes : l’antisémitisme, au premier chef, l’intolérance vis-à-vis des homosexuels, des Roms ainsi que des groupes religieux non orthodoxes (protestants et musulmans).
« L’antifascisme électif des communistes contient un seul élément, l’antisémitisme », les communistes étant de ce point de vue exemplaires, indique-t-il, tout en précisant que, plutôt qu’à un antisémitisme viscéral, on a affaire en République de Moldavie à un antisémitisme diffus qui ressort de la popularité des théories conspirationnistes ou encore, à la limite, d’une variante de l’antisémitisme hérité du régime Antonescu répandu dans certains milieux intellectuels [3].

L’intolérance vis-à-vis des homosexuels constitue le phénomène le plus visible dans l’espace public moldave. Les sites de la communauté LGBT font état de nombreux cas de persécutions et humiliations émanant de la famille, mais aussi des médecins, et des policiers. Dans les rangs des homophobes entre aussi toute la communauté des antifascistes autodéclarés, à commencer par les socialistes et les communistes, fait-il remarquer, malgré l’adoption par le pays de la loi « sur l’égalité des chances » et de la constitution du Conseil antidiscrimination.
L’intolérance vis-à-vis des Roms se manifeste surtout dans la sphère privée, la moitié des Moldaves ne voudraient pas avoir comme voisins des Roms. Cependant, sur le plan public, des associations roms sont apparues et un ancien chef des services de sécurité a été sanctionné pour des propos discriminatoires.

S’adressant de fait aux lecteurs roumanophones, alors que les publications dites de gauche sont rédigées pour la plupart en russe, V. Sprînceana conclut que les alertes concernant le fascisme et le danger fasciste en Moldavie relèvent d’une stratégie rhétorique de quelques partis locaux (communistes, socialistes, etc.). Bien qu’assez intolérante, la société moldave ne manifeste pas de prédisposition particulière pour le fascisme. La violence au sein des familles, le trafic des êtres humains, les petites retraites, le bas niveau de protection sociale, la catastrophe dans l’agriculture, le travail informel et la précarité, voilà les maux dont souffre la société moldave. Ces thèmes, on ne les retrouve pas dans les discussions publiques, et la rhétorique antifasciste ne permet pas de les guérir.

L’aggiornamento de l’antifascisme en Occident

Quid de la gouvernance fasciste dénoncée par le PCRM depuis qu’il est dans l’opposition, quid des dirigeants fascistes de Kiev qui persécutent le peuple du Donbass et contre lesquels manifestaient Antifa récemment ? Des accusations aussi graves peuvent prêter au sourire, provoquer l’indignation mais aussi susciter l’approbation ou l’adhésion pour des raisons diverses : des uns parce qu’ils sont convaincus de leur bien-fondé, des autres parce qu’ils pensent pouvoir s’en servir dans d’autres buts. Cela vaut pour la Moldavie, mais aussi pour d’autres pays, notamment européens, qui ont subi le fascisme et où on reste vigilent face à ses résurgences ou à ses nouvelles formes de manifestation.
Autant dire que la conception de l’antifascisme qui prévaut dans l’ancien espace soviétique devrait être prise pour ce qu’elle est, dans sa singularité due à la fois à l’histoire particulière et à la configuration géopolitique qui caractérisent cette partie du monde. Nous avons affaire à un anachronisme remis au goût du jour et instrumentalisé dans les querelles politiques mais qui s’inscrit aussi dans une stratégie de recomposition de l’espace et de la puissance soviétiques d’antan.

