Blog • Ce que la victoire des candidats « pro-russes » en Bulgarie et en Moldavie dit de l’Europe

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En surjouant la « menace russe », l’Occident cherchait à se rassurer lui-même sur sa propre « mission », mais à force d’agiter les fantômes de la nuit, on risque seulement de les faire apparaître pour de bon, de leur donner corps.

Deux nouveaux chefs d’État « pro-russes » élus le même jour : Igor Dodon et le général Rumen Radev vont, respectivement, présider aux destinées de la Moldavie et de la Bulgarie. A priori, la nouvelle n’aurait dû susciter qu’un médiocre intérêt : il est bien rare que les aléas de la politique bulgare ou moldave fasse vibrer les chroniqueurs de la presse internationale. Mais, après le choc de l’élection de Donald Trump, ces résultats ont été vus comme de nouveaux signes du craquement d’un monde, de l’affolant affaiblissement de l’Occident.

Moscou est-elle donc en train de reconstituer un glacis protecteur, de tailler de larges croupières à l’Union européenne, de repartir à la conquête du continent ? Les bons esprits s’inquiètent d’une irrépressible montée des « populismes », quitte à mélanger un peu vite certains concepts et quelques réalités, oubliant ainsi qu’en Bulgarie, le premier des démagogues et des populistes n’est autre que le très atlantiste Premier ministre démissionnaire Boïko Borissov, qui a érigé des murs sur les frontières de son pays, qui appelle à la haine et à la violence contre les réfugiés. Pour le reste, les véritables points communs entre Igor Dodon le Moldave et Donald Trump restent encore à trouver, tout comme les éventuelles convergences idéologiques entre Marine Le Pen et le général Radev. Que signifie cependant cette double victoire ?

Une russophilie très mesurée

Bien sûr, le contexte particulier de chacune de ces deux élections doit être rappelé. La vie politique bulgare est depuis bien longtemps rythmée par l’opposition entre un bloc russophile et un bloc occidentaliste : le clivage remonte au XIXe siècle, et il surdétermine, encore aujourd’hui, l’affrontement entre la « gauche » – c’est-à-dire le Parti socialiste bulgare (PSB), pro-russe mais aussi pro-nucléaire – et la droite, en l’occurrence le GERB de Boïko Borissov, très atlantiste et, « naturellement », partisan du Tafta et de l’exploitation du gaz de schiste.

Cette opposition, caricaturale par bien des aspects, ne doit pas faire oublier que ni le PSB ni le général-Président Radev n’entendent remettre en cause l’appartenance de la Bulgarie à l’Union européenne ou à l’Otan : leur « russophilie » a donc de sérieuses limites. Rumen Radev a certes déclaré, à propos de la Crimée, qu’il fallait tenir compte de l’avis de la population de la péninsule, mais surtout que les sanctions contre la Russie n’apportait rien de bon à personne. Il est un fait que ces sanctions n’ont pas eu, jusqu’à présent, la moindre influence sur la politique du Kremlin, tout en se révélant fort néfaste pour les économies de nombreux pays européens, par exemple pour l’agriculture bulgare. Il milite donc pour leur levée – sans remettre en cause l’ancrage européen et atlantique de son pays.

Face à cette « modération » du général Radev — déjà présenté par certains comme un « pro-russe modéré », tout comme il y avait autrefois des « nationalistes modérés » — le nouveau Président moldave Igor Dodon fait figure de radical. Il envisage en effet une remise en cause de l’Accord d’association (ASA) signé par Chișinău avec l’UE. À ce titre, le Moldave Dodon apparaît comme un adversaire des principes du libre-échange et de la mondialisation heureuse – une sorte de composite monstrueux réunissant les traits de Donald Trump, de Jean-Luc Mélenchon et des socialistes wallons hostiles au Ceta… Rappelons tout de même que l’ASA n’a, à ce jour, rien apporté de bon à la Moldavie : un accord de libre-échange entre un minuscule pays improductif et l’immense marché européen s’apparente fort à un pacte de non-agression conclu entre le chat et la souris, entre le loup et le lapin… On doit noter que si, vraiment, la Moldavie dénonçait cet accord pour se rapprocher de l’Union douanière russe, elle n’en tirerait certainement pas plus d’avantages, mais enfin, constatant l’échec des mirifiques promesses européennes, on peut comprendre que les électeurs, sans grand enthousiasme, aient envie d’essayer autre chose.

