Witold Szabłowski

Les ours dansants de Bulgarie

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Qu’y a-t-il de commun entre le destin des ours dansants de Bulgarie et les États en transition de l’ancien Bloc de l’Est ? C’est à l’exploration de cette question, sous forme de métaphore et à coup de reportages, que s’essaie Witold Szabłowski, avec son dernier ouvrage Tańczące niedźwiedzie (Les ours dansants).

Par Béranger Dominici

Que reste-t-il des ours dansants de Bulgarie ? Ils faisaient autrefois partie de l’ordinaire, attraction attendue des grands boulevards et des bords de mer. On s’y réfère maintenant avec pitié, avec révolte, ou avec cette bienveillance teintée de curiosité qu’on accorde aux temps révolus.

C’est à cette « transition » qu’est consacré le dernier ouvrage de Witold Szabłowski, journaliste au quotidien polonais Gazeta Wyborcza, Les ours dansants [1].

Le mot « transition » est choisi à dessein, tant se retrouvent dans cette chronique les conflits de valeurs et les ravages sociaux propres à toute transformation. L’auteur ne s’y trompe pas, lui qui y voit une métaphore, qu’il suggère sans en figer les termes, de la transition endurée par les anciennes républiques yougoslaves ou soviétiques et les anciennes démocraties populaires au cours de la décennie 1990.

La fin des ours dansants : métaphore d’une histoire européenne

Les derniers ours dansants ont changé de vie, au milieu des journalistes, au cours de l’année 2007, sous l’impulsion d’une grande association européenne de défense des animaux, Four Paws. Cette dernière, convaincue d’avoir pour elle le sens de l’histoire (« Au XXIe siècle, au temps de l’iPhone et des fusées, il n’y a pas de place pour les ours dansants », p.40), condamne d’un bloc cette tradition « barbare » et se félicite d’avoir rendu à ces bêtes un semblant de liberté dans le parc qu’elle finance dans le sud de la Bulgarie – le « parc des ours dansants » de Belitsa, ouvert aux visites.

L’association rejette par conséquent comme autant d’affabulations les protestations des familles qui ont vécu, pendant des décennies, avec et de ces ours ; et inscrit au bilan des dommages collatéraux de la transition leur misère actuelle, conséquence de la disparition de leur travail de dresseurs d’ours. « Après tout, réplique-t-elle, il y a bien des associations de défense des droits des Rroms : ils n’ont qu’à aller voir là-bas » (p.97).

C’est en maniant l’art de la citation, qui vise à tisser des liens à la fois forts et ténus pour relier deux mondes sans les confondre, que Witold Szabłowski donne à voir, à travers ce récit, un fragment de l’histoire du continent européen. Toute la deuxième partie du livre est construite en miroir (déformant) de la première – même nombre et même intitulé de chapitres. On y retrouve, à travers une série de reportages qui nous transportent de l’Estonie à l’Albanie, en passant par l’Ukraine, la Géorgie et la Serbie, le même choc de la transition, et donc les mêmes valeurs venues d’en haut et la même injonction à « s’adapter ».

Figures de la transition

Ainsi de cette vieille femme handicapée ne pouvant plus survivre avec la seule allocation que lui verse un État devenu discret et qui croit pouvoir obtenir de l’aide en frappant à la porte de la Cour européenne des droits de l’Homme (« Mais enfin personne ne vient comme ça à la Cour : il faut lui écrire ! », p.124). Ainsi également de ce village polonais dont les habitants ont quitté leurs anciens métiers pour se glisser dans la peau de personnages inspirés de l’univers de Tolkien et animer le parc à thème qui tire l’économie de la région... On se souvient alors avoir lu, dans les premières pages du livre, le récit de Georgi Mirčev Marinov qui, son kolkhoze ayant fermé, et s’étant posé la question « mais qu’est-ce que je sais faire ? », avait naturellement répondu « je sais dresser des ours » – avant que cette réponse lui soit interdite.

La transition a aussi ses vainqueurs : ceux qui ont su tirer parti du changement de règles. On voyage aux côtés de Marek, trafiquant de voitures, qui vit entre la Pologne et l’Ukraine. On assiste au parcours « Pop Art Radovan », organisé par une agence touristique serbe, qui donne à voir le quotidien de Dragan Dabić, l’alias sous lequel Radovan Karadžić a vécu de 1996 à 2008 dans un quartier de Belgrade. Une initiative qui répond au fleurissement de produits touristiques sur le terreau de l’histoire – on apprend ainsi que la crêpe « Radovan Karadžić » (Nutella, noix, airelles) se vend bien, merci...

Les ours dansent encore

Mais l’histoire, pour qui y a laissé sa fierté et sa joie de vivre, peut aussi être un dangereux terrain de repli. Rien ne l’exprime mieux que cet entêtement à défendre Staline qu’on retrouve, sous toutes ses formes, chez les salariées du musée Staline de Gori, jusqu’à ce que tombe ce constat, brutal : « Ici, à part Staline, nous n’avons plus rien » (p.209).

Ces prises de positions, plutôt qu’une indignation un peu pressée, devraient susciter l’intérêt pour ce qu’elles révèlent – et alors la gêne peut changer de camp. Constat gênant, en effet, que celui-ci : malgré la reconnaissance de libertés fondamentales et l’instauration de la « concurrence libre et non faussée », le temps passé n’a pas tout à fait quitté les cœurs – et certains partisans de la « Yougonostalgie » (ou de ses équivalents) peuvent se montrer imperméables à toute réfutation.

Clin d’œil à l’inquiétude de Dimităr Ivanov, directeur du parc des ours dansants de Belitsa, qui ne peut cacher que malgré la liberté retrouvée, malgré tous les soins dont on les entoure, malgré même le soutien bruyant de la Fondation Brigitte Bardot, « tous les ours, ou presque, n’ont jamais cessé de danser » (p.90).