Le point de départ, c’est le corpus idéologique qui s’est constitué dans les années 1920 à l’occasion de la montée des forces politiques fascistes, en Italie, nazies en Allemagne, etc., et qui comportait plusieurs versions selon les idéologies politiques dont il procédait : communiste (stalinienne), trotskiste, anarchiste, socialiste ou libérale. C’est sous sa forme communiste, une fois intégré au corpus marxiste-léniniste de type soviétique, que l’antifascisme a acquis la plus grande visibilité de par le monde, surtout après sa redéfinition en fonction des nouvelles donnes apparues au lendemain de la Seconde Guerre.
La définition courante de l’antifascisme dans le camp socialiste depuis le lendemain de la Seconde Guerre, en vigueur encore de nos jours en Russie, est la suivante :
« Mouvement politique apparu après la Première Guerre mondiale comprenant toutes les forces avancées, progressistes de l’humanité dirigé contre le fascisme. Pendant la période d’ascension du fascisme, il a acquis un caractère de masse culminant avec le mouvement de résistance et la lutte armée pendant la Seconde Guerre mondiale. » [4]
Cette définition succincte présente l’avantage de ne pas encombrer le lecteur avec trop d’adverbes et d’adjectifs et d’indiquer la place déterminante de la guerre dans la définition communiste de l’antifascisme.
Après 1989, des changements sont intervenus dans des anciens pays satellites tels que la Pologne ou la Roumanie, et dans certaines anciennes républiques soviétiques qui ont rompu avec Moscou, les trois pays baltes en particulier : ils se sont alignés sur l’Ouest à propos notamment de l’Holocauste, tandis que dans la Fédération russe, après quelques tentatives dans le même sens, on est revenu à la conception initiale, c’est-à-dire celle de l’immédiat après-guerre, de l’antifascisme. De ce point de vue, il y a continuité dans ce dernier cas, alors que dans le camp occidental des modifications notables sont intervenues à partir de la fin des années 1960, l’accent étant désormais mis sur le caractère raciste du nazisme et l’unicité de la Shoah. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. Ils vont de la prise de conscience du rôle joué par des pays collaborateurs (en France, sous Vichy, par exemple) et des alliés de l’Allemagne hitlérienne (en Roumanie, par exemple, sous Antonescu) dans l’implémentation du programme d’extermination des Juifs initié par les nazis, jusqu’au renversement des alliances suite à la guerre de Six Jours (les USA se rangeant du côté d’Israël, l’URSS des pays arabes).

Il y a deux choses dont on devrait tenir compte. Primo : régime à parti unique depuis la prise du pouvoir par les bolcheviques à la faveur de la révolution sociale de 1917, comme l’Allemagne après l’accession de Hitler au pouvoir en 1933, l’URSS n’a pas connu le fascisme « en interne », comme ce fut le cas à des degrés divers dans d’autres pays. Secondo : ce sont les soldats de l’Armée rouge, dont le rôle déterminant fut reconnu par les Alliés, qui ont libéré les zones dans lesquelles les Juifs ont été pourchassés et massacrés et découvert les premiers camps de concentration à Auschwitz. Jusqu’aux années 1960, c’est en URSS et dans le camp socialiste, davantage qu’en Occident, que les atrocités perpétrées contre les Juifs par les nazis ont été dénoncées, même si ceux-ci étaient considérés comme faisant partie des victimes civiles soviétiques. Aux yeux de nombreux Juifs, les Soviétiques ont longtemps fait d’ailleurs figure de libérateurs par excellence [5]. Ces deux faits peuvent expliquer en partie tout au moins le refus des autorités soviétiques puis russes et d’une partie significative de l’opinion publique dans ce pays de suivre l’évolution de l’attitude des pays occidentaux motivée par la prise de conscience de leur propre responsabilité par le passé dans le sort réservé aux Juifs par les nazis et leurs alliés.

