Rouja Lazarova

Mausolée

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Cet hiver 2009, le lecteur français n’aura pas manqué de remarquer un joli livre crème barré d’un bandeau noir sur lequel se détache le regard bleu d’une jeune femme. Le regard tendre et intense de Rouja Lazarova qui résume à lui seul son quatrième roman.

Sorti en janvier aux éditions Flammarion, Mausolée a aussitôt attiré l’attention des critiques. Une distinction, et un gage de succès, au milieu des centaines d’œuvres littéraires qui affluent dans les librairies françaises !

« L’Histoire à fleur de mots », c’est ainsi que Le Figaro magazine qualifie le roman, « Anatomie de la peur », ajoute la chronique littéraire du Canard enchaîné, « Un vrai grand livre, un superbe roman », renchérit une journaliste du magazine Elle. Tous sont d’accord, ses meilleures pages font œuvre d’histoire en procédant à une impressionnante autopsie du totalitarisme vécu au quotidien.

« Il m’a fallu vingt ans pour écrire sur le communisme », confie l’auteur. Ce qui n’est pas étonnant surtout pour ceux qui ont vécu le régime, tant le silence y était omniprésent, un silence de plomb, une chape de mutisme coulée sur les blessures, les humiliations subies, les atteintes à la dignité ravalées et que l’on taisait même en famille ou entre amis. On mesure alors la force qu’il faut pour puiser au plus profond de soi afin de vaincre la pudeur et de se mettre à nu en brossant ce tableau tendre et intense d’une époque de souffrances qui n’en finit pas de durer.

Le tableau est complet, tout y est : les exactions du début du régime, la terreur aux aguets malgré le « dégel », les foulards bleus et rouges noués au cou des écoliers, les travaux obligatoires pour les lycéens et les étudiants, l’œil vigilant des secrétaires du Komsomol, les cours rébarbatifs de marxisme-léninisme, les beuveries au club des écrivains officiels, les privilégiés du Parti, les discriminations et le mépris des êtres, les petites et grandes rébellions, l’euphorie de la liberté tant espérée, les trahisons et les délations des dossiers secrets, le pillage des richesses et les businessmen corrompus, l’arrogance des mafieux et la pauvreté oppressante, mais aussi les étincelles de joie, de tendresse et d’amour qui raniment l’envie de vivre malgré l’étouffante réalité. Tout cela est décrit avec légèreté et drôlerie dans un style limpide, sobre et imagé.

Au cœur du roman, trois femmes. Trois femmes qui se transmettent de génération en génération la douleur de la disparition de Peter, fusillé en 1946 « en tant qu’ennemi du peuple pour avoir contribué, par ses activités de jazzman, au pourrissement de l’esprit prolétarien ». Autour d’elles des proches et des amis dont les destins se croisent, se décroisent, s’entrelacent au fil des ans.

« Leur vie se déroule dans un temps plat, sans relief, sans nuances, dans un présent qui efface le passé et l’avenir, un présent répétitif qui reproduit les histoires individuelles, les insignes, les slogans, la langue de bois »... Et qui englue dans un magma uniforme le cadre de vie constitué de « barres d’immeuble décrépies ». Dans ces cités impersonnelles qui ont éventré les vieilles rues aux maisons fleuries et qu’un autre écrivain bulgare, Petko Simeonov [1], a comparé à un univers minéral - un dédale de rocs géants où errent des milliers de petites gens. Au milieu de ces tours, un autre élément revient obstinément et en rajoute à la monotonie quotidienne, les transports urbains, les trolleys et les trams déglingués, où s’entassent des foules de voyageurs éreintés.

En filigrane, une peur gluante, paralysante, qui induit mille mécanismes de survie. Car même si la répression perd un peu de « sa superbe » initiale, la terreur veille toujours. Elle est sournoise, changeante et imprévisible. Elle frappe n’importe où, n’importe quand, arbitrairement. C’est ainsi que Sacho, l’élégant violoniste, un des célèbres bons vivants de Sofia et amateur de jazz comme Peter, sera embarqué en plein jour rue Rakovska sous les regards terrifiés des passants.

