Blog • Balkans, la catastrophe démographique et l’illusion du jeunisme

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Les jeunes sont-ils vraiment l’avenir des Balkans ? Pas sûr ! Depuis un quart de siècle, la région se vide de ses forces vives, les jeunes diplômés sont les premiers à s’en aller de tous les pays de la région. Le dernier qui partira n’aura qu’à éteindre la lumière derrière lui.

Le cercle et le bilboquet (gravure du XVIIe siècle, Bibliothèque municipale de Lyon)
© Wikipedia Commons

Le 8 décembre dernier, le Regional Youth Cooperation Office (RYCO) a officiellement ouvert ses portes à Tirana. L’initiative part des meilleures intentions du monde : elle vise, sur le modèle revendiqué de l’Office franco-allemand de la jeunesse (OFAJ), à favoriser des rencontres et des contacts entre les jeunes des différents pays des Balkans occidentaux, qui ont effectivement bien peu d’occasions de se connaître. Ce RYCO est le seul résultat concret du « processus de Berlin » et notamment du Sommet de Paris de juillet 2016. Or, il entretient, après tant d’autres, cette illusion qui consiste à vouloir « tout miser sur la jeunesse », alors même que les jeunes des Balkans, massivement, continuent de partir pour tenter de construire leur vie à l’étranger.

25 ans : c’est le laps de temps que les démographes retiennent pour définir une génération. Or, c’est depuis un quart de siècle, depuis l’éclatement de la Yougoslavie fédérale et la chute du régime communiste en Albanie, que l’on célèbre, annonce, espère l’avènement d’une « nouvelle » jeunesse des Balkans, enfin débarrassée des préjugés du passé, tournée vers l’avenir, résolument « européenne »…

C’est aussi un marronnier de la presse : régulièrement, des journalistes, d’ailleurs pas forcément jeunes, refont l’éternelle enquête sur « avoir 20 ans » à Sarajevo, à Pristina, à Mitrovica, à Banja Luka, à Belgrade, etc. Au vrai, la démarche repose sur un a priori optimiste : celui que les nouvelles générations tireraient des leçons des erreurs de leurs aînés, pour ne pas retomber dans les mêmes ornières. Hélas, rien n’est jamais venu confirmer cette hypothèse, et ce n’est pas parce que les jeunes des moindres villes et villages des Balkans participent naturellement à une culture globale toujours plus hégémonique qu’ils ne peuvent pas retomber inlassablement dans les haines, les peurs et les obsessions locales.

Ce sont les générations plus anciennes, nées du temps de la Yougoslavie unie, qui ont l’habitude « naturelle » du vivre-ensemble

Le calcul générationnel « optimiste » repose sur une erreur fondamentale. Ce sont les générations plus anciennes, nées du temps de la Yougoslavie unie, qui ont l’habitude « naturelle » du vivre-ensemble, qui ont voyagé « du Vardar jusqu’au Triglav », qui avaient et ont parfois encore conservé des amis dans les « autres » communautés, qui ont vibré pour les mêmes chanteurs et les mêmes équipes sportives, qui ont été les témoins atterrés de la destruction brutale de leur ancien pays commun. À l’inverse, les jeunes nés depuis 25 ans en Slovénie, en Croatie, en Macédoine comme en Serbie ont eu très peu l’occasion de voyager dans d’autres républiques, n’ont bien souvent aucun ami, aucune connaissance d’une autre communauté, d’une autre tradition religieuse… Ce sont ces générations qui ont été élevées, de Zagreb à Pristina en passant par Belgrade, dans la peur et, bien souvent, la haine des « autres ».

Depuis un quart de siècle, d’innombrables et fort coûteux programmes de « démocratisation », de Confidence Building, voire de Dealing with the Past ont été mis en œuvre, mais avec des résultats toujours bien peu convaincants : qu’importe, il s’agirait, toujours et encore, de « semer une petite graine pour l’avenir » et surtout de « miser sur les jeunes générations » ! Celles-ci, pourtant, vieillissent en suivant le chemin de leurs aînés : elles votent pour les partis nationalistes et elles s’en vont, elles continuent d’émigrer, en Allemagne, en Belgique, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, etc.

L’interminable exode

Toute une génération s’est enfuie lors de l’éclatement de l’État commun, celle qui avait 20 ans en 1990 : les jeunes hommes – Albanais du Kosovo et de Macédoine, Serbes, mais aussi Croates ou Bosniaques – sont partis parce qu’ils redoutaient d’être mobilisés, de devoir faire la guerre. Au Kosovo, le mouvement a été massif, touchant toutes les catégories sociales, tandis qu’en Serbie, ce sont plutôt les diplômés qui sont partis et qui forment désormais les cadres, souvent prospères, des diasporas de Vancouver ou de Chicago. Les guerres, notamment celle de Bosnie-Herzégovine, ont ensuite produit leurs flux énormes de réfugiés, dont beaucoup ne sont jamais revenus au pays.