Les habits neufs de l’antifascisme postsoviétique

Côté soviétique, les innovations ont été d’un tout autre ordre. On observe, tout au long de l’après-guerre, une mutation d’accent de taille dont l’envergure a longtemps échappé aux observateurs : la célébration de la victoire de l’Armée rouge contre l’Allemagne nazie s’est progressivement substituée à celle de la révolution d’Octobre comme source de légitimité du régime. Bien entamé sous Brejnev, ce processus prendra des proportions spectaculaires sous Poutine. L’aggiornamento opéré par les Occidentaux comporte, certes, des aspects discutables, ne serait-ce que parce que les injonctions moralisantes ont fini par faire perdre de vue la réalité de la guerre de 1939-1945 et par minimiser le rôle joué par l’Armée rouge. En revanche, du point de vue soviétique, la principale responsabilité de l’Allemagne a été d’avoir provoqué la guerre, une guerre dirigée principalement contre l’URSS, le pays qui a subi le plus de pertes et contribué le plus à la défaite du troisième Reich. Pour eux, à force d’insister sur la centralité du caractère raciste du fascisme, à travers notamment l’antisémitisme, les Occidentaux portaient ombrage à la victoire remportée par les Soviétiques au prix de tant de sacrifices [6]. Le rappel de plus en plus insistant, obsessionnel ces dernières années, de cette position a débouché sur des situations particulièrement graves puisqu’elles ont favorisé le retour en force dans l’actualité de certains malentendus, tensions et conflits hérités d’une guerre qui a pris fin en 1945. Plutôt que de retour à la guerre froide, on assiste à une tentative de retour à la Seconde Guerre mondiale dite Grande Guerre patriotique en russe.

Les arguments invoqués par les tenants de l’antifascisme postsoviétique sont désarçonnants à plus d’un titre. En effet, le contexte socio-économique, politique et discursif a changé du tout au tout, les références à la révolution de 1917, à l’internationalisme et au socialisme ont été expurgées au profit de la thématique nationaliste et populiste, les oligarques ne ressemblent guère aux pontes du PCUS et autres bureaucrates, les hautes instances du Patriarcat de Moscou et de toute la Russie ont pris la place de la section idéologique du PCUS, etc. La rhétorique affichée est d’une extrême agressivité puisqu’elle reprend, parfois littéralement, celle forgée dans le contexte passionnel de l’immédiat après-guerre [7]. Vingt-trois ans après les actions d’éclat menées par les sécessionnistes de la Transnistrie pour se mettre à l’abri du danger que représentaient à leurs yeux l’éventualité d’une union de la Moldavie avec les « fascistes roumains », les combats menés dans le Dombass par les indépendantistes prorusses contre les « fascistes » de Kiev ont montré le rôle moteur sur le plan de la mobilisation de cette agressivité verbale. Enfin, la Fédération de Russie s’est dotée récemment des dispositifs à même d’imposer le cadre juridique encadrant la référence centrale de l’antifascisme. Le 29 avril 2014 la Douma a adopté la loi criminalisant « l’empiètement sur la mémoire historique de la Seconde Guerre mondiale », plus précisément « la diffusion des fausses informations concernant les actions de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale » [8]

L’épouvantail des « fascistes roumains »

La République de Moldave se singularise par sa position à l’interface de la périphérie de deux mondes : le monde russe, dominé de nos jours par ceux qui entendent s’affirmer en puisant dans le passé tsariste et soviétique pour rebondir après les épreuves imposées par l’implosion du régime communiste, et le monde roumain. Forts de l’expérience accumulée par le passé dans les confrontations avec la Russie tsariste puis soviétique, les dirigeants roumains de tous bords se raccrochent plus que jamais à l’Occident européen. L’indication qui suit, extraite du document intitulé « conception du manuel d’histoire unitaire » du ministère de l’Education de la Fédération de Russie publié en octobre 2013, permet de se faire une idée de la singularité moldave : « L’URSS est entrée en guerre le 22 juin 1941, à la suite de l’invasion de l’Allemagne sur son territoire. » [9] Or la majeure partie du territoire de la République de Moldavie actuelle, roumain pendant l’entre-deux-guerres, a été occupé par l’Armée rouge un an auparavant, le 28 juin 1940, en vertu du pacte Molotov-Ribbentrop, tandis que le retour de cette province à la Roumanie (1941-1944) a eu lieu justement dans le cadre de l’invasion de l’URSS par les nazis avec la participation des troupes roumaines qui allaient se distinguer par des exactions de triste renommée, notamment en Transnistrie, contre les populations civiles juives. Les adeptes de ces deux rapports à l’histoire, porteurs de mémoires diamétralement opposées, se regardent de nos jours en chiens de faïence : les uns dénoncent les occupants soviétiques d’une partie des terres roumaines, les autres voient dans les Soviétiques les libérateurs du « fascisme roumain », tandis que d’autres encore, les plus nombreux vraisemblablement, restent dans l’expectative se contentant de pencher d’un côté ou de l’autre au gré des circonstances. La Moldavie reste un pays dans lequel, pour un nombre significatif des habitants, y compris certains Moldaves de langue maternelle moldave (roumaine), l’association entre les Roumains et les fascistes est tout aussi naturelle que celle entre les Belges et les mangeurs de frittes. Paradoxale pour certains, cette situation procède d’une dynamique et s’inscrit dans une logique qui concernent un ensemble plus vaste, issu du monde soviétique, dont fait partie également la Moldavie.

