Blog • Les Balkans, l’Europe et le retour du docteur Diafoirus

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Il y a des métaphores tellement belles qu’on ne saurait s’en passer. On croit les avoir oubliées au fond d’un placard, et puis un beau jour, on les retrouve et on les ressort, avec la joie que l’on a à passer de vieilles pantoufles. Les Balkans, « le grand malade de l’Europe ». Autrefois, le rôle était dévolu à l’Empire ottoman. Mais l’Europe ? Oh, mais elle va bien, elle, toujours… Quelle question ?!

Dans son dernier texte « Les Balkans ou le retour du grand malade de l’Europe », Dominique Moïsi vient d’ajouter plusieurs entrées au toujours indispensable Dictionnaire des idées reçues (Maison Bouvard, Pécuchet et successeurs) :

Balkans : foyer du nationalisme.
Européanisation : délicat processus de transsubstantiation. C’est une belle idée, même si, généralement, cela échoue.
Grèce : mauvais exemple pour les pays pauvres.
Nationalisme : maladie grave dont l’Europe est exempte mais qui touche l’une de ses périphéries, les Balkans.
Russie : mauvais exemple pour les pays pauvres (cf. Grèce, mais en beaucoup plus grave).
Union européenne : panacée universelle.

Les Balkans vont mal, l’opération « antiterroriste » de Kumanovo le prouve, et le vocabulaire hésite entre le registre de la médecine – « tout se passe comme si l’ensemble balkanique souffrait d’une maladie génétique » – et celui de l’exorcisme : la région serait toujours rongée par ses « démons internes », que de bons esprits essaient, mais sans succès, d’extirper depuis des années, en répétant la formule bien connue : « Au nom de l’Europe et de sa bonne gouvernance, nous t’en conjurons, renonce, mon frère, au mal balkanique, à l’oignon cru et aux ćevapi »…

Dans les Balkans, on ne se contente pas d’être « nationaliste », on devient tout de suite « ultranationaliste ».

Dominique Moïsi n’affirme rien, mais suggère : l’opération de Kumanovo a peut-être été monté par le pouvoir « ultranationaliste » de Skopje - il est d’ailleurs frappant de constater que dans les Balkans, on ne se contente pas d’être « nationaliste », à l’instar de politiciens bien élevés comme Mme Le Pen ou M.Farage, on devient tout de suite « ultranationaliste ». De toute manière, la « montée des nationalismes », albanais ou macédonien peu importe, est un phénomène naturel comme la montée de sève au printemps. Et, après celui des méchants Serbes, voici donc probablement venu le temps des méchants Albanais, désireux de s’agrandir « aux dépens de leurs voisins chrétiens, à commencer par le plus vulnérable d’entre eux, la Macédoine ».

Pourquoi donc cet « archaïsme » qui résiste à tous les efforts de modernisation ? L’auteur évoque un « contre-modèle grec », dont le rôle est difficile à percevoir, avant de lâcher une confondante bombe socio-économique : « Il y a un problème de gouvernance dans trop de pays des Balkans qui se traduit par un taux anormalement élevé de corruption et de chômage ». La crise mondiale ? Les privatisations sauvages ? L’illusion des investissements étrangers et des recettes néo-libérales ? La destruction des marchés agricoles locaux par l’invasion des produits européens ? L’accaparement des biens communs ? La liquidation des chantiers navals croates au nom de la « libre concurrence » ? Baliverne que tout cela ! Il n’est question que de « bonne gouvernance ». Si celle-ci est enfin appliquée, le chômage disparaîtra, les salaires augmenteront, les malades guériront, et les vieillards seront en tellement bonne santé qu’ils n’auront plus besoin de retraite et travailleront jusqu’à cent ans, le pied léger et le sourire aux lèvres…

On notera l’importance des références religieuses : Albanais « musulmans » (!), voisins « chrétiens » (« Minuit, voisins, c’est l’heure solennelle »...), et pays « majoritairement orthodoxes » travaillés par l’influence russe. Georges Corm a bien analysé comment les pseudo-arguments du « retour du religieux » ne sont qu’un pont-aux-ânes permettant d’éluder toute véritable analyse politique et géopolitique [1]. Sa lecture demeure toujours indispensable pour qui veut comprendre le monde.

Qui, sinon les stratèges européens obsédés par le dogme de la « stabilité », a fait le choix de pactiser avec les pires brigands nationalistes ?

« L’Europe est, en dépit de tout, le seul antidote efficace face aux formes les plus virulentes du nationalisme », affirme encore Dominique Moïsi. Il est permis d’en douter à regarder les puissants nationalismes, les égoïsmes étroits qui rongent les pays membres de l’UE, à commencer par la France de Manuel Valls, mais si on l’applique aux Balkans, la formule ne manque pas de surprendre.

Qui, sinon les stratèges européens obsédés par le dogme de la « stabilité », a fait le choix de pactiser avec les pires brigands nationalistes, de donner un blanc-seing aux plus corrompus des corrupteurs, en pensant ainsi acheter le calme et la paix sociale ? Qui a placé au centre du jeu politique des Aleksandar Vučić, des Milorad Dodik, des Hashim Thaçi, des Nikola Gruevski, des Ali Ahmeti — ces politiciens « responsables » qui ont mis tous les pays de la région en coupe réglée ?

Ces bandits ont su se rendre indispensables à leurs maîtres européens – ils sont supposés garantir la tranquillité de la périphérie balkanique. L’autre jour à Skopje, Arsim Zekolli usait d’une belle métaphore. Quand un Empire est en déclin, le centre croit encore contrôler ses marges, mais en réalité, ce sont les sauvages, les barbares des provinces lointaines qui ont acheté, corrompu les fonctionnaires chargés de les surveiller, qui ont déjà pris le contrôle des institutions sans que personne ne s’en rende compte.

Le texte de Dominique Moïsi s’ouvre sur cette grande interrogation : « la question des Balkans constitue-t-elle encore une menace pour l’Europe ? » Il serait beaucoup plus juste de se demander combien l’Europe, par ses éclipses, ses promesses non tenues, son égoïsme mal dissimulé, constitue une menace pour les Balkans. D’ailleurs, que l’on m’excuse, ma citation est tronquée. La question est posée ainsi : « la question des Balkans constitue-t-elle encore une menace pour l’Europe, comme cela était le cas à la veille de la Première Guerre mondiale ? » Nous y voilà donc, la Première Guerre mondiale a été causée par les « menaces » de ces sauvages balkaniques, nullement par les conflits impérialistes entre grandes puissances.

En 1914 comme aujourd’hui, l’Empire allemand, l’Empire britannique, l’Empire russe, la France étaient, chacun le sait, des parangons de vertu, des modèles de responsabilité, de modestie. Hélas, ces sages puissances ne surent pas discipliner la turbulente classe balkanique, faire taire ces Roumains, ces Serbes, ces Albanais, ces Bulgares, et le monde entier sombra dans l’horreur.

Que faire donc, puisqu’il semble toujours impossible « d’européaniser les Balkans » ? Que faire avant que ces satanés pays ne « balkanisent l’Europe » ? La seule solution réaliste et réalisable, avant même la fin du mandat de Jean-Claude Juncker, consiste à séparer ces pays du corps sain de l’Europe, d’ériger des murs, de creuser de profonds et infranchissables canaux artificiels, bref, d’établir un efficace régime de quarantaine européen. Renforçons le limes et tentons de tenir hors les gueux qui nous menacent !

Notes

[1Georges Corm, Pour une lecture profane des conflits, Paris, La Découverte, 2012.