Emblème du régime, le mausolée qui abrite, dans ses effluves de formol, un corps. Celui de Gueorgui Dimitrov, « le petit père du peuple bulgare ». Erigé à un rythme stakhanoviste, le bunker trône au centre de la capitale en brisant la belle harmonie du quartier fin XIXème début XXème. Dans ses entrailles glacées, un cadavre au visage lugubre et aux mains fripées, funeste garant des « lendemains radieux ». Quelle absurdité pour un peuple chrétien, profondément attaché au respect des morts, que de lui infliger cette momie surgie d’on ne sait quel monde barbare ! Le mausolée va présider au demi-siècle de communisme pour finir maculé de graffitis et disparaître, enfin, sous les coups des bulldozers. « Mais ses couloirs souterrains sont restés, telles des racines vigoureuses enfouies dans le sol », symbole perpétuant les ravages du régime.

Malgré cet univers kafkaïen,« les Bulgares étaient chanceux comparés aux habitants des autres pays communistes. Nous avons des étés chauds qui traînassent jusqu’en octobre et la mer Noire où, à peu de frais, on pouvait passer des vacances de rêve », écrit Rouja Lazarova. Et elle raconte avec tendresse les voyages qui longent la chaîne des Balkans, l’arrivée sur la côte embaumée d’arômes iodés, les folles soirées passées au jardin maritime, les moules fraîchement arrachées aux rochers, grillées sur une tôle et dégustées sur le sable brûlant… « L’homme socialiste est doté d’une grande force d’abstraction et de ressources d’amusements inépuisables ». Quelques menus plaisirs apportent des couleurs à sa vie : un café servi dans une tasse en fine porcelaine de Limoges, des disques vinyles importés sous le manteau pour danser aux sons de la musique occidentale, un tissu original, dont on confectionne un vêtement qui change de l’ordinaire. On pourrait y ajouter la traditionnelle douceur de vivre qui persiste malgré les interdits, la silhouette mauve du mont Vitocha, les randonnées en montagne sur les sentiers odorants, la féérie des matins enneigés, les repas entre amis sous un cerisier en fleurs, milles petits bonheurs qui font aimer un pays tourmenté…

Le roman est d’autant plus captivant qu’il fait revivre l’ambiance de Sofia, qu’il ouvre les portes des appartements pour dévoiler les aspirations secrètes de leurs habitants. Ses pages exhalent le parfum des plats bulgares, le feuilleté croustillant au féta, le ragoût mijoté avec soin, les savoureux légumes farcis que l’on agrémente d’une salade chopska et de quelques verres de slivova maison. C’est aussi un roman plein de sons. En toile de fond, des airs de musique qui accompagnent les mutations du régime. Au début, les accords swingués du piano orphelin de Peter et du violon de son ami Sacho s’abîment dans les marches scandées à la gloire du Parti. Puis, la détente venant, un autre style de musique se répand, « l’estrade » bulgare, un « kitch inégalé qui tente de s’adapter aux trépidations du monde ». Parallèlement, un vent nouveau souffle de l’Occident, il déjoue la vigilance des douaniers, se faufile entre les barbelées frontaliers, électrise la jeunesse avec les rythmes des Beatles, des Pink Floyd, de Jimi Hendrix et de Janis Joplin… Des groupes se forment qui répètent en cachète dans les caves en rêvant de se produire au grand jour.

Après la chute du Mur, c’est l’époque de la techno, « dont le rythme évoque les répétions de barres dans les villes, le rythme anonyme de la marche ». Et puis, c’est le tour à la tchalga, des chansons lascives apportées par les routiers de la contrebande avec la Yougoslavie. « Une musique vulgaire à donner la nausée, et dont les paroliers sont les dignes héritiers des poètes officiels d’autrefois. Sa médiocrité a trouvé une terre fertile dans le vide postcommuniste… »

Mausolée de Rouja Lazarova fait écho à la quadrilogie d’une autre écrivaine bulgare Véra Moutaftchieva [2] qui a fait aussi œuvre d’histoire en racontant dans une langue sublime le destin de deux de femmes, épouse et fille d’un des historiens bulgares les plus érudits et novateurs, condamné à titre posthume en tant qu’ennemi du peuple. Ce « déshonneur » stigmatisera sa veuve et sa fille. Il conditionnera leur quotidien et mobilisera leur énergie de survie. Ainsi, avec dix ans d’écart, Véra et Rouja dressent toutes les deux un tableau authentique de la vie en Bulgarie en rendant hommage aux femmes bulgares, à leur dignité, leur fierté et leur dévouement.

Mausolée est un roman qui se lit d’un trait. Un livre qu’il fallait écrire sur la Bulgarie d’hier et d’aujourd’hui…

(Ralitsa Frison-Roche)