Le contexte postsoviétique, qui se caractérise par la paupérisation du grand nombre, les déclassements de toutes sortes, l’absence d’emprise sur le cours des choses et de perspectives, est particulièrement propice au déploiement de la thématique antifasciste une fois conjuguée avec la nostalgie éprouvée par de larges secteurs de la population, âgée surtout, pour le mode de vie soviétique. L’antifascisme confère à cette nostalgie une dimension romantique puisqu’il renvoie à un moment héroïque du régime, la victoire remportée contre l’envahisseur nazi. Il présente l’avantage de désigner les coupables supposés de la dégradation actuelle dont la neutralisation ou l’élimination pourrait constituer une solution : pas forcément les fascistes à proprement parler, les nazis ont été écrasés, mais ceux qui semblent aller sur leurs traces, les « revanchards » nostalgiques de ceux qui ont été accusés d’avoir pactisé avec l’occupant. Enfin, vindicatif, sûr de son droit et agressif, ce discours laisse entrevoir la possibilité d’un retour aux belles années où l’Union soviétique, naguère la patrie de tous, occupait une place incontournable dans l’ordre du monde instauré après l’écrasement de l’Allemagne nazie et ses alliés.

Il convient cependant de relativiser l’impact d’un tel discours, aussi dévastateur fut-il. A regarder de plus près, des lignes de fracture apparaissent à l’intérieur de ce qui se donne à voir comme un bloc. De toute évidence, l’attractivité exercée par le discours antifasciste postsoviétique s’explique par une multitude de raisons et se traduit par des attitudes d’une grande diversité. Certains s’y attachent par habitude ou mimétisme ou encore parce qu’ils y trouvent des vertus compensatoires, d’autres y adhèrent par respect pour la tradition, par devoir de mémoire ou par conviction politique, tandis que dans de nombreux cas des calculs relevant de l’intérêt personnel peuvent intervenir. Pour les générations socialisées avant les changements de la fin des années 1980, l’emprise du battage autour de la Grande Guerre patriotique a laissé des marques indélébiles. Beaucoup ont du mal à soumettre à un examen critique la version inculquée depuis l’enfance et rabâchée ad nauseam, tandis que beaucoup parmi que ceux, assez peu nombreux, qui l’ont fait ont tendance à tomber dans l’extrême contraire en allant jusqu’à nier des faits qui relèvent du bon sens. On oublie par exemple que les recrues moldaves dans l’Armée rouge étaient souvent en première ligne et ont payé un lourd tribu en nombre de morts et blessés au cours de la poursuite de la guerre vers Berlin tandis que d’aucuns ont tendance à minimiser les abus et les crimes perpétrés par l’administration roumaine pendant l’entre-deux-guerres et les années où la Bessarabie est redevenue roumaine au cours de la guerre au nom de la lutte contre le bolchevisme. La situation est un peu différente avec les nouvelles générations. Bien que le battage médiatique n’ait jamais vraiment cessé complètement, on pouvait désormais choisir et force est de constater que nombre de citoyens moldaves sont restés fidèles à cette conception soviétique de l’antifascisme. D’aucuns l’ont fait en toute conscience, d’autres pour faire carrière dans les institutions après le retour en force du parti communiste sur la scène politique. D’autres encore, et c’est l’aspect le plus intéressant à souligner bien qu’il ne soit nouveau, se sont emparé de l’arsenal rhétorique antifasciste de type soviétique pour le mettre au service d’une tout autre cause, dans une perspective qui dépasse les querelles politiciennes, les convictions communistes, la mémoire historique ou le respect des traditions et même les considérations de carrière. Il s’agit de l’usage conscient de l’antifascisme dans l’entreprise de recomposition de l’empire. Certes, il est difficile d’établir avec précision la frontière entre ce qui relève du mimétisme, de la conviction, de l’intérêt personnel, d’une part, et ce qui s’inscrit délibérément dans la poursuite d’un tout autre but. On dispose cependant de suffisamment d’indices pour pouvoir dégager de l’antifascisme affiché les éléments qui renvoient à une stratégie délibérée, sans rapport avec les buts annoncés.