Après la « miraculeuse » année démocratique 2000 et la fin des guerres, on s’attendait à des retours massifs de ces « forces vives » qui avaient quitté leurs pays. Quelques jeunes cadres sont bien revenus offrir leurs services pour construire la « nouvelle » Serbie, post-Milošević, quelques enfants de la diaspora kosovare de Suisse ou d’Allemagne ont bien tenté l’aventure du retour au pays, mais très peu sont restés. Pas plus dans un pays que dans l’autre, ils n’ont pu intégrer de manière satisfaisante les cadres de l’administration, des entreprises ou de la politique, ils n’ont pas pu lancer de projets économiques nouveaux. Au Kosovo, les investissements de la diaspora sont une arlésienne que seuls quelques cadres du ministère concerné continuent rituellement d’invoquer. Le constat est similaire en Bosnie-Herzégovine.

La question, toutefois, n’est plus de savoir combien de Serbes et de Roms vivent encore au Kosovo, d’Albanais en Macédoine ou de Croates en Bosnie : tous les pays de la région sont confrontés à la même catastrophe démographique

Malgré tout, l’exode s’était peut-être ralenti au début des années 2000, alors que la situation économique et sociale des pays de la région semblait devoir s’améliorer. Le phénomène est reparti à la hausse depuis près de dix ans, depuis que la crise mondiale de 2008 a violemment atteint les Balkans. Désormais, tout le monde part, de partout : il y a deux ans, à l’hiver 2014-2015, c’était l’exode massif des Kosovars (entre 5 et 10% de la population totale du pays sont partis, en quelques semaines, tenter leur chance en Autriche et en Allemagne). Les Bosniaques du nord du Monténégro suivirent les Kosovars, tandis que les Albanais, les Macédoniens et les Serbes partent en flot continu. Même les Croates ont pris le chemin de l’exil, mettant toutes les régions orientales du pays au péril de la désertification. L’entrée du pays dans l’Union européenne, le 1er juillet 2013, n’a pas ralenti mais accéléré le processus : depuis l’été 2015, les ressortissants croates ont librement accès au marché du travail allemand, ce qui a provoqué une vague de départ, surtout chez les jeunes diplômés ou qualifiés – l’Allemagne manquant autant de jeunes médecins que de jeunes techniciens. En Bosnie-Herzégovine, ce sont aussi les régions orientales qui se vident le plus, mais l’exode sélectif des jeunes diplômés, notamment dans le secteur médical, place déjà le pays devant de redoutables problèmes sociaux.

Dans les Balkans, les recensements de population n’ont rien d’une simple opération de statistique administrative, ce sont toujours d’intenses moments de conflictualité politique, au point que celui prévu en 2011 a été reporté jusqu’en 2013 en Bosnie-Herzégovine et n’a jamais pu être organisé en Macédoine. Mais la vraie question, toutefois, n’est plus de savoir combien de Serbes et de Roms vivent encore au Kosovo, d’Albanais en Macédoine ou de Croates en Bosnie-Herzégovine : tous les pays de la région sont désormais confrontés à la même catastrophe démographique. Natalité en berne depuis des années – même le monde albanais est en train de se rapprocher de ses voisins en la matière – mortalité en hausse relative (on mourrait plus vieux et en meilleure santé en Yougoslavie socialiste que dans les Etats qui lui ont succédés) et surtout émigration massive. Dans ces conditions, non seulement la population de tous les pays de la région stagne ou régresse – c’est dramatiquement le cas en Bosnie-Herzégovine, tout comme en Macédoine, selon les estimations (aucun recensement n’a pu avoir lieu depuis 2002) – mais elle ne cesse de vieillir.

