Blog • Un 9 mai à Moscou et Kumanovo : jour de victoire, jour de guerre

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Le 9 mai, la Russie a célébré avec pompes et emphase les 70 ans de la victoire de 1945. Le même jour, les tambours de la guerre faisaient à nouveau entendre leur sinistre musique en Macédoine. Le 9 mai, on fêtait aussi la « journée de l’Europe ». L’Union européenne a boudé les cérémonies de Moscou, et n’a opposé qu’un assourdissant silence aux dramatiques événements de Macédoine. À quoi servent donc les commémorations ?

La contre-marche des Comités Bosnie le 6 juin 1994 à Caen
© Jean-Arnault Dérens

Fallait-il y aller ? Fallait-il boycotter la grande parade de Moscou, les fastueuses cérémonies du « Jour de la Victoire » — cette vraie et terrible victoire de 1945 sur le fascisme ? Le débat a agité toutes les chancelleries d’Europe. Aller à Moscou ? Mais c’était faire le jeu de Poutine, avaliser le rattachement de la Crimée, apporter son appui au nouvel impérialisme russe… Les pressions n’ont pas manqué sur les « petits » Etats des Balkans. Après bien des hésitations, le président monténégrin a décidé de bouder la fête, et seuls les chefs d’Etat de Serbie et de Macédoine ont pris la route de Moscou. Certes, Gjorgje Ivanov a dû revenir dare dare au pays, mais on connaît ce bon Tomislav Nikolić, ce n’est pas lui qui va manquer un défilé ! D’ailleurs, rappelait Ivica Dačić, le ministre des Affaires étrangères, « la Serbie est un pays antifasciste », et ne manque aucune occasion de le rappeler. Elle était à Caen le 6 juin 2014, pour les 70 ans du D-Day, elle était aussi à Moscou.

Il y a vingt ans, en 1994, quand se célébrait le cinquantième anniversaire de ce D-Day, la guerre faisait rage en Bosnie-Herzégovine, et les « Comités Bosnie » de toute la France avaient organisé une manifestation, alternative aux célébrations officielles. Alors que des touristes déguisés en GI déambulaient dans les rues de la ville à la recherche de mugs et de petits drapeaux commémoratifs, les réfugiés bosniaques avaient planté les croix de carton d’un cimetière improvisé, devant la château de Caen, portant le nom des victimes de Sarajevo et d’ailleurs. Je me souviens de ce slogan, qui trônait par-dessus les têtes et les parapluies (il pleuvait beaucoup, ce jour-là, à Caen) : « la guerre en Bosnie, la fête en Normandie, la honte elle est ici ». À quoi bon célébrer le retour de la paix, quand d’autres guerres se poursuivent ? A quoi bon célébrer la « victoire contre le fascisme » quand d’autres fascismes triomphent ?

On le sait bien, une commémoration, quelle qu’elle soit, est toujours un acte éminemment politique inscrit dans le présent. Il s’agit beaucoup moins de faire mémoire , que de servir de la mémoire d’un événement pour justifier des politiques contemporaines, pour faire affichage de force et de puissance. Les commémorations ne servent jamais l’histoire, elles l’utilisent , et s’inscrivent toujours dans un agenda politique contemporain.

Le fameux « plus jamais ça », tant répété tout au long du XXe siècle, depuis la grande boucherie initiale de 14-18, n’est pas une réflexion d’historien, c’est une promesse de politicien : avec nous, après le sacrifice de nos glorieux anciens, la paix va régner. Tous les régimes politiques, celui de Poutine comme les autres, ne célèbrent jamais les victoires du passé que pour annoncer celles à venir.

La grande fête mouillée du 6 juin 1944 célébrait la seconde victoire de l’Occident : après celle sur le nazisme en 1945, c’est le communisme qui avait été vaincu. La guerre froide se soldait par une victoire par KO, qui devait même signifier la « fin de l’histoire » et l’établissement d’un règne de paix universel et perpétuel. Pourtant, la guerre qui ravageait la Bosnie-Herzégovine, en cette année 1994, portait en elle la matrice de tous les conflits à venir, du Kosovo au Donbass.

Les événements de Kumanovo marquent-ils le début d’une nouvelle guerre ? Je suis convaincu qu’ils résultent en très large part d’une mise en scène ourdie par le gouvernement de Skopje, mais la provocation est très dangereuse : on ne peut impunément jouer avec des allumettes au-dessus du baril de poudres nommé Macédoine.

Ah, rappelons d’ailleurs que ce 9 mai était aussi la « journée de l’Europe », cette Europe qui regarde depuis des années, impuissante, la Macédoine se désagréger. Ce 9 mai, les dirigeants européens, probablement tétanisés par les images de la grande parade de Moscou, ont une fois de plus « oublié » la Macédoine, même s’ils ont, comme de juste, exprimé leur « profonde préoccupation » face aux événements du week-end.

Les commémorations ne sont qu’un orviétan pour amnésiques.