Le PCRM de Voronine est emblématique dans ce sens qu’il a longtemps couvert tous les cas de figure d’adhésion au discours antifasciste passés en revue dans les lignes qui précèdent. Son originalité résulte à la fois de la personnalité contradictoire de son dirigeant que de sa capacité d’agréger des sensibilités et des profils très différents. Tout en marquant sa baisse d’influence, les changements survenus lors des élections de novembre 2014 permettent de mettre en lumière de façon plus crue un aspect jusque-là controversé. Certes, les communistes convaincus n’étaient pas légion au sein de la clientèle du PCRM, puisqu’une grande partie de l’électorat de ce parti, plutôt âgé, situé dans les campagnes déshéritées, était sensible plutôt aux symboles rassurants, tels que la faucille et le marteau qui indiquaient une période ou l’on vivait mieux qu’aux idéaux communistes et aux stratégies censées les atteindre. Mais ils existaient, personne ne pouvait le nier, quant bien même la corruption et la versatilité faisaient autant de ravages parmi eux que dans l’ensemble de la classe politique moldave, et le discours du parti, tout droit sorti des manuels de l’époque soviétique, avait une certaine cohérence. Avec les nouveaux gagnants, les « socialistes » et autres « communistes réformateurs », un changement de taille se profile dans l’usage de l’antifascisme. Il ne relève plus seulement de la simple cuisine politique et la question des attaches idéologiques devient secondaire. Désormais, nous avons affaire à une imposture assez redoutable, le recours à l’antifascisme se révélant très efficace à deux titres. D’une part il confère une légitimité à ceux qui s’en réclament et fournit une justification à ceux d’entre eux qui éprouvent quelques réticences : il s’agit pour la Russie de retrouver la place qui lui était due en raison de sa contribution à l’instauration du nouvel ordre mondial après la défaite du fascisme. Une fois ceci posé, peu importe les moyens d’y parvenir, et les scénarios ne manquent pas, les uns plus imaginatifs que les autres. D’autre part, il constitue un moyen de mobilisation très performant entraînant un large public, fort hétéroclite, contre ceux, assimilés abusivement aux fascistes, qui risquent d’entraver la réalisation d’un tel projet.

La droite, la gauche, quelle gauche ?