Il n’y a pas de victoire des « pro-russes », mais une défaite de l’idée européenne, en raison des échecs accumulés, des lâchetés, des promesses non tenues de l’Union…

Regretter l’échec de la candidate « pro-européenne » Maia Sandu n’a pas de sens si l’on ne fait pas l’analyse du gigantesque gâchis que représentent les années de gouvernance « pro-européenne » de la Moldavie, marquée par une corruption galopante et le fameux scandale du milliard « disparu » des banques — ce « casse du siècle » a valu à l’ancien Premier ministre « pro-européen » Vlad Filat une condamnation à neuf années de prison. Associer la perspective européenne à ces dirigeants crapuleux, aux oligarques qui mettent le pays en coupe réglée depuis un quart de siècle était la plus sûre manière de discréditer l’idée même d’Europe.

La déception des électeurs moldaves répond aussi aux hésitations de l’Union elle-même : celle-ci n’a jamais envisagé l’intégration du pays, uniquement appelé à trouver une place au sein des limbes de la « politique de voisinage », ce limes européen où l’Empire en décomposition croit pouvoir contenir alliés et fédérés…. L’UE n’a jamais offert de perspectives sérieuses et concrètes aux Moldaves, elle ne fait même plus semblant d’essayer de régler la crise de la Transnistrie. Peut-on vraiment reprocher aux électeurs moldaves d’avoir exprimé des doutes sur l’Europe ?

Il est donc beaucoup plus juste de parler, en Bulgarie comme en Moldavie, d’une perte d’attractivité de l’UE que d’une grandissante attirance de la Russie. Il n’y a pas de victoire des « pro-russes », mais une défaite de l’idée européenne, en raison des échecs accumulés, des lâchetés, des promesses non tenues de l’Union… Crier à l’arrivée de l’ours russe après avoir mis le feu à sa propre maison n’a pas beaucoup de sens.

La grande peur des pauvres

La victoire des ces candidats « eurosceptiques » s’expliquerait aussi en termes sociaux : ce seraient les catégories les plus pauvres et les moins éduquées qui, partout dans le monde, voteraient pour des candidats et des programmes « anti-système ». Tout ou presque dans cette phrase, si souvent écrite, est faux ou du moins fortement contestable : en quoi le milliardaire Donald Trump ou le général Radev, ancien commandant en chef de l’armée de l’air bulgare, seraient-ils extérieurs ou hostiles à un « système » dans lequel ils ont si bien prospéré ? Ensuite, ce ne sont pas, aux États-Unis, les plus pauvres qui ont voté pour Trump, mais certaines catégories sociales fort bien intégrées, comme les hommes blancs de la classe moyenne.

En Moldavie ou en Bulgarie, on sait aussi que les électeurs véritablement exclus n’ont pas voté pour les candidats « pro-russes ». Ces premiers exclus de la citoyenneté sont les jeunes actifs, diplômés ou non, qui ont massivement du quitter leur pays depuis deux décennies pour essayer de trouver du travail, et n’ont donc pas voté du tout : un Moldave sur deux vit à l’étranger, la Bulgarie se désertifie… Telle est le résultat direct de 25 années de « transition » vers l’économie de marché. Cette diaspora n’a, sauf exceptions, ni la possibilité ni l’envie de voter, d’accomplir un « devoir électoral » qui apparaît singulièrement vain pour ces générations sacrifiées.

Qui vote donc ? Ceux qui restent, et tout d’abord les vieux. Or ceux-ci, comme partout dans le monde, sont en Bulgarie comme en Moldavie nostalgique d’un monde qui n’est plus. Oui, la démocratie libérale version Maia Sandu ne les attire pas forcément, oui, ils sont conservateurs et sensibles aux promesses d’un homme à poigne comme Igor Dodon, voire aux galons dorés d’un général. Mais s’il n’y a presque plus que des vieux à voter, à qui la faute ?

Ce ne sont pas les pauvres qui rejettent les élites, mais les élites qui craignent et haïssent les pauvres.

Au vrai, il n’y a pas que des vieux, il y a aussi des pauvres – des très pauvres, ceux qui n’ont pas les trois sous ni le bagage culturel minimum permettant de s’engager dans l’aventure de la migration, ceux qui crèvent dans les campagnes moldaves ou les villes industrielles en déshérence des Rhodopes. Souvent, ils sont Roms, non ou mal scolarisés, parfois analphabètes. Et eux aussi peuvent être nostalgiques d’un passé mythifié, eux aussi voudraient que ça change, sans bien savoir comment. Enfin, en vérité, bien souvent, ils ne croient plus à rien, n’espèrent rien, n’ont pas la naïveté de penser que leur bulletin de vote puisse changer quoi que ce soit : du coup, ce bulletin de vote, qu’il serve au moins à quelque chose, qu’il rapporte un peu d’argent ou de nourriture… Et oui, ces très pauvres vendent toujours leurs voix à ceux qui savent les acheter. Faudrait-il donc les priver du droit de vote, comme le suggèrent depuis un certain temps déjà certains en Bulgarie ?