Vieux citoyens et jeunes leaders

La volonté de tout miser sur la jeunesse n’est pas nouvelle. Certes, les artisans majeurs des premières sécessions qui mirent fin à la Yougoslavie étaient de vieux chevaux yougoslaves de retour — Milan Kučan le Slovène (né en 1941), Franjo Tuđman le Croate (1922-1999), sans parler du Macédonien Kiro Gligorov (1917-2012). En face d’eux, Slobodan Milošević (1941-2006) faisait presque figure de jeune homme, mais bien vite, le bouleversement des cadres politiques et étatiques favorise l’ascension rapide de jeunes dirigeants : on accède plus vite aux sommets du pouvoir dans des Etats nouveaux (et petits) que dans les « vieilles » démocraties. Le meilleur exemple en la matière reste celui de Milo Đukanović, devenu Premier ministre le 15 février 1991, jour de son vingt-neuvième anniversaire : en cette fin d’année 2016, il a, momentanément, renoncé à cette charge, tout en conservant la présidence du Parti démocratique des socialistes (DPS). Pour le maître du Monténégro, le pouvoir est une cure de jouvence perpétuelle.

Très vite, on a cru que cette émergence de « jeunes » dirigeants allait changer la donne, entraîner une rupture salutaire avec le « vieux » modèle socialiste et yougoslave. Il y a vingt ans, l’opposition serbe manifestait tous les jours dans les rues de Belgrade pour défendre sa victoire aux élections municipales de novembre 1996. En tête des cortèges, on retrouvait immanquablement Vesna Pešić (née en 1940), Vuk Drašković (né en 1946) et Zoran Đinđić (1952-2003) : ce dernier a été assassiné avant d’avoir eu le temps de vieillir, tandis que ses deux complices font désormais figure de « vieux sages » de la politique serbe. Un peu plus loin dans les AG étudiantes, se démenait le bouillant Čedomir Jovanović (né en 1971), qui a perdu tout le charme de sa jeunesse, et ne présente plus que le visage grimaçant d’un affairiste exploitant la mince rente de situation politique qui lui reste encore… Aleksandar Vučić est né la même année que Čeda Jovanović, mais quand celui-ci bricolait des pancartes dans les amphis de la Fac de Belgrade, l’actuel Premier ministre, alors fils spirituel de Vojislav Šešelj, était ministre de l’Information, et expliquait doctement qu’il convenait, pour un Serbe mort, de tuer cent musulmans…

Bien sûr, on le sait, le gouvernement serbe est largement composé de juvéniles faussaires, qui n’ont que des diplômes bidon

Mais regardez plutôt l’actuel gouvernement, celui que Vučić dirige si bien, en manager expérimenté : la plupart des ministres sont nés dans cette décennie des années 1970, le Premier ministre est l’un des rares à avoir franchi le seuil terrible de la quarantaine… Ces relativement jeunes gens ne sont pas, comme leur chef, des fascistes invétérés, ils n’ont jamais milité au Parti radical serbe. Ce sont des professionnels, des technocrates, formés aux meilleures et aux plus couteuses écoles étrangères. Ils n’ont rien connu du socialisme ni des luttes pour la démocratie des années 1990, ils ne regardent plus le passé mais ont le regard braqué sur l’avenir, forcément radieux, celui de l’intégration européenne de la Serbie.

Ils se placent déjà hors de l’histoire, car ceux qui marchent dans l’histoire gardent toujours un œil derrière eux, comme le rappelait Walter Benjamin, et ils trébuchent forcément, dans les chemins pierreux du réel : eux, ces technocrates post-historiques, n’ont que faire de ces hésitations, de ces doutes, leur « feuille de route » a déjà été tracée, ils la suivent, même si la route doit s’étirer à l’infini sans jamais conduire nulle part.

Bien sûr, on le sait, le gouvernement serbe est largement composé de juvéniles faussaires, qui n’ont que des diplômes bidon accordés par la douteuse Université privée Megatrend de Belgrade, dont les thèses sont des plagiats comme celle du ministre de l’Intérieur Nebojša Stefanović (né en 1976), mais cette arrivée au pouvoir de jeunes cadres dynamiques, positifs, à l’esprit enfin débarrassé des scories du passé, correspond tant aux attentes des mentors européens des Balkans que l’on préfèrera oublier ce « détail ». En vérité, les diplômes de l’Université Megatrend de Belgrade sont-ils vraiment beaucoup plus mauvais que ceux d’une quelconque business school allemande ou française ? L’essentiel n’est-il pas d’être « positif » et « résolument tourné vers l’avenir » ?

« Jeunes démocraties » et vieillards occidentaux

Le jeunisme s’étend aussi aux Etats. Dans les premiers temps de l’indépendance croate, quand la guerre faisait encore rage en Krajina et en Slavonie et que tous les excès du nationalisme étaient de mise à Zagreb, les défenseurs de la Croatie justifiaient ces dérives par la « jeunesse » de la démocratie croate. Une jeunesse perçue comme synonyme d’inévitables folies, d’un radicalisme que l’âge ferait passer… Les péchés de jeunesse seraient toujours véniels, toujours pardonnables.