Dans un pays comme la Moldavie, la bipolarisation extrême de la vie politique ainsi que la confusion découlant de l’écart entre les idéologies affichées avec aplomb et les pratiques des partis en lice ont permis à cette stratégie fondée sur le détournement de l’antifascisme de marquer des points. A priori, les deux camps sont en parfait accord pour ce qui est de la frontière qui les sépare. Les uns se disent de droite et sont accusés par les autres d’être de droite. Ceux qui se disent de gauche sont, à leur tour, accusés par leurs adversaires de droite d’être précisément de gauche. La boucle est ainsi vite bouclée, à tel point que même les journalistes étrangers qui seraient tentés de se demander si de telles catégories sont vraiment appropriées finissent par les reprendre à leur compte, en titrant sur la victoire/défaite de la gauche/droite au lendemain des élections. Tout au plus, certains reprennent en guise de précision les injures que les deux camps s’échangent fréquemment, en présentant les premiers comme apparentés à ces nationalistes roumains suspectés d’avoir sévi du temps d’Antonescu, et les seconds comme des communistes anachroniques héritiers du totalitarisme soviétique [10]. Il arrive assez souvent que des partis franchissent la ligne, les reconversions spectaculaires ne maquent pas, mais elles n’ont pas entamé pour autant l’animosité entre les deux blocs. Dans le registre des invectives, il n’y a pas toujours forcément symétrie, puisque si les communistes d’en prennent volontiers aux « soi-disant libéraux » ou aux « soi-disant démocrates », ceux qui se présentent comme libéraux ou démocrates ne vont pas traiter les premiers de « soi-disant communistes » parce qu’à leurs yeux les communistes ne sauraient être que des totalitaires, au même titre que les fascistes. Or, comme pour brouiller encore plus les repères, une des performances des communistes est d’avoir fait de l’Eglise orthodoxe, qui est sous la juridiction du Patriarcat de Moscou et de toute la Russie, le principal levier de leur influence. « As-tu oublié que plus 650 églises ont été construites pendant que j’étais Président, et que, de 17, le nombre des monastères est passé à 44 ? », rétorquait Voronine, de retour justement des Lieux saints de Jérusalem où il venait de prier comme chaque année à la veille de Noël, dans l’entretien cité plus haut à la question de savoir si on pouvait se prosterner à la fois devant Dieu et Lénine.

Il y a un point qui fait tout de même l’unanimité en Moldavie : il s’agit de l’acceptation de fait du système libéral en vigueur que personne ne s’aventure à questionner sérieusement, même si le PCRM s’est montré plus attentif aux problèmes des laissés-pour-compte, tout au moins sur le plan déclaratif, puisqu’il n’a pas apporté des solutions autres que ponctuelles. La culture politique héritée de l’époque soviétique s’est montrée inefficace dans la critique et la contestation des effets délétères du passage du capitalisme d’Etat au capitalisme privé : les privatisations abusives au profit des oligarques, le désengagement de l’Etat dans la protection des citoyens, etc. En revanche, elle a fait ses preuves dans le rejet sans nuances de tout ce qui s’inscrivait dans une tentative d’autonomisation par rapport à Moscou, ou, plus simplement, de résistance à son emprise. Les blocages des trains par des comités de femmes montées à bloc, les manifestations de rue à Tiraspol, les grandes grèves ouvrières déclenchées par les russophones, non pas en rapport avec les conditions de travail mais contre les autorités prétendument fascistes de Chişinau au lendemain de la proclamation de la souveraineté moldave ont très bien illustré cet aspect. En Moldavie comme ailleurs dans l’espace ex-soviétique on n’est pas à une surprise près : c’est une des formations de droite, le Parti libéral, de Mihai Ghimpu qui se veut encore plus à droite que le Parti libéral démocrate de Vlad Filat, qui se prononce de nos jours davantage que les partis de gauche pour un Etat social, tandis que, lorsqu’il exerçait le pouvoir, le PCRM était soutenu par de nombreux oligarques locaux, fait remarquer Florent Parmentier [11]