Les Libéraux bulgares veulent imposer le vote électronique – théoriquement pour réduire les fraudes, en réalité pour empêcher ceux qui ne savent pas lire de voter. En Roumanie, on peste aussi sur ces incultes qui votent encore pour le PSD de Victor Ponta… Haine de classe, haine de caste – des instruits contre les ignorants – haine raciale à l’encontre des Roms. Les élites ont toujours peur des « classes dangereuses ».

Au XIXe siècle, beaucoup de pays d’Europe ont connu un suffrage censitaire : il fallait payer un minimum d’impôt pour avoir le droit de voter. On estimait en effet qu’il fallait avoir du bien pour être attaché à la patrie et au bien commun, que les gueux ne pouvaient pas être citoyens. La république était celle des possédants. Aujourd’hui, la haine de classe prend un autre visage : c’est moins l’état des possessions que le bagage culturel qui importe, surtout en Europe de l’Est.

Idéalement, le droit de vote devrait donc être réservé aux électeurs de moins de 60 ans, ayant étudié à l’étranger, possédant un bon niveau d’anglais : cette démocratie réduite aux gens ayant les « facultés » requises ne pourrait porter au pouvoir que des candidats résolument progressistes et libéraux, favorables au renforcement de la construction européenne et aux droits des communautés LGBT… Au vrai, il ne s’agirait plus d’un système démocratique mais oligarchique – et si l’on fait le pari de la démocratie, il faut accepter que le peuple souverain puisse faire des choix erronés voire dangereux.

En vérité, en Bulgarie, en Moldavie, comme aux États-Unis et presque partout dans le monde, ce qui fait tragiquement défaut, c’est un projet politique crédible, capable de mobiliser les couches populaires marginalisées. Il n’est nulle part question d’un « rejet des élites » (qu’il s’agisse des élites de l’argent, du pouvoir ou du savoir), mais d’une dramatique absence de projet de transformation sociale, doublé d’un dangereux autisme de ces élites, qui croient qu’elles peuvent cultiver un entre-soi consensuel et bien pensant – que parfois les gueux viennent pourtant interrompre, faisant irruption avec la violence et la maladresse d’un vote « de protestation » (et tout le drame est qu’il soit devenu bien difficile, dans la plupart des pays d’Europe, d’émettre un vote « d’adhésion »).

L’Occident et son miroir russe

Alors que vacille la trinité supposée régler le sort de l’Europe orientale post-guerre froide – l’intégration européenne reposant elle-même sur les deux piliers de l’économie de marché et de la démocratie libérale – l’Occident aime à se rassurer en agitant un fantôme, celui de la « menace russe ». Le capitalisme autoritaire à la Poutine était parfaitement compatible avec l’ordre néo-libéral – il suffisait de passer quelques accords de bon voisinage et de partage des zones d’influence – mais cet Occident doutant de plus en plus de ses propres valeurs avait besoin, pour se rassurer, de se créer un envers monstrueux, un ennemi parfait.

L’ogre russe était idéal pour tenir ce rôle – la peur des cosaques est bien plus ancienne encore que celle des bolchéviks. Il suffisait de créer une conflictualité de relativement basse intensité, de se fabriquer un ennemi sur mesure pour se convaincre que l’on incarnait et que l’on défendait le bon camp, celui de la justice, de la démocratie, des droits fondamentaux, du progrès et d’une toujours chatoyante modernité. En face, se dressait un étrange monstre, associant des remugles de communisme aux vieux restes d’un despotisme oriental sorti du fond des âges… En face, l’Occident pouvait toujours s’imaginer porteur d’une mission universelle de « démocratisation », comme aux temps déjà lointains, disons, de la guerre du Kosovo ou des « révolutions de couleurs ».

Au vrai, la rhétorique de l’Occident, sa stratégie discursive ne consistait pas seulement à provoquer de loin l’ours russe, mais surtout à mettre en garde ceux qui se trouvaient dans ses parages : quel camp choisissez-vous ? Nous n’avons plus grand chose à vous offrir, mais vous devez choisir : êtes-vous avec nous ou contre nous ? Les pays de l’Europe médiane ou des Balkans étaient sommés de faire un choix total et définitif. Ils devaient abjurer à jamais tout commerce avec le nouveau démon russe et se donner à l’Occident comme l’on entre en religion… C’est ainsi que John Kerry parlait, en février 2014, d’une bien improbable « ligne de feu », qui aurait couru de Chișinău à Podgorica, via Skopje et Pristina.

En surjouant cette menace russe, l’Occident cherchait à masquer le fait qu’il n’avait lui-même plus rien à proposer aux pays d’Europe centrale et orientale, mais à force d’agiter les fantômes de la nuit, on risque seulement de les faire apparaître pour de bon, de leur donner corps.