Le même argument a été ressassé à propos du Kosovo, complaisamment présenté, lorsqu’il proclama son indépendance en 2008, comme « le plus jeune pays d’Europe ». La formule pouvait s’entendre en deux sens : le Kosovo avait une population d’âge moyen peu élevé, une jeunesse pléthorique, et le Kosovo était un Etat « nouveau né », un New Born State… Et, on le sait bien, les « nouveaux nés » doivent être accompagnés par de sages tuteurs dans leur longue marche vers la maturité : Eulex, ICO, l’OSCE, l’Unmik et tous les autres joujoux de l’ingéniérie internationale du State Building était là pour guider la jeune pousse kosovare. Et si quelques-uns, parmi les Kosovars, trouvaient la tutelle trop pesante, il ne faudrait y voir qu’une bien normale révolte adolescente…

Dans l’Antiquité, Hérodote croyait déjà que les Scythes formaient « la plus jeune nation du monde », tandis que Bartolomé de Las Casas ne pensait pas que les conquistadores aient découvert, outre-Atlantique, un « nouveau » monde, mais un monde ancien resté au stade d’une éternelle enfance. La « jeunesse » du Kosovo le rapprocherait de la pureté virginale de l’enfance, mais aussi de l’ingénuité de ces « grands enfants » qu’étaient les Africains dans le regard, « bienveillant » et si intéressé, de leurs colonisateurs.

Avec son argile tendre, le Kosovo devait être le Galathée d’un Occident-Pygmalion, qui a, sûrement non sans une part de sincérité, cherché à faire du « jeune » pays un modèle de démocratie moderne, de bonne gouvernance… Hélas, l’enfer est pavé de bonnes intentions, et la créature qui est ressorti du moule n’est qu’un avorton bancroche, un pseudo-Etat que l’Occident croit pourtant toujours devoir garder sous sa tutelle, un mineur éternel que l’on croit devoir « protéger » de lui-même. Quant à elle, la jeunesse « réelle » du Kosovo, celle de Pristina, de Mitrovica, de Prizren ou de la Drenica, elle fuit ce pays où elle estime n’avoir aucune chance de mener une vie digne, quitte à se casser le nez sur les murs et les barrières qu’ont dressé les « amis » occidentaux du Kosovo, pour se protéger de ces jeunes ingrats.

A quoi ressembleront dans dix ans, dans vingt ans, des Balkans vidés de leurs jeunes actifs, de leurs forces vives ?

Ils fuient, comme leurs congénères bosniens, macédoniens ou serbes, posant une question qui ne relève déjà plus de la science-fiction : à quoi ressembleront dans dix ans, dans vingt ans, des Balkans vidés de leurs jeunes actifs, de leurs forces vives ? Une réserve naturelle, où quelques indigènes maintiendront des « traditions ancestrales » dans une poignée de villages ? Et quoi, pour le reste ? Une vaste zone-tampon, un large limes protégeant le flanc sud-est d’un Occident « menacé » par l’afflux constant de migrants et de réfugiés ? Dans ces Balkans vides de demain, nul doute que l’on implantera des maisons de retraite ou des « résidences senioriales », où les vieux Occidentaux pourront trouver, à moindre coût, des conditions de (fin de) vie plus avantageuses que chez eux. L’offre existe déjà, en Croatie pour les Allemands, en Albanie pour les Italiens [1]. Au Monténégro, des villages médicalisés offre leurs services à une clientèle francophone [2]

Ce n’est pas de la science-fiction, mais une hypothèse aujourd’hui probable, même si l’histoire ne suit jamais les chemins que l’on croit pouvoir lui imposer, et si des retournements, des révolutions, se produisent toujours. Il n’en demeure pas moins certain que regarder les Balkans au seul prisme de leur « jeunesse » relève d’une étonnante erreur de perspective.

Post-scriptum optimiste : Pour ne pas terminer ce post sur une note trop noire, rappelons que les jeunes e tous les pays des Balkans se rencontrent, fort heureusement, dans leurs pays d’origine comme dans ceux de leurs nouvelles résidences, qu’ils échangent, qu’ils créent, qu’ils participent à des manifestations culturelles communes, quitte bien souvent à cultiver la nostalgie de l’ancien pays commun qu’ils n’ont pas connu — oui, la nostalgie peut aussi être l’apanage de la jeunesse. Si le RYCO peut aider ces multiples initiatives, il sera utile. C’est déjà bien important.

Retrouvez une version albanaise de ce texte « Katastrofa demografike dhe iluzioni i çunërisë në Ballkan »