Les événements d’Ukraine ont quelque peu accéléré les mutations en cours, le principal événement étant le clash entre le PCRM et ses dissidents qui lui ont ravi la première place lors des législatives de novembre 2014. Dans l’état actuel des choses, le ralliement du PCRM à la coalition proeuropéenne pour la formation du nouveau gouvernement et dans la perspective des élections présidentielles par les députés fait figure d’alliance contre-nature. Il est trop tôt pour évaluer les conséquences de ce clivage à l’intérieur du bloc de gauche. L’avenir dépend en grande partie de la capacité de l’actuelle coalition proeuropéenne à la fois de se réformer, dans l’exercice du pouvoir, et de composer en fonction des nouvelles donnes concernant le bloc dit de gauche, aujourd’hui en crise. Il est difficile de faire un pronostic optimiste, malgré le fait que, depuis une dizaine d’années, on assiste a un processus qui a déjà donné des fruits sur le plan institutionnel : le pôle européen a pris le relais en quelque sorte du pôle roumain chez les libéraux qui ont été rejoints par les anciens communistes, désormais se présentant comme centristes, du Parti démocratique de Marian Lupu, affilié à l’Internationale socialiste et membre de la coalition proeuropéenne. Mais la suffisance dont ils font preuve et le déficit démocratique que tout un chacun peut constater dans leur manière de gouverner ne présage rien de bon. Le rapprochement avec l’Europe a favorisé en revanche l’émergence de nouvelles requêtes et revendications en phase avec ce qui se passe ailleurs en Europe, ainsi que d’un discours critique conséquent qui, loin des traditionnelles joutes oratoires opposant les ténors de l’échiquier politique, n’hésite pas à épingler la politique menée par la coalition proeuropéenne. Le portail Platzforma est une plateforme de ces nouvelles revendications qui transcendent les clivages classiques. http://www.platzforma.md/

De quoi sera-t-il fait le monde russe et proche de demain ? Ceux qui tiennent le haut du pavé, à commencer par Poutine et son équipe, plus populaires mais aussi imprévisibles que jamais, sont résolument tournés vers le passé et semblent y trouver leur compte, ce qui ne veut pas dire que l’histoire se répétera. Plutôt qu’à un simple retour aux régimes soviétique ou tsariste auxquels on se réfère si souvent de nos jours, c’est à quelque chose de nouveau qu’il faudra s’attendre. Une réactivation des formes démocratiques qui ont vu le jour après les réformes de Gorbatchev n’est pas à exclure bien que l’instauration d’un régime autoritaire soit davantage à craindre. Une partie des Moldaves sont partie prenante de ce mouvement qui se précise en ce moment avec le choix de l’Union eurasiatique. Tant que l’on se refuse de prendre en compte la complexité des raisons qui les motivent dans ce choix, l’autre choix, celui du modèle démocratique européen, aura peu de chances de l’emporter, même si la République de Moldavie finit par être associée formellement à l’Union européenne.

PS La tentation est grande de retourner les accusations proférées au nom de l’antifascisme contre ceux-là qui les lancent à tout va : les gars se réclamant d’Antifa qui entendent veiller à l’ordre dans les rues de Chişinau, ceux du club de motards « Loups de la nuit », envoyés faire la chasse aux manifestants en faveur de l’opposant Alexeï Navalny à Moscou, les pourfendeurs de la décadence occidentale et des minorités qui font désordre aux yeux des gardiens de la tradition et de la foi orthodoxe [12]. On peut même aller plus loin et faire remarquer que les innombrables complaintes cultivant avec succès le sentiment d’humiliation au sein des franges déshéritées de la population et excitant le désir de revanche en leur sein n’est pas sans faire penser à certaines forces politiques xénophobes et conservatrices sous des airs radicaux, tel le Front national en France, et même à Hitler et à son public dans les années 1930. Mieux vaut cependant ne pas céder à cette tentation, pour la simple raison que nous avons affaire à une stratégie qui vise l’instauration d’un régime politique de type particulier dont on ne sait pas grand-chose, qui ne manque de surprendre les observateurs, de la même façon que le fascisme a surpris lors de son apparition. Les ravages que l’on peut mettre sur le compte du fascisme historique s’expliquent en grande partie par le fait qu’il s’agissait d’une inconnue au départ.
Nicolas Trifon

Notes

[1Les armes en question leur appartenaient, ce qui est légal en Moldavie, faisaient remarquer leurs avocats le 10 mars 2015(http://omg.md/index.php?newsid=8159, en russe)

[3Dans les premières années qui ont suivi la proclamation de l’indépendance, plusieurs membres de l’Union des écrivains, des figures du mouvement national moldave, dont la poétesse Leonida Lari, se sont rapprochées du Parti Romania mare, réputé pour ses sorties antisémites. Accusés de coqueter avec ces héritiers du national-communisme de Ceauşescu, ils ont été vite discrédités. La section moldave du groupuscule roumain Noua dreapta [Nouvelle droite] est la principale représentante de l’extrême droite fasciste en République de Moldavie, les formations libérales, même les plus anticommunistes, s’alignant en matière de condamnation de l’antisémitisme et du fascisme sur les positions de leurs correspondants de l’Union européenne.
A noter que, dans l’espace roumain, les tentatives de révision critique des valeurs et des références nationalistes, parfois à caractère antisémite prononcé, conservatrices et réactionnaires, qui avaient dominé l’entre-deux-guerres n’ont pas toujours donné des résultats probants. Le domaine dans lequel des progrès ont été enregistrés, grâce au soutien financier de fondations étatsuniennes et israéliennes, est celui des informations et études portant sur les exactions commises contre les Juifs avant et pendant la dernière guerre

[4Mic dicţionar enciclopedic, Bucarest, 1986, p. 71.

[5Député d’Interfront (formation politique hostile au nouveau cours moldave) au début des années 1990, l’historien Vladimir Solonari prendra ses distances avec la version soviétique de la Seconde Guerre seulement avoir émigré aux USA où il publiera des études qui font d’ailleurs autorité en la matière (cf. « From Silence to Justification ? Moldovan Historians on the Holocaust of Bessarabian and Transnistrian Jews », dans Nationalities Papers, vol. 30 (2002), n° 2, p. 435-457.) Entre 1989 et 2004, le nombre des Juifs recensés en République de Moldavie est tombé de 65 672 à 4 867.

[6A noter que, pas plus que les Occidentaux ne cherchaient pas de minimiser le rôle de l’Armée rouge en insistant sur la Shoah, les Soviétiques ne remettaient guère en question la réalité des massacres commis contre les Juifs et rappelaient à juste titre les efforts qu’ils avaient consentis pour mettre fin à ces massacres qu’ils avaient été les premiers à dénoncer publiquement avec vigueur.

[7Cette rhétorique a hérité, à son tour, des formules qui avaient fleuri en URSS dans les années 1930 dans le cadre de la lutte de classe orchestrée par les bolcheviques contre les saboteurs, les opportunistes, les anarchistes, etc. Mais, désormais, l’ennemi extérieur, les nazis allemands, les fascistes roumains, etc., prenait le relais de l’ennemi intérieur.

[8Nikolay Koposov, « Une loi pour faire la guerre », le Débat, septembre-décembre 2014, p. 103 et 112.

[9Id. p. 107.

[10Cf. « Nationalisme, xénophobie et révisionnisme : l’autre visage de l’opposition moldave », dans Courrier des Balkans daté du 16 avril 2009 (http://balkans.courriers.info/article12675.html).

[11Où en est la gauche moldave ? sur EuroCité, think tank européen progressiste (http://www.eurocite.eu/en-gauche-moldave-retour-les-elections-novembre-2014).

[12L’actualité nous a offert un cas assez emblématique de la confusion entretenue cyniquement dans l’espace ex-soviétique en matière de fascisme/antifascisme. C’est sous l’accusation de fasciste que le militant anarchiste ukrainien Aleksandr Koltchenko, connu pour ses démêlées par le passé avec les activistes fascistes en Crimée, a été arrêté par le FSB en mai 2014 à Simféropol et emprisonné à Moscou. Cf. http://blogs.mediapart.fr/blog/vincent-presumey/241014/liberez-